La Réunion, une île privée d'océan

La descente aux enfers

Le mardi 19 septembre 2011 restera une journée sombre dans l’histoire de la Réunion. Cette petite île de l’Océan Indien, destination touristique appréciée et symbole d’un métissage harmonieux, sombre dans l’horreur et la division. Mathieu Schiller, champion de bodyboard de 32 ans et moniteur de surf très populaire, est attaqué et tué à 15h à quelques mètres de la célèbre plage de Boucan Canot. Les témoins parlent de plusieurs requins. Ses amis tentent de le récupérer, mais les vagues les en empêchent.  Lorsqu’une équipe de plongeurs des pompiers équipés d’un système répulsif magnétique de type «Shark Shield» part à la recherche de la dépouille en soirée, ils sont chargés par une femelle bouledogue de plus de 3 mètres et forcés de rejoindre le bateau en catastrophe. Le corps ne sera jamais retrouvé. A-t-il été mangé? Ou emporté dans les profondeurs? Dans tous les cas, la psychose s’installe. C’est le début de la «crise requin».

La flamme orange indique que les conditions météorologiques et l'état de la mer sont favorables à la présence de requins © Andy Guinand / OCEAN71 MagazineSous le choc, une centaine de personnes se rassemblent à la plage de Boucan Canot, devant le poste des maîtres-nageurs sauveteurs. Les esprits sont chauffés à blanc. Huguette Bello, députée-maire à la commune de Saint-Paul, se fait huer lorsqu’elle déclare que les «vieux» Réunionnais interdisaient à leurs enfants de mettre un pied dans l’eau dans cette zone. Lorsqu’un surfeur «Zoreil» l’interpelle pour lui signaler qu’il habite ici depuis des années, et que ça n’a jamais été dangereux, elle répond: «Moi je vis ici depuis 60 ans, c’est mon pays, monsieur.»

Cette phrase restera le symbole d’un clivage rampants dont les racines ramènent aux vieux démons que sont l’esclavagisme et l’histoire coloniale de l’île. À tort, Le surf est souvent vu comme un sport de colon, uniquement pratiqué par une catégorie de personnes aisées. Certains créoles qui vivent dans les hauteurs, loin de la mer et des belles maisons de la station balnéaire, ne soutiennent pas le «gaspillage de l’argent publique pour trois surfeurs blancs. Ils ne sont pas chez eux ici. S’ils ne sont pas contents, qu’ils retournent à Biarritz.» Pire, certains vont jusqu’à considérer le requin bouledogue, chez lui dans l’océan, comme un véritable Réunionnais qui prendrait donc sa revanche en ne ciblant que les surfeurs blancs.

Environ une semaine après la mort de Mathieu Schiller, le préfet autorise tout de même la première pêche aux «requins dangereux pour l’homme». Ce sont 10 squales au maximum qui pourront être prélevés dans la zone, mais un seul finira par mordre à l’hameçon: un requin bouledogue mâle de 2m50 dont l’analyse des contenus stomacaux l’innocenteront du «crime». Annoncé comme un massacre de requins, cette campagne de pêche aura fini de mettre l’île de la Réunion sous le feu des projecteurs, et des critiques. A la surprise des Réunionnais, une multitude d’associations de protection de la nature entrent dans la danse. La branche française de la Sea Shepherd Conservation Society en tête.

Une des affiches qui a suscité le plus d'émoi sur la toile © Sea Shepherd Conservation SocietyPar le biais de son site internet et de ses différentes pages sur les réseaux sociaux, cette organisation non gouvernementale connue pour ses actions coup-de-poing dans l’Océan Antarctique contre les baleiniers japonais se lance dans une véritable guerre de communication pour la protection des requins. Il faut dire que ces prédateurs au sommet de la chaîne alimentaire marine sont récemment devenus les icônes de la sauvegarde des océans.

