La conquête des Sargasses

Comment faire face au désastre ?

Les écoliers rebroussent chemin ce 10 octobre 2014. Nous sommes au Robert, en Martinique. Un arrêté municipal déclare les établissements scolaires fermés «en raison des émanations de gaz issues des algues sargasses». Ici, même les jeunes élèves savent que H2S désigne le sulfure d’hydrogène. L’acronyme est sur toutes les lèvres en cette période de crise. Une institutrice raconte que ce n’est pas la première fois que les écoles sont évacuées. Un peu plus loin, le responsable du club de Kayak local ne sait plus quoi faire face à l’invasion de Sargasses sur la plage où il travaille. La mise à l’eau relève de l’exploit, et la baignade est peu engageante et déconseillée. En métropole, des touristes annulent leur séjour craignant de ne pouvoir profiter des plages paradisiaques qui les font tant rêver…

Une balade en kayak peu ragoûtante © Laura  Moreau

Didier Roux, responsable du Service Santé et Environnement de l’Agence Régionale de la Santé (ARS) en Guadeloupe explique : «L’échouage doit être considéré comme un phénomène naturel mais avec une ampleur exceptionnelle. Les végétaux rentrent dans un processus de fermentation qui dure un peu moins d’une semaine selon les conditions météorologiques. Trois gaz principaux vont se dégager: 49.7% de méthane, qui est non-toxique et sans odeur, 49.7% d’ammoniaque, non-toxique lui-aussi, et 0.6% d’hydrogène sulfuré. Ce gaz est très nocif, même à faible concentration, il est agressif pour les yeux, le nez et dégage une odeur d’œuf pourri.»

Dans la rue s’accumulent réfrigérateurs, fours micro-ondes, et toutes sortes d’objets électro-ménagers. Didier Roux poursuit : «Le H2S a même des effets sur les appareils électriques: il est gourmand en cuivre, en argent et en divers métaux qui composent les circuits imprimés. Résultat, à proximité des sites d’échouage, tout tombe en panne! Au début, les assurances prenaient en charge le renouvellement du matériel, mais désormais elles refusent d’indemniser les gens». Chaque semaine, le personnel de l’ARS réalise 54 points de mesure en Guadeloupe grâce à des détecteurs spéciaux dans des zones habitées ou proches des lieux publics. Les résultats sont transmis à la préfecture. En cas d’échouage, l’ARS contacte les mairies pour une demande d’enlèvement. «Le maximum de concentration tolérable pour une personne est de 10-12 ppm (partie par million, ndlr), c’est dangereux au-delà de 40 ppm. Aux Antilles françaises, les mesures moyennes tournent autour de 5 ou 6 ppm. Bien que l’on soit en dessous des seuils qui provoquent des maladies, les habitants vont parfois jusqu’à déménager tant la gêne est insupportable.»

Un détecteur permettant de mesurer le taux de H2S, ici largement supérieur à la concentration tolérable par une personne de 10-12 © Didier RouxQuant à considérer les échouages de Sargasses comme une catastrophe naturelle, il n’y a qu’un pas rapidement franchi: «L’Etat français a été clair: ces échouages ne correspondent pas aux critères requis puisque l’évènement est régulier et non pas soudain», avance encore le scientifique. Les habitants de Capesterre à Marie-Galante, une commune particulièrement touchée en 2015, ont lancé une pétition visant à faire reconnaître l’état de catastrophe naturelle que traverse leur localité, mais pour l’instant, aucune suite n’a été donnée à leurs revendications.

D’après le biologiste Franck Mazéas, il y aurait pour les Antilles françaises un peu de moins de 100’000 tonnes d’algues qui s’échouent par an. Mais cette masse reste difficile à évaluer. Pour Didier Roux, les quantités de Sargasses qui touchent les côtes chaque année aux Antilles françaises sont bien supérieures à la quantité d’algues vertes qui s’échouent sur une même période en Bretagne.

