Lampedusa, un morceau d’occident en mer
Deux jours plus tôt.
Le jour est en train de se lever. Je sors avec ma tasse de café sur le pont de notre voilier d’expédition pour retrouver Lorraine qui est à la barre, émerveillée par les couleurs du soleil levant. Notre bateau glisse sur des vagues qui nous poussent avec une parfaite régularité en direction de l’île de Lampedusa, la dernière île, le dernier morceau de territoire européen émergé avant l’immense continent africain. La terre la plus proche n’est d’ailleurs pas l’Italie. Les côtes de Tunisie sont à seulement 120 kilomètres à l’Ouest de Lampedusa alors que la Sicile, elle, se trouve à plus de 200 kilomètres au Nord-Est.
L’équipe s’est relayée toute la nuit pour maintenir le cap et surveiller les alentours. Il faut dire qu’en ce mois de mai, il règne une intense activité sur zone. Un navire comme le nôtre peut d’abord croiser les nombreux bateaux de pêche qui quadrillent la mer à la recherche des bancs de thons rouges en pleine migration. Autre danger nocturne, les cages en plastique de transport des thons rouges laissées à la dérive en pleine mer par les bateaux remorqueurs qui assurent la logistique des thoniers (cf. notre dossier sur le thon rouge). Finalement, une veille attentive est nécessaire pour anticiper les embarcations des passeurs qui naviguent tous feux éteints et sur lesquels s’entassent des centaines de migrants fuyant leur pays pour atteindre à tout prix ce qu’ils considèrent comme l’Eldorado : l’Europe.
Pour compliquer encore davantage la situation, la météo ne nous a pas aidés. Les quatre jours précédents, une tempête de Nord-Ouest a balayé le centre de la Méditerranée, nous obligeant à nous abriter dans le port de la petite île italienne de Pantelleria. Dès que la tempête a commencé à faiblir, nous avons largué les amarres et mis le cap au Sud. Le premier objectif de cette expédition était de pister et retrouver les thoniers français qui capturent les thons rouges à la limite des eaux libyennes. Dans l’immense golfe de Syrthe, les eaux sont parmi les plus chaudes de Méditerranée. C’est là que les très grands thons de plus de 100 kilos viennent d’Atlantique pour se reproduire tous les ans à la même période. Pour les pêcheurs français, italiens, tunisiens, il s’agit d’une opportunité à ne pas manquer pour les capturer vivants et en quantités. En route vers les eaux libyennes, nous avons décidé de nous arrêter quelques jours dans l’île de Lampedusa. Nous voulons vérifier une information surprenante qu’un contact en France a mentionnée : il existerait sur l’île de Lampedusa un centre de chirurgie pour tortues marines.
Après 24 heures de navigation, exténués, nous atteignons finalement un rocher aride et plat, de 10 kilomètres de long, “posé” au milieu de la mer turquoise. L’unique port, situé sur la côte Sud de l’île, est en réalité un abris pour les bateaux de pêche. La plupart sont de vieux navires en bois d’une quinzaine de mètres qui pêchent en traînant derrière eux de longues lignes de nylon sur lesquelles sont accrochés des centaines d’hameçons. Leurs immatriculations nous permettent d’en déduire qu’ils sont tous italiens et viennent du continent (Campanie, Calabre, Sicile) pour capturer dans les eaux chaudes de Lampedusa des poissons qui doivent manquer au Nord.
L’unique ville de l’île s’est construite autour du port. De petites maisons blanches et couleurs pastels permettent à quelques 6000 habitants d’y vivre toute l’année. Comme dans une bourgade où tout le monde se connaît et s’observe, les locaux ne sont pas surpris lorsque nous leur demandons dans un italien plus que sommaire s’il existe vraiment une clinique de tortues marines. Sans dire un mot ou presque, tous nous pointent du doigt un grand bâtiment plat en béton à l’une des extrémités du port.
L’endroit est désert. Nous pénétrons dans une grande salle d’une centaine de mètres carrés au dallage bleu comme la mer. Au centre, dans une vitrine, trône le squelette d’une tortue marine qui a été reconstituée pour permettre de mieux comprendre l’anatomie de cet animal hors du commun. Sur les murs tout autour, des panneaux en italien expliquent les différentes espèces de tortues marines, leurs comportements, leur alimentation, leur reproduction… Finalement, nous découvrons sur une table les différents stades d’embryons de tortues marines qui baignent dans une série de bocaux remplis de formol.
