Albanie : Expédition vers l'inconnu
Les limites du connu
Le 24 juillet 2011. Il est 13 heures. Un soleil de plomb chauffe à blanc la côte rocheuse du sud de l’Albanie, située à moins de trois kilomètres de la très touristique île grecque de Corfou. Après deux plongées, je décide de manger un peu. Ma combinaison descendue jusqu’à la taille, je m’installe sur la terrasse du restaurant construit sur la plage.
Une famille de jeunes Albanais en vacances vient s’asseoir à une table voisine. Le père, la trentaine, se tourne vers moi et m’aborde en anglais: «J’ose vous demander ce que vous faites ici?» Rapidement, je comprends qu’il est intrigué par mon ”étrange“ tenue. «Nous plongeons», je lui réponds, un peu déstabilisé par sa question. Je suis d’autant plus surpris que l’homme tient dans sa main un téléphone portable dernier cri, porte un polo sport-chic, un jean et des mocassins très tendance. Le look de l’homme moderne. «Et que voyez-vous dans l’eau?», poursuit-il, curieux. «Nous observons les fonds marins, les poissons, la végétation…» L’homme m’avoue ne connaître personne en Albanie qui pratique cette activité. Le décalage est à peine croyable, et pourtant. J’apprendrai plus tard qu’effectivement, à de très rares exceptions près, personne ne plonge en Albanie.
Un mois plus tôt, fin juin 2011. «Tu crois que c’est déjà l’Albanie?», me demande Lorraine, l’une des journalistes d’Océan 71. Nous sommes au milieu de la mer Ionienne, entre le sud de l’Italie et la Grèce. Dans l’axe de notre voilier de 12 mètres, transformé en bateau d’expédition, une chaîne de montagnes vient d’apparaître à travers la brume. Comme une forteresse naturelle imprenable, ces montagnes sauvages, presque hostiles, plongent à pic dans la mer. Une île verdoyante au relief beaucoup plus doux ne tarde pas à émerger à proximité. «Là, ça doit être Corfou!»
Cinq heures plus tard, nous engageons notre voilier dans l’étroit canal séparant naturellement la grande île grecque des côtes albanaises ; la frontière entre les deux pays se situe au milieu de ce passage de trois kilomètres de large. Je demande à Lorraine, qui est à la barre, de ne pas trop s’éloigner de Corfou. «Je ne me vois pas déjà faire face à des militaires albanais.» Les vedettes armées que j’imaginais intervenir à la moindre intrusion étrangère dans leurs eaux ne feront bien entendu jamais leur apparition. Mais, comme les milliers de plaisanciers qui, chaque été, envahissent l’île de Corfou, un sentiment désagréable d’entrer en territoire inconnu, voire dangereux, nous habitait en approchant de l’Albanie, le ”pays des aigles noirs“.
Durant nos précédentes expéditions en Méditerranée, de la Côte d’Azur à la Corse, de la Sardaigne à la Calabre, de la Sicile à l’île de Lampedusa puis à Malte, on nous avait mis plusieurs fois en garde : «L’Albanie? Vous n’y pensez pas! Ce pays était très dangereux il y a quelques années encore… j’ai lu récemment qu’il est toujours instable.» ; «Les eaux albanaises sont minées! Sur les cartes, il est indiqué que de nombreux champs de mines sous-marines toujours actives rendent la navigation périlleuse…sans compter les trafiquants et passeurs qui traversent la nuit vers l’Italie.» ; «Vous n’avez pas peur de vous faire voler votre bateau? Le pays est tellement pauvre qu’à leurs yeux vous représentez une richesse importante. Si j’étais vous, je ne quitterais pas un instant mon bateau des yeux.»
Rares sont ceux qui ont visité ce pays afin de vérifier si l’une ou l’autre de ces allégations étaient fondées. Ces mises en garde résultent de l’absence quasi totale d’information au sujet de l’Albanie. Depuis Paris, nous n’avions pu rassembler qu’un maigre guide touristique, ainsi que quelques cartes marines générales. Les images satellites de Google Earth apportaient à peine plus de précisions, datant pour la plupart de 2005. Avec si peu d’éléments précis sur notre destination, nous avions, comme jadis, le sentiment de partir «à la découverte».