Quoiqu’il en soit, l’ARS propose les solutions qu’elle peut aux populations, rappelle son responsable: «Les victimes ont la possibilité de nous contacter via une plate-forme téléphonique pour signaler tout désagrément provoqué par les Sargasses. Nous nous déplaçons à leur domicile si besoin pour mener une enquête. On travaille également avec un réseau de médecins sentinelles qui nous signalent les pathologies liées aux algues. Notre système de surveillance est efficace. Difficile de faire plus. La meilleure solution reste le ramassage. C’est un combat quotidien… »

Des chantiers bénévoles ont eu lieu les premières années, impliquant les habitants tant que les concentrations d’algues étaient inférieures à 5 ppm. Mais cette solution n’a évidemment rien de durable. Il aura fallu attendre la visite de Ségolène Royal, ministre de l’écologie et de François Hollande, président de la République, en mai 2015 pour que des assurances et des crédits supplémentaires soient débloqués afin de soutenir les opérations de ramassage des algues.

Une des mesures concrètes est la mise en place des «brigades vertes». Ces dernières se composent de personnel embauché sur des crédits d’Etat à 90% et de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) à 10%. Ainsi, depuis novembre 2015, des groupes d’une dizaine de personnes arpentent régulièrement les zones d’échouages. Equipés de gants, masques, et bottes, ils utilisent pelles et râteaux pour ramasser les algues et remplissent des brouettes de Sargasses. Plus de 100 nettoyeurs ont été recrutés en Guadeloupe pour le nettoyage manuel des plages, plus respectueux de l’environnement qu’un ramassage mécanique. 
Cette petite armée semble pourtant dérisoire face l’ampleur du phénomène. Le travail est physique et psychologiquement éprouvant car parfois les algues reviennent là où la veille les brigadiers avaient fait place nette…

Un uniforme jaune pour des brigadiers verts © Didier Roux

Quand les quantités sont trop importantes, des «cannopeurs» (utilisés à l’origine pour récupérer la canne à sucre coupée), des pelleteuses et des camions sont utilisés. Les cannopeurs sont très maniables et assez larges pour limiter l’impact sur les sols, mais ces moyens restent limités. Les lieux d’échouages sont rarement adaptés aux passages de tels engins et la mécanisation reste destructrice: elle déstructure le profil des plages et empiète sur les zones de nidification des tortues.

Reste encore la problématique du stockage. Que faire de toutes ces algues ramassées ? «Le haut conseil de la santé publique préconise d’épandre les Sargasses en couches minces de 10 à 15cm d’épaisseur, ce qui permet une oxydation et non pas une fermentation de la masse, précise Didier Roux. Il faut trouver suffisamment de terrains en arrière plage pour que ce ne soit pas trop coûteux au niveau du transport. En quatre jours, ces couches sèchent et n’ont alors plus de risque de putréfaction, ni d’émanation gazeuse nocive. La tâche est fastidieuse, mais on briefe les équipes pour que les algues soient étalées et non déversées en tas …auquel cas, les habitations alentours sont tout autant incommodées.»

Les îles seront-elles assez grandes pour accueillir ce stock d’algues? Le chantier paraît titanesque, dépassant l’échelle humaine. Sur les plages du Golfe de Guinée, les villageois s’organisent également pour le ramassage. Des ONG environnementales locales déplorent le fait que ces zones repoussantes deviennent parfois d’immenses décharges à ciel ouvert.
Au-delà des populations, le phénomène influence aussi fortement la faune et la flore. «Les mangroves sont envahies, Les herbiers blanchissent, les baies deviennent anoxiques et les couches épaisses de Sargasses empêchent les coraux de faire la photosynthèse», analyse la chercheuse au CNRS Valérie Stiger-Pouvreau.
Tout l’écosystème subit le déséquilibre : «On voit même les conséquences sur les racines de cocotiers qui meurent, ne supportant par l’acidité du milieu provoquée par les dégagement de H2S», rajoute Didier Roux.