Notre visite est interrompue par une grande femme aux cheveux longs et noirs qui vient de rentrer dans la salle, suivie de ses deux chiens qui jouent comme des enfants.
«Vous êtes en vacances sur l’île ?», nous demande-t-elle en italien. En quelques mots, je lui explique la raison de notre visite et l’intérêt que nous portons à son centre. Daniela Freggi n’est pas du genre à cacher ses émotions. « Vous êtes vraiment arrivés en voilier à Lampedusa ? Pour venir voir le centre ? Ce n’est pas possible ! Mais c’est merveilleux ! » s’exclame-t-elle dans un parfait français teinté d’un léger accent italien.
Daniela pousse alors une porte dans le fond de la salle et nous emmène dans une cour attenante dans laquelle s’alignent une dizaine de cuves rectangulaires en plastique à moitié remplies d’eau de mer. Dans chacune d’entre elles, une tortue marine plonge et remonte à la surface pour reprendre sa respiration.
« Ce sont les tortues en convalescence », nous explique Daniela pendant que nous nous penchons comme des enfants au dessus des bacs en plastique pour admirer les animaux. « On est obligé de les séparer car si on en mettait ne serait-ce que deux dans un bac, elles s’entretueraient. C’est l’un des traits de caractère de ces animaux marins. Elles se supportent à peine quelques minutes tous les trois ans dans une petite baie pour se reproduire. Le reste du temps, elles s’évitent “cordialement”. Ce sont de vraies solitaires. »
Daniela nous désigne alors l’un des bacs. « Depuis que nous avons ouvert le premier centre sur l’île dans les années 90, nous avons beaucoup travaillé avec les pêcheurs qui, en pleine mer, voient le plus de tortues marines, en bonne santé ou malade. Celle-ci, par exemple, a avalé un hameçon de pêche…» Effectivement, une quarantaine de centimètres de fil nylon sort de la bouche de l’animal d’une vingtaine de kilos qui ne semble pas pour autant être gêné. « C’est un pêcheur de l’île de Favignana, à l’Ouest de la Sicile, qui l’a récupérée alors qu’elle flottait à la surface. Elle a ensuite été transférée en ferry dans la ville sicilienne de Trapani. De là, elle a fait 120 kilomètres en voiture jusqu’à Porto Empedocle, puis elle a été mise dans le ferry de nuit pour finalement arriver à Lampedusa il y a trois jours. »
Je ne peux alors m’empêcher de savoir comment un animal marin comme une tortue de 20 kilos peut faire un voyage aussi important sans être baignée dans de l’eau de mer. « Ce n’est pas si compliqué, explique Daniela. Les tortues marines comme celle-ci peuvent rester plusieurs jours hors de l’eau. En Indonésie, il les mettent en cage plusieurs semaines avant de les manger. Leur peau se crevasse, elles deviennent aveugles, mais elles peuvent survivre longtemps hors de l’eau…», dit-elle franchement agacée. «Il n’y a pas besoin d’aller si loin pour voir encore ça au 21e siècle. En Egypte, par exemple, ils continuent de les manger ! »
En règle général, les gens ne voient pas vraiment l’utilité de s’intéresser à ces animaux préhistoriques à la gueule pas franchement sympathique. L’absence de données est d’ailleurs l’un des principaux problèmes des biologistes comme Daniela qui savent très clairement l’intérêt qu’il y a à les protéger à tout prix :
« Le jour où elles disparaîtront définitivement, plus personne ne pourra plus se baigner tellement il y aura de méduses dans la mer. Si les gens savaient à quel point nous en sommes proches…» ajoute-t-elle en regardant la tortue qui nage tranquillement dans son bac. En 2008 au Maroc, un peu plus de 12’000 personnes ont été hospitalisées à cause d’importantes brûlures de méduses. La même année en Espagne, quelques 4’000 personnes ont été soignées aux urgences pour les mêmes raisons. «Ces chiffres ne sont pas faciles à obtenir des autorités car elles ne veulent pas effrayer les touristes, explique Daniela. Pourtant la réalité est que les tortues marines agissent comme un véritable régulateur de la mer. Elles sont les plus importantes dévoreuses de méduses. S’il n’y a plus de tortues, ce ne seront plus quelques milliers de personnes qui seront blessées. Mais plutôt des dizaines de millions. »