La face cachée de la piraterie

L’arbre qui cache la forêt

4 Avril 2008 – La nouvelle tombe brutalement. Un voilier de luxe français de 90 mètres de long, le Ponant, a été attaqué et pris en otage au large de la Somalie par des hommes en guenilles, armés de Kalachnikovs. Ils ont abordé par surprise le grand trois mâts blanc sur de minuscules embarcations de pêche et ont pris le contrôle de la passerelle en quelques minutes. En France, c’est la stupeur. Le Président de la République intervient en mobilisant rapidement l’armée. Une opération de grande ampleur, impliquant quatre navires de guerre, des hélicoptères et les forces spéciales françaises est mise sur pieds en quelques jours. L’affaire prend de telles proportions qu’elle fait la une des médias du monde entier en quelques jours. Le spectre de la grande piraterie d’antan resurgit soudain devant les côtes africaines.

Ce n’est pourtant qu’un début. Le 2 septembre 2008, nouvelle prise d’otage médiatisée. Cette fois, un couple de Français est attaqué à bord de leur voilier de plaisance de 15 mètres, le Carré d’As IV. Ils seront libérés deux semaines plus tard grâce à l’intervention des forces spéciales françaises.

Douze jours plus tard, des pirates tirent cinq roquettes sur un thonier français de 85 mètres de long, le Drennec, qui réussit miraculeusement à éviter les tirs et à semer ses poursuivants.

La ranson du Faina est larguée à l'aide de parachutes depuis un hélicoptère © US NavyMoins de dix jours plus tard, c’est au tour du Faina, un cargo de 152 mètres de long battant pavillon de Bélize et opéré par une société ukrainienne, de se faire brutalement arraisonner. Dans les cales de l’imposant navire de commerce, les assaillants découvrent 33 chars d’assaut de fabrication soviétique, des caisses remplies de roquettes anti-chars et anti-aériennes, des munitions… un arsenal de guerre officiellement envoyé à Mombasa au Kenya, mais qui était en réalité à destination du Sud-Soudan. Le Faina sera libéré moyennant le versement d’une rançon estimée à plusieurs dizaines de millions de dollars.Dans les cales du Faina, les pirates découvrent des chars d'assaut de fabrication soviétique © US Navy

Moins d’un mois plus tard, en novembre 2008, le super-pétrolier Sirius Star, en provenance d’Arabie saoudite et transportant quelques 300 000 tonnes de pétrole brut, est détourné par des «pirates somaliens». Il sera libéré contre une rançon estimée à plusieurs millions de dollars…

A chacune de ces attaques, les chefs d’Etats du monde occidental réagissent unanimement : «Il est dans l’intérêt général d’empêcher la prolifération de la piraterie dans l’océan Indien. Il faut à tout prix protéger nos marins et nos navires des attaques pirates ; les intérêts nationaux sont en jeu !»

Depuis le 19e siècle, la grande piraterie semblait avoir été complètement éradiquée. Les spécialistes ne dénombraient que quelques attaques isolées dans de lointains archipels asiatiques contre des navires de commerce. Mais en ce début de 21e siècle, la piraterie maritime est réapparue avec fracas au large de la corne de l’Afrique. Une réalité d’autant plus spectaculaire qu’elle frappe indistinctement tous les types de navires (commerce, pêche, croisière et plaisance) et toutes les nationalités. A entendre nos dirigeants, il s’agirait d’une déclaration de guerre contre le monde occidental et son système commercial.

La rançon du Sirius Star larguée par les airs © US NavyTrès vite, les responsables de ces «crimes odieux» sont identifiés par les politiques et les experts maritimes. Il s’agit de «Somaliens que la décomposition du pays depuis 1991 a désespérés au point de s’être organisés en bandes criminelles» pour partir en mer rançonner les navires occidentaux qui transitent dans les deux sens entre l’Europe et l’Asie. La côte somalienne, «infestée de petits villages de pirates», est décrite comme une fourmilière de criminels prêts à risquer leur vie en mer pour dépouiller les occidentaux. L’histoire semble écrite d’avance. Pourtant, c’est rater l’essentiel.