«Nous avons subi une attaque démesurée de cette ONG sur les réseaux sociaux, me confie Patrick Flores, adjoint à la mairie de Saint-Paul et entraîneur de l’équipe de France de surf. Alors que nous venions de perdre Mathieu qui était comme un fils pour moi, et un frère pour les autres, dans d’atroces conditions. Tout le monde pouvait lire les messages de haine et les insultes dans les commentaires. Nous n’étions pas organisés, et nous nous en sommes pris plein la gueule». S’ensuit une véritable guerre ouverte, à coup de pétitions, de plaintes et d’affiches, qui continue à ce jour.

Deux camps s’affrontent par claviers interposés: d’un côté, on reproche aux associations écologistes de mettre la vie du requin au-dessus de celle des enfants, alors qu’en face les surfeurs sont accusés de demander l’extermination de tous les prédateurs des océans. Florentine Leloup, la présidente de l’association Shark Citizen, a passé plusieurs années sur l’île pour tenter de démêler les racines de la crise. Elle s’est retrouvée entre le marteau et l’enclume. «Sans Facebook, me dit-elle, jamais les associations métropolitaines ne se seraient penchées sur la question. Ces ONG n’ont fait que réagir aux annonces officielles de la préfecture, de la région ou du comité des pêches, qui sont tous les trois de mauvais communicants. Un jeu d’enfants, donc, pour les associations de protection de la nature qui excellent dans ce domaine.» La présidente de Shark Citizen a été jusqu’à analyser les communiqués de presse de Sea Shepherd, ainsi que les réactions du publique. Elle s’est vite rendue compte que les prises de positions de l’ONG coïncident toujours avec des périodes d’accidents où les Réunionnais ont les nerfs à vifs. «En conséquence, m’explique-t-elle, cela a motivé les gens à sortir pêcher le requin eux-mêmes, vu que l’État ne le faisait pas. C’est des personnes qui se retenaient, jusqu’à ce qu’ils se fassent traiter de connards par exemple

La côte ouest Réunionnaise a été le théatre d'un grand nombre d'attaques de requin entre 2011 et 2015. Auparavant, elle était épargnée de ces accidents dramatiques et spectaculaires © OCEAN71 MagazineSur le terrain, loin des ordinateurs, les choses se calment un peu au début de l’année 2012. Face au manque flagrant de connaissances, la préfecture met en place un programme ambitieux de capture et marquage de requins bouledogues et tigres, mais les résultats ne sont pas attendus avant plusieurs années. Les dents grincent d’ailleurs quand plusieurs dizaines de prédateurs pesant entre 200 et 300 kilos sont capturés et relâchés devant les plages de la station balnéaire. Mais en milieu d’année, presque tous les surfeurs sont de retour à l’eau, et on se laisse à rêver que 2011 n’avait été qu’un cauchemar passager. Le retour à la réalité est brutal. Sur le spot de surf familial de Trois Bassins, plusieurs dizaines de personnes sont à l’eau le mardi 23 juillet. A 16h, les élèves des écoles de surf sortent de l’eau, et à 16h30, Alexandre Rassiga, jeune surfeur métis créole de 23 ans se fait mordre plusieurs fois. Il décède de ses blessures à l’hôpital.

Deux semaines plus tard, c’est la mondialement célèbre Gauche de Saint-Leu qui est le théâtre d’un accident. Cette fois-ci, le surfeur a la vie sauve mais devra apprendre à vivre sans sa main et sa jambe droite. Même les plus sceptiques doivent affronter la réalité: l’île de la Réunion fait face au «risque requin» le plus élevé du monde, synonyme d’un grave déséquilibre. Personne n’est à l’abri, quelle que soit l’heure de la journée, quel que soit le spot, et quelle que soit la qualité de l’eau. «Il n’y a plus de règles à la Réunion», peut-on entendre de la bouche des surfeurs locaux, dépités et meurtris.

Une certaine routine se met en place: après chaque accident, une manifestation éclate, un prélèvement est autorisé, ce qui provoque une levée de bouclier des associations écologistes, avec toujours plus de messages haineux sur les réseaux sociaux. Les médias s’intéressent à la problématique, et plusieurs documentaires sont diffusés sur les chaînes Animaux et Discovery Channel et lors des émissions de Thalassa, Enquête Exclusive et Envoyé Spécial. Charlie Hebdo propose même la «mort aux surfeurs» dans sa «fatwa de la semaine» d’août 2012.

