La Réunion, une île privée d'océan

Bien plus qu’un sport de Zoreils

Comme d’habitude sur la côte Ouest Réunionnaise, le soleil tape fort ce vendredi 11 décembre 2015. Sur le Grand Bleu, bateau à fond de verre, la presse locale est présente pour l’inauguration des premiers filets anti-requin posés à Boucan Canot. Patrick Flores prend la parole: «Nous vivons un moment historique. Aujourd’hui, nous redémarrons les activités nautiques à la Réunion et nous continuons cette histoire qui a débuté il y a plus de 40 ans». Patrick Flores est une des grandes figures de l’île. Ce natif de Boucan Canot est l’entraineur de l’équipe de France de surf. C’est aussi le père d’un des champions de la discipline: Jérémy Flores. En 2014 il a été nommé adjoint au maire de Saint-Paul.

Depuis le bateau Le Grand Bleu, Patrick Flores inaugure les nouveaux filets anti-requins de Boucan Canot. C’est un moment historique et émouvant © Andy Guinand / OCEAN71 MagazineCes filets non maillants, imaginés par l’élu et en partie financés par sa commune sécurisent une zone de baignade et de surf de 84’000 m2, l’équivalent de 67 piscines olympiques. Les Réunionnais et les touristes peuvent enfin retourner dans la mer et les vagues. L’instant est émouvant. «J’ai une pensée particulière pour les familles des victimes. Aujourd’hui, mes sentiments sont partagés entre le bonheur et la tristesse. Avant de ne plus pouvoir parler, je déclare officiellement les activités ouvertes!» s’exclame Patrick Flores à 10h15 précise, déclenchant le klaxon du bateau et, sur la plage devant le poste des maitres-nageurs, la première montée du fanion vert de surf. L’émotion est palpable sur les visages.

Ce fanion vert et ces klaxons représentent une bouffée d’oxygène pour les nombreux amoureux de la mer à la Réunion, forcés de se borner à contempler les vagues de loin depuis de longs mois, les pieds cloués sur le rivage et les cheveux désespérément secs. Hormis les deux lagons qui forment d’énormes piscines naturelles coupées du large par une barrière de corail, l’intégralité des plages ouvertes sur l’océan sont interdites à la baignade et au surf par l’arrêté préfectoral n° 1390 du 26 juillet 2013. Après sept accidents dont cinq mortels impliquant des requins en 21 mois sur la côte ouest Réunionnaise, les autorités ont pris la décision d’interdire les activités aquatiques sur les grandes plages de l’île. Malgré son statut temporaire, cet arrêté a été reconduit d’année en année, et la prochaine révision est fixée à février 2017.

Depuis la terrasse de sa maison, Vincent Zerbone voit plusieurs spots de surfs qui sont tous interdits depuis 2013. C’est une véritable torture quotidienne pour ce surfeur de 40 ans © Andy Guinand / OCEAN71 MagazineCe tragique épisode d’accidents, et cette interdiction préfectorale ont officiellement mis fin à 40 glorieuses années de développement du surf à la Réunion. «Tout a commencé dans les années 1970», explique Vincent Zerbone de l’association Prévention Requin Réunion. Elle pour but «la réduction des risques inhérents à la pratique des activités maritimes et littorales, principalement le risque d’attaques de requins». Nous discutons sur la terrasse de sa maison perchée sur les hauteurs entre Étang-Salé et Saint-Leu, offrant une vue imprenable sur la mer et plusieurs spots, tous interdits aujourd’hui. Une véritable torture. Vincent est arrivé à la Réunion en 2002, il avait 27 ans et la passion du surf coulait déjà dans ses veines. Face à la «crise requin» qui a tant fait de mal à son île d’adoption, il décide de ne pas rester les bras croisés et rejoint l’association PRR. J’ai frappé à la bonne porte pour assister à un cours d’histoire du surf à la Réunion: «Jusque dans les années 1960, l’île était peu développée et la vie y était dure. Les gens vivaient avec très peu de moyens, le plus souvent dans de petites cases en tôle. S’amuser et faire les cons à la plage le week-end? Ça n’existait tout simplement pas.» Il aura fallu attendre l’arrivée des premiers riches expatriés, qui sont venus de France métropolitaine et qui amènent avec eux la culture des loisirs. Les locaux découvrent alors les sports nautiques, comme la chasse sous-marine. «A partir des années 1970, les Réunionnais qui avaient plutôt tendance à craindre cette immensité bleue commencent à s’approprier ces pratiques nautiques et à vivre autour de la mer».

Impossible de savoir avec certitude qui ont été les premiers surfeurs à venir à la Réunion. On dit qu’ils étaient français, australiens ou même néo-zélandais. Mick Asprey, connu sur l’île sous le nom de «Mickey Rat», est un Australien qui a débarqué à Saint-Denis la première fois en 1972. Il a aujourd’hui son propre magasin de surf à Saint-Leu. Quand je lui demande s’il connaît les noms des pionniers, il répond par la négative: «Il y a des rumeurs, mais rien de concret». Il enchaîne ensuite sur une anecdote croustillante: «Dans les années 1970, c’est l’Île Maurice qui avait bonne réputation. À tort, puisque les vagues y sont dangereuses et éloignées du bord. Contrairement aux histoires qu’ils rapportaient chez eux en Australie, les visiteurs surfaient très peu à Maurice. A l’opposé, à la Réunion, nous avions trouvé la Gauche de Saint-Leu, qui est un véritable trésor. Une vague d’une rare qualité, parfaite et proche du bord. Nous avons donc tenté de la garder secrète. Mais les Basques n’ont pas tenu leur langue. Ça n’a pas mis long avant que leurs potes soient tous au courant». Résultat: le spot s’est retrouvé saturé dans les années 1980 déjà, victime de sa réputation.