Interrogés lors de leurs procès en Europe ou aux Etats-Unis, ceux qui sont appelés les «pirates somaliens» admettent souvent que la famine, la pauvreté et la déliquescence des institutions de leur pays les ont poussés à commettre les crimes qui leur sont reprochés. Mais leur histoire ne s’arrête pas là. Ces hommes racontent aussi que d’immenses navires de pêche occidentaux sont venus piller en toute impunité les réserves de poissons le long de la côte somalienne, que de nombreux pêcheurs locaux ne sont jamais revenus de leur sortie en mer. Certains vont même jusqu’à dire que de puissantes nations ont profité pendant des dizaines d’années de l’absence de contrôle et d’autorité pour venir couler d’importantes quantités de déchets toxiques au large de leurs côtes ; d’étranges bidons remonteraient des années plus tard sur les plages somaliennes lors des fortes tempêtes et des tsunamis.

Passés les fantasmes de l’image d’Epinal, le sujet de la piraterie moderne devient alors bien plus intéressant. Passionnant même. C’est à partir de là que j’ai commencé à creuser le sujet, à m’intéresser avec d’autres membres de l’équipe d’OCEAN71 Magazine aux véritables causes de la piraterie moderne, à sa lutte armée et à l’immense système économique qui s’est tissé lentement et discrètement autour du phénomène surmédiatisé.Un contrôle de routine dans le golfe d'Aden pour les militaires américains qui doivent faire la distinction entre pêcheurs et pirates © US Navy

Ce que vous allez découvrir au fil des chapitres qui vont être publiés dans ce dossier va vous surprendre, car il ne s’agit pas de prime abord d’informations liées directement à la piraterie. Ce ne sont pas non plus des informations divulguées au grand public. Pourtant elles permettent de relier les points entre eux ; de mieux comprendre la situation dans son ensemble.

OCEAN71 Magazine s’est penché sur la pêche très lucrative du thon jaune dans l’océan Indien, celui que l’on achète en boîtes de conserve dans le monde entier et qui représente l’un des aliments les plus nutritifs de notre planète. Notre dossier s’intéresse aussi au transport maritime, devenu l’une des clés de voute des économies occidentales, ainsi qu’à notre gestion des déchets les plus problématiques puisque toxiques. Finalement, nous nous sommes penchés sur la lutte armée, officielle et officieuse, censée faire disparaître la piraterie des mers. Pourtant, il est très peu probable qu’elle disparaisse un jour. Aujourd’hui, ce qui nous est présenté comme un fléau moderne est devenu en réalité un business très lucratif, créant des emplois, générant de très importantes quantités d’argent et rapportant à tous, à tous les échelons… sauf aux consommateurs.

Au fil de cette enquête, nous avons découvert que rien n’est tout blanc ou tout noir. Les nuances de gris prédominent. Les pirates ne sont pas forcément les «méchants» que l’on essaie de nous dépeindre ; les «gentils» ne sont pas non plus ceux auxquels on aurait tendance à penser en premier lieu.

Une image d'une vidéo montrant les tirs d'un garde armé privé face à l'approche d'une embarcation légère de pirates somalien. La question reste de savoir si ces violents accrochages sont enregistrés © DRDepuis plusieurs mois, nos gouvernements se félicitent d’une disparition presque totale de la piraterie, dite «somalienne», dans l’océan Indien. Mais est-ce vraiment le cas ? Qui sont les témoins de cette guerre silencieuse qui se déroule dans le plus grand secret, en haute mer ?

C’est un témoignage unique justement que nous vous proposons de lire dans le prochain chapitre. Celui de Chloé Lemaçon, prise en otage avec son mari, leur fils et des amis, alors qu’ils naviguaient à bord de leur voilier Tanit hors de la zone de danger des pirates somaliens. Du moins c’est ce qu’ils pensaient. Une histoire à l’issue tragique, puisque Florent Lemaçon perdit la vie durant l’assaut mené par les forces spéciales françaises. Le témoignage de Chloé Lemaçon est fort car il nous plonge au coeur du problème de la piraterie moderne : notre société et ses nombreuses contradictions.

Photo de Couverture du dossier de U.S. Navy 2nd Class Ja’lon A. Rhinehart

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