Des surfeurs profitent des belles vagues de la Réunion. Seul bémol: ils risquent une amende pour avoir pratiqué leur passion sur une plage ouverte non surveillée © Andy Guinand / OCEAN71 MagazineDepuis les premiers accidents en 2011, seuls les surfeurs semblent être visés. Et pour cause, la pratique de leur sport veut qu’ils se trouvent face à l’océan ouvert, et du «mauvais» côté du récif, là où la vague déferle. Les parents responsables interdisent bien évidemment à leurs enfants de mettre un pied dans l’eau. Plus personne n’achète de matériel. «Je n’ai fait aucun chiffre d’affaire en 3 ans», m’avoue Mickey Rat, propriétaire d’un magasin de surf à Saint-Leu. Cependant, la crise se généralise dramatiquement en juillet 2013. En pleine période de vacances, une jeune fille de 15 ans qui se baigne à quelques mètres du rivage en baie de Saint-Paul est littéralement coupée en deux par un requin. C’est le premier accident sur un non-surfeur depuis le début de la crise. La tristesse laisse place à la panique des autorités. Comme une massue, la décision tombe le vendredi 26 juillet: jusqu’à nouvel ordre, les activités nautiques sont strictement interdites sur toutes les plages ouvertes de la Réunion. Les contrevenants risquent leur vie, et une amende. C’est une première mondiale.

Les amateurs de plage qui souhaitent tout de même se baigner pour échapper à la chaleur tropicale se rabattent sur les deux lagons de l’île, considérés comme protégés. Mais le manque à gagner est énorme pour tout le département. Ailleurs dans le monde, comme en Californie, à Hawaii ou en Espagne, des économistes se sont amusés à calculer la valeur d’une vague. Cela a même un nom: «Surfonomics». Pour la célèbre vague de Mundaka, dans le Pays Basque espagnol, l’étude de 2008 a conclu que les surfeurs injectent entre 1 et 4.5 millions de dollars US par an dans l’économie locale. A l’échelle planétaire, des analystes prévoient 13 milliards de dollars générés par l’industrie du surf d’ici 2017. Aucune étude de ce genre n’a été faite sur la petite île française.

En quelques années, le surf à la Réunion est passé d’un sport noble et magnifique à la honte nationale. Dans les écoles, les petits blonds se font harceler, et traiter de tueurs de requins. Lors des dîners entre amis, il ne faut surtout pas révéler que sa progéniture aime glisser sur l’eau à l’aide d’une planche. L’île se serait bien passée de cette étiquette de «Shark Island», où désormais les surfeurs seraient des exterminateurs des squales, et par conséquent les destructeurs de l’environnement et de la planète.

Patrick Flores est adjoint à la mairie de Saint-Paul et entraineur de l'équipe de France de surf © Andy Guinand / OCEAN71 MagazinePatrick Flores désespère: «Nous les surfeurs, nous sommes écolos. Nous avons toujours été pour la protection de l’environnement, et surtout pour la protection de la mer et du corail. Pour nous, un corail sain, c’est notre vie. Les requins de récif sont essentiels à l’équilibre marin. J’ai toujours dit qu’à la Réunion, nous n’avons pas de crise requin, nous avons une crise bouledogue. D’ailleurs, il me semble n’avoir jamais entendu le mot bouledogue avant le début de cette affaire.»

Sur ce petit caillou au milieu de l’Océan Indien, ce mot est aujourd’hui sur toutes les lèvres. Bien qu’au centre de toutes les attentions, le carcharhinus leucas, ou requin bouledogue, est l’un des squales les moins connus et étudiés. Il est pourtant bien présent, que ce soit en France, en Australie, en Floride, au Brésil, et même en Amazonie au Pérou, dans de l’eau douce à plus de 3’700 kilomètres de la côte océanique la plus proche.

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