Damien Chevallier est ingénieur de recherche au CNRS et spécialiste des tortues marines: «Les échouages de Sargasses sont problématiques à différents stades de vie des tortues et impactent grandement leurs populations. A Yalimapo, l’un de nos sites d’étude en Guyane, on observe près de 200 tortues qui viennent pondre chaque nuit en saison. Lorsque la plage est envahie de Sargasses, on passe parfois de 200 à … une seule tortue qui vient pondre! Nos études ont démontré que certaines tortues étaient liées à un site de ponte, si elles ne peuvent y déposer leurs œufs, ce qui est le cas lorsqu’il y a un tapis de Sargasses, il arrive qu’elles pondent dans l’eau. Les œufs sont alors condamnés.»

Les Sargasses se mêlent à la mangrove © Laura Moreau

Pour celles qui sont à l’abri d’un nid, il suffit qu’un échouage ait lieu entre la ponte et l’éclosion et les «émergences», ces jeunes tortues qui sortent de l’œuf, sont prises au piège sous un tas de Sargasses et se retrouvent condamnées elles aussi.
A la Barbade, récemment, une quarantaine de tortues adultes et juvéniles ont été retrouvées mortes en tentant de quitter les sites de nidification, piégées et asphyxiées par les Sargasses. De la Guyane au Mexique, toute l’Amérique centrale est touchée. Ce constat a été établi depuis 2011. Les années 2014 et 2015 ont été les les plus violentes, avec un fort impact sur la chute démographique. Aux Antilles, les tortues vertes et imbriquées semblent les plus touchées. «Si on ajoute encore les problèmes de pêche illégale et de pollution, on peut craindre vraiment pour l’avenir de ces espèces», se désole Damien Chevallier.

 En Guyane la solution pourrait passer par la mise en place d’écloseries, poursuit le chercheur: «Il faudrait alors récupérer les œufs pour relâcher ensuite ces juvéniles en mer. Cela demande une logistique et une infrastructure conséquentes, mais je suis confiant concernant d’éventuels déblocages de fonds. Il en va de l’avenir de ces espèces.»

Le bilan est certainement le même pour chacune des îles de l’arc Antillais. Tous les pays n’ont pas les moyens financiers des Français ou des Américains pour développer des solutions, mais une coopération internationale se met en place pour lutter conjointement contre le phénomène. La convention de Carthagena (Colombie), signée en 1983 et portée par leProgramme des Nations Unies pour l’Environnement (UNEP) se doit de veiller à la protection et à la mise en valeur du milieu marin dans les Caraïbes. «En décembre 2014, l’envahissement des Sargasses a été inscrit au programme de travail 2015-2016 du protocole pour les espaces et les espèces spécialement protégées des Caraïbes (SPAW)» précise le site de la DEAL.

En Août 2015, à la Barbade, le vice-chancelier de l’Université des West Indies, Hilary Beckles, a estimé que le nettoyage des côtes antillaises nécessiterait plus de 100 millions d’euros et l’intervention de 100’000 personnes…Il a lancé un appel pour créer la Sargassum Emergency Agency. Aucun Etat n’a donné de suite à ce projet pour l’instant. Du côté du Golfe de Guinée, avec le contexte politique des pays concernés, on devine que la difficulté est accrue.

De son côté, Damien Chevallier ne mâche pas ses mot : «Il est urgent qu’il y ait une entente au niveau international, qui inclurait le Brésil, pour trouver des solutions communes face à un fléau qui a un impact énorme sur la santé, l’écologie et l’économie. Cela peut sembler utopique, mais pour moi il faut régler le problème à la source. Le Brésil doit prendre des engagements face à la communauté internationale. Pour autant, il ne faut pas occulter les solutions de valorisation ni l’étude des impacts positifs des Sargasses en mer.» Il faut s’adapter à cette nouvelle situation plutôt que de lutter contre ses conséquences insistent les scientifiques que nous avons rencontrés.

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