La clinique de l’espoir à Lampedusa
La liberté, provisoirement
Deux jours plus tard, au petit matin.
Comme convenu avec Daniela, nous nous préparons pour être au mouillage vers midi. Le timing est serré. A 11 heures nous devons avoir fait en voilier le tour des deux criques que nous avons repérées la veille par la terre. Orientation du vent, état de la mer, clarté de l’eau, luminosité… sont autant de paramètres à prendre en compte. A midi, nous devons être en position, notre voilier ancré dans une anse, et avoir envoyé à l’équipe de Daniela la confirmation que nous sommes opérationnels. La Cala Pisana, une petite crique située à l’Est de l’île, est aujourd’hui l’endroit le plus approprié. L’eau est turquoise et cristalline. De plus, le fond sablonneux agit comme un réflecteur de lumière. Un pur bonheur pour Philippe, le photographe. « Il y a un peu moins de 10 mètres d’eau et on voit le fond ! », s’exclame-t-il depuis le pont du voilier.
A 12h30, les bénévoles chargent dans le vieux camion du centre les deux premières tortues. Au même moment, nous nous équipons pour une plongée en bouteilles. A 13 heures, je me mets à l’eau, suivi de Philippe. Nous décidons d’amarrer dans le fond de l’eau une petite bouée, afin que l’équipe de surface sache à tout moment où nous nous trouvons pour faire les images. Etant donnée notre réserve d’air, les cinq premières mises à l’eau de tortues doivent s’effectuer en un peu moins d’une heure. Sébastien, le skipper, a même pensé à prendre un minuteur qui sonnera toutes les 12 minutes, pour qu’il ait un repère temporel à bord du zodiac. Finalement, nous avons la chance d’avoir parmi les bénévoles un grand amateur d’apnée. Maurizio n’est pas né au bord de la mer mais lorsqu’il évolue dans l’eau avec son masque et ses grandes palmes, nous nous demandons vraiment s’il serait plus à l’aise avec une bouteille dans le dos. Sans effort apparent, il est capable de tenir une très grosse minute en descendant à 10 mètres de profondeur, tout en faisant des cabrioles… C’est d’autant plus impressionnant qu’il n’a besoin d’aucun poids pour se maintenir dans le fond de l’eau. Un véritable homme poisson.
En résumé, Daniela et l’équipe des bénévoles sont à terre, transférant les tortues en camion du centre à la crique ; Sébastien, Lorraine et un des bénévoles sont dans le zodiac pour amener les tortues au niveau de la bouée repère, au centre de la crique ; Maurizio attend en surface pour mettre les reptiles à l’eau et les suivre en apnée ; finalement, Philippe et moi-même sommes à mi-profondeur pour photographier les premières brasses des animaux marins.
La logistique est importante, mais l’effort en vaut la peine. Il est tellement rare en Méditerranée de pouvoir observer de près des tortues marines. L’objectif est bien entendu de les suivre pas à pas, tout en faisant attention à ne pas les entraver dans leur nouveau départ.
En un peu moins d’une heure, les mises à l’eau se succèdent parfaitement avec une coordination presque parfaite. Les gestes sont simples et efficaces. Les apnées successives de Maurizio s’enchainent à une cadence qui me laisse rêveur. Les tortues semblent dotées d’une énergie débordante, alors qu’il y a encore quelques semaines elles étaient acheminées par des pêcheurs au centre, blessées et avec toutes sortes d’hameçons, des morceaux de plastique et de fil nylon dans les intestins. A peine sont-elles sorties de leur bac plastique qu’elles déploient leurs grandes nageoires profilées et donnent des coups dans le vide essayant désespérément de toucher l’eau. Une fois immergées, ces animaux qui se déplacent si maladroitement à terre, évoluent avec une facilité et une vitesse déconcertantes. Malgré leur gueule aux traits durs, nous ressentons leur bonheur de se retrouver à nouveau dans leur élément naturel. Elles sont si rapides que Philippe n’a qu’une bonne minute pour immortaliser ce moment magique. Les plus jeunes sont tellement impatientes qu’elles nagent le plus vite possible droit devant elles, sans vraiment faire attention à l’orientation de la crique. Calmement, Maurizio les rattrape et les réoriente dans la bonne direction. Ensemble, ils reprennent leur respiration puis replongent. Un ballet magique.
Pour la sixième et dernière tortue de la journée, l’histoire est un peu différente. Celle-ci a été blessée plusieurs fois en surface par des hélices de bateaux. Ces multiples accidents lui ont sérieusement mutilé une patte avant (d’où son surnom d’“Humérus“) et paralysé la seconde moitié des deux pattes arrières. Pour l’instant, elle ne s’en sert plus que comme ailerons de stabilisation. Lorsque Daniela l’a récupérée il y a trois ans, deux possibilités s’offraient à elle : soit l’abattre, « ce qu’aurait fait beaucoup de centres de récupération », nous a-t-elle dit un peu crûment ; soit la loger, la nourrir et la faire nager toutes les semaines dans une crique en guise de rééducation. « Pour le moment, elle se fatigue très vite mais je suis certaine qu’un jour elle récupérera en grande partie la mobilité de ses membres postérieures, nous a-t-elle expliqué. Lorsque nous la nettoyons, je sens que ces pattes arrières recommencent à bouger. Le jour où elle sera prête, nous la relâcherons. »
Jusqu’à présent, «Humérus» fait figure de porte-parole de son espèce auprès des touristes qui restent la première source de revenu du centre. « Vous ne la dérangez pas, nous a assuré Daniela lorsque nous avons refait surface avec Philippe. Si c’était le cas, elle essaierait de vous mordre. Je l’ai déjà vue faire avec d’autres personnes qui l’approchaient dans l’eau. »
Sa promenade d’une demi-heure terminée, nous rangeons nos affaires, relevons l’ancre et rentrons tranquillement au port, rincés mais heureux que cette journée tant attendue se soit passée dans de telles conditions. De retour au centre, les bacs vides font planer un léger sentiment de mélancolie. « Ils vont vite se remplir à nouveau… » nous lance Daniela, un peu cynique. Un pêcheur de l’île vient de m’appeler pour me dire qu’il avait récupéré deux tortues dans son chalut, dont une d’une cinquantaine de kilos ! Quinze centimètres de fil nylon lui sortent de l’anus. Dieu seul sait dans quel état doivent être ses intestins. »
A Lampedusa, il n’y a que peu de place pour la rêverie. La nature bataille dur pour survivre. Et elle nous le rappelle toujours brutalement.