La conquête des Sargasses

Une mer de légendes

Juin 1492, port de Palos, Andalousie.

Au petit matin, le regard dans le vague tourné vers le port, le vieux Pedro Vazquez de la Frontera est plongé dans ses souvenirs. Il vient de passer la nuit à raconter ses aventures passées au milieu de l’Atlantique à deux ambitieux navigateurs : Christophe Colomb et Martin Pinzon. Les deux navigateurs s’apprêtent à partir pour les Indes, et commencent à recruter leur équipage.

Pinzon et son frère doivent commander la Pinta et la Nina, les deux caravelles de l’expédition. Colomb sera lui à la barre du navire amiral : la Santa Maria, une nef de 25 mètres de long. Martin Pinzon connaît du beau monde à Palos et a déjà écumé les mers. Mais les deux acolytes manquent encore de précieuses informations pour le voyage ambitieux qu’ils s’apprêtent à faire. La veille au soir, dans une petite taverne d’une ruelle sombre de la ville, ils ont fait une rencontre qui allait tout changer.

Christophe Colomb et Martin Pinzon arpentent le port de Palos à la recherche de ce vieux roublard Pedro Vazquez de la Frontera © Antoine Bugeon / OCEAN71 Magazine

Des effluves d’huile d’olive et de vinasse flottent dans la salle. Quelques matelots sont en train de boire leur solde. Pedro Vazquez de la Frontera est assis seul, dans un coin sombre de la pièce. Il ne vient pas des bas-fonds mais il aime cette ambiance crasseuse et rude qui lui rappelle ses jeunes années. Il a sillonné les mers avec le fameux navigateur portugais Diogo de Teive. Colomb et Pinzon s’invitent à sa table. Ils entreprennent l’homme dont ils savent que les connaissances peuvent s’avérer précieuses. Le vieux Pedro, le visage buriné par le temps et les expéditions, crache et et se met à conter de sa voix grave : «C’était en l’an de grâce 1452. Diogo de Teive, capitaine de caravelle était missionné par Henri le Navigateur pour aller à la recherche de l’île d’Antilla qui doit se trouver quelque part au-delà des Açores. On raconte que sept moines et leurs fidèles s’étaient réfugiés sur ce bout de terre au moment où les Maures avaient conquis la péninsule ibérique. Moi, je rêvais jour et nuit de cette île dont on disait que les habitants vivaient comblés de plaisirs de toute sorte. Ay Cabron! J’en rêve encore…

J’avais à peine 20 ans. Nous avions d’abord fait escale à Faial aux Açores un soir d’été. Puis nous avons mis le cap vers le sud-ouest, le cœur rempli de l’espoir de trouver ce paradis. Après une centaine de lieues que nous avons parcouru, courant tribord amure, toutes voiles dehors, les vents sont tombés, la mer s’est calmée. La chaleur était moite, étouffante. Alors que nous étions sous voiles à très faible allure depuis deux jours, Diogo, à la longue-vue, découvrit un spectacle étonnant. Ce n’était pas Antilla qui se trouvait devant nous mais une masse épaisse et brunâtre qui semblait recouvrir la mer. Nous avons avancé prudemment dans cette direction. Peu à peu se dessinaient des algues, des milliers d’algues à perte de vue. On ne distinguait plus la surface de l’eau. Nous nous y sommes enfoncés avec difficulté, le navire était presque à l’arrêt. Nous étions comme prisonniers de cette masse. Ici et là on apercevait des morceaux d’arbres flottants, de bois divers. La caravelle encalminée, les voiles amenées. Les heures semblaient interminables. Nous avons poursuivi notre notre route durant plusieurs semaines, dans ce magma étrange, cherchant Antilla. Mais rien. Nous avons alors décidé de dérouter vers le Nord-Est pour récupérer un peu de vent. Peu à peu, la couverture d’algues s’est étiolée, laissant ici et là quelques radeaux isolés, qui ont fini par disparaitre complètement. 150 lieues plus loin, guidés par les oiseaux, nous avons reconnu deux autres îles, Corvo et Flores. Nous étions de nouveau aux Açores.»Colomb, Pinzon et Vazquez de la Frontera s'encanaillent dans un bouge du Port de Palos © Antoine Bugeon / OCEAN 71 Magazine

Le vieux marque un temps d’arrêt, perdu dans ses pensées. Il murmure:
 «Ne fuyez pas devant ces prairies d’algues, mes amis! …Antilla doit être là-bas, oui… elle doit-être par là…».

Quelques mois plus tard, en septembre, Colomb et Pinzon se retrouvent eux-mêmes au cœur de ce qu’on appelle maintenant la mer des Sargasses, telle que décrite par le vieux Pedro. Il leur faudra trois semaines pour la traverser. Trois semaines durant lesquelles la tension va monter chez les marins. L’horizon est désespérément plat. Pas la moindre île en vue. Des algues qui flottent, menaçantes, semblant vouloir engloutir les navires. Et ce vent qui ne se lève pas. Les marins n’ont plus confiance. Au début du mois d’octobre une mutinerie naissante sera maîtrisée de peu.

Comme tous les navigateurs qui les ont précédés dans cette zone, ils caressent l’espoir d’arriver près des côtes, pensant que ces algues ont été arrachées et amenées par quelques tempêtes ou courants. Une arrivée qui n’en finit pas. Certains marins, moins optimistes, imaginent être sur une zone de haut-fond. Les algues proviendraient des nombreuses épaves gisant dans les profondeurs…

Cette fois, les deux caravelles et la caraque du voyage de Colomb, après avoir bifurqué vers l’ouest-sud-ouest, finiront par atteindre le 12 octobre 1492 une île du continent américain, située dans l’actuel archipel des Bahamas. Les indiens Caraïbes qui y vivaient la nommaient « Guanahani ».

De nombreux mythes entourent la mer des Sargasses. Une légende raconte que certains navires auraient ainsi erré durant des mois dans cette zone de non-vent, prisonniers des algues, manquant de vivres et revenant toujours à leur point de départ, comme condamnés à tourner en rond éternellement, loin de toute terre.

Jules Verne, dans « 20’000 lieues sous les mers », la décrit ainsi : «telle était cette région que le Nautilus visitait en ce moment, une prairie véritable, un tapis serré d’algues, de fucus natans, de raisins du tropique, si épais, si compact, que l’étrave d’un bâtiment ne l’eut pas déchiré sans peine.»

Aujourd’hui la mer des Sargasses est définie comme la seule mer sans rivages. Située entre le 20 et 35° de latitude Nord et le 30 et 70° de longitude Ouest. Loin des peurs qu’elle a longtemps inspirées aux navigateurs, elle est désormais considérée comme un haut-lieu de la biodiversité. Un lieu à protéger. Un lieu méconnu qui n’a pas encore révélé tous ses secrets.

Photo de couverture : © Franck Mazéas

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