Piège en haute mer

L’arme secrète des Américains

Ellison met en échec Bertarelli. Galvanisé par sa victoire devant les tribunaux, l’Américain annonce dans la foulée son arme redoutable pour le duel, développée en secret depuis plusieurs mois près de Seattle : un trimaran aux dimensions exceptionnelles. Le géant de carbone noir mesure 27 mètres de long, 27 mètres de large pour un mât de 55 mètres de haut. Il s’agit ni plus ni moins des plus grandes dimensions autorisées par le Deed of Gift de 1852. Le voilier hors-norme pèse à peine six tonnes (contre les 25 tonnes des monocoques traditionnels…) !

Bluffé, Bertarelli ne s’avoue pas vaincu. A New York, ses avocats attaquent bec et ongle chaque argument des Américains qui souhaitent que le duel se déroule rapidement. Officiellement, pour revenir à une compétition normale avec les autres équipes. Officieusement, selon plusieurs spécialistes de l’America’s Cup, pour coincer l’équipe suisse qui n’est pas encore prête à se défendre. Du moins, c’est ce que tout le monde croit.

Pour marquer les esprits, Bertarelli organise un transport spectaculaire par les airs de son catamaran géant, Alinghi 5 © Stefano Gattini / Alinghi

Les ingénieurs suisses ne partent pas d’une feuille blanche. Depuis de nombreuses années, l’équipe de Bertarelli pratique des courses acharnées sur le Lac Léman à bord de petits multicoques extrêmement rapides qu’ils connaissent bien. En un temps record, Bertarelli réussit à faire construire à Villeneuve un catamaran aux dimensions toutes aussi folles que le trimaran des Américains. L’engin est mis à l’eau sur le Lac Léman début août 2009.

Pour l’occasion, Bertarelli veut marquer le coup et montrer à Ellison de quoi il est capable. Au lendemain de la fête nationale suisse, il organise un transport spectaculaire en hélicoptère de son géant de carbone au-dessus des Alpes pour rejoindre Gênes. La ville méditerranéenne n’est qu’une étape. Le bateau repart quelques semaines plus tard en mer à bord d’un cargo vers Ras El-Khaimah aux Emirats Arabes Unis. Il s’agit du lieu proposé par l’équipe suisse pour accueillir ce duel inédit.

En réalité, le choix est stratégique. Un brise légère souffle régulièrement sur le golfe persique, favorisant le catamaran suisse, plus léger d’environ une tonne. Cette fois, c’est Bertarelli qui commet une erreur de jugement. Ellison n’entend pas se laisser téléguider de la sorte. Ce duel est le sien. Il le sera jusqu’au bout.

Les travaux entrepris dans le cadre du projet de l'America's Cup à Ras el Khaïmah sont titanesques. Cette compétition n'aura pourtant jamais lieu aux Emirats Arabes Unis © Philippe Henry / OCEAN71 Magazine

En bon stratège, il patiente quatre mois sans rien dire et attaque le choix des Emirats devant la Cour Suprême, qui lui donne à nouveau raison pour des raisons officiellement politiques (une joueuse de tennis israélienne s’est vue refusée son visa pour l’open de Dubaï en février dernier). Coup dur pour les Suisses qui étaient sûr que Ras El-Khaimah ne pouvait pas être rejeté. « Nous avons posé la question plusieurs fois à nos avocats, raconte anonymement un membre de l’équipe suisse à Ras El-Khaimah. Il ne devait y avoir aucun problème… » Et pourtant.

Bertarelli est d’autant plus en porte-à-faux qu’il s’était déjà beaucoup impliqué avec les autorités de Ras El-Khaimah. En échange de l’America’s Cup, qui aurait fourni une publicité mondiale au petit Emirat, il orchestre des travaux titanesques coûtant près de 150 millions de dollars en trois mois pour que le lieu soit prêt pour accueillir BMW-Oracle, ainsi que le public. Avec la décision du tribunal en décembre dernier, Bertarelli est coincé. Dans la partie d’échec grandeur nature qui se joue entre Ellison et lui, le Sheikh de Ras El-Khaimah est une pièce qui vient d’être sacrifiée.

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