Par esprit d’aventure, et pour échapper à la foule, les surfeurs se mettent alors à explorer le reste de l’île. Ils se rendent vite compte que les vagues abondent, mais au Nord, au Sud et à l’Est, la pratique comporte de nombreux risques: la côte est extrêmement accidentée, avec de puissantes vagues qui se fracassent sur la roche volcanique. Et surtout, il y a beaucoup de requins. «Les squales ont toujours été présents, me confirme Vincent Zerbone. Les gens avaient identifié les endroits qui craignaient. Par exemple, il ne fallait pas trop souvent aller au Pic du Diable, ou dans le Sud Sauvage.»

A l’opposé, à l’Ouest, la pratique du surf relève de la rigolade. «Quand je suis arrivé en 2002 sur l’île, se souvient le surfeur d’Étang-Salé, j’ai trouvé une colocation à Trois-Bassins, devant le spot. Tous les matins, les gars débarquaient pour aller surfer. Tout tournait autour de la mer. Des bandes de copains allaient surfer n’importe quand, même lorsque l’eau tournait marron suites aux pluies diluviennes. Ils se mettaient même la pression pour aller dans les vagues la nuit.» Même discours de la part de Patrick Flores: «Quand j’avais 10 ans à Boucan Canot, on faisait des feux de camps et on partait surfer de nuit. On surfait aussi les cyclones, quand les ravines (les gorges creusées par l’érosion et le ruissellement, ndlr) coulaient tellement que l’eau devenait opaque».

Depuis le début de la «crise requin» en 2011, les artistes évacuent la pression à leur manière, et les œuvres de «street art» évoquant les squales fleurissent un peu partout © Carmen Roelli

Des belles vagues, des cocotiers, du corail et de l’eau chaude toute l’année: le tableau est idyllique, mais le risque existe. Elodie Marais, née sur l’île et compagne de Vincent Zerbone, me raconte pourquoi les requins ne sont pas ses amis: «A l’époque, je faisais partie des trois seules filles de l’île à faire du bodyboard. C’était génial, on séchait les cours pour aller surfer. Mais en 1996, quand j’avais 16 ans, je me suis fait bousculer par un requin marteau vers Étang-Salé. J’ai crié pour avertir les cinq amis qui m’accompagnaient et ils ont tous rigolé. Moi ça m’a calmé, et je n’ai plus surfé depuis».

Malgré les régulières «bousculades» et observations d’ailerons, la côte ouest Réunionnaise demeure encore très sûre. Les magasins spécialisés ouvrent les uns après les autres dans la station balnéaire et les écoles de surf pullulent. Le sport est pratiqué de plus en plus tôt, motivant de nombreux jeunes à exploiter leur talent dans un encadrement professionnel. Aujourd’hui, le meilleur surfeur français, Jérémy Flores, est Réunionnais. Et en juin 2016, la Réunionnaise Johanne Defay qui a pris ses premières « mousses » à Étang-Salé gagne l’étape du championnat du monde à Fiji, sur une vague similaire à la Gauche de Saint-Leu. Quant au bodyboardeur Amaury Lavernhe, double champion du monde de sa discipline, il a perfectionné son art dans les vagues de «Zoreiland». L’île mérite amplement son surnom de «petit Hawaii français».

Le plus grand lagon de la Réunion a été pris d'assaut depuis l'interdiction des activités nautiques du 26 juillet 2013. Il a longtemps été l'un des deux seuls lieux de baignade considérés comme sûr © Andy Guinand / OCEAN71 MagazineLorsque la houle frappait l’île de la Réunion, toute la communauté des surfeurs se retrouvait joyeusement dans les vagues. Et lorsque l’océan se calmait au point d’être confondu avec une piscine, les activités nautiques ne manquaient pas pour autant. «Beaucoup de surfeurs Réunionnais sont aussi nageurs, pêcheurs, et chasseurs, me glisse Vincent Zerbone. Toute leur vie gravite autour de la mer, comme dans tant d’autres pays où les gens grandissent sur un littoral. Ces gars qui faisaient beaucoup d’apnée et de chasse voyaient ce qu’il se passait sous l’eau.» Équipés de masque, tuba et harpon, ils ont été les témoins d’événements inquiétants. Entre 2005 et 2010, les apnéistes se sont mis à croiser des requins bouledogues, qui semblent avoir remplacé les requins de récifs, pointes blanches et gris. En 2008, les maîtres-nageurs sauveteurs de la commune de Saint-Paul, inquiétés par la recrudescence d’observations de squales à proximité immédiate des zones de baignades, tentent d’avertir les autorités. Ces dernières choisissent de ne rien faire, afin de ne pas «alimenter la psychose».

Dans son livre « Requins à la Réunion, une tragédie moderne », Jean-François Nativel, surfeur et chasseur sous-marin originaire de Saint-Paul, explique son rôle de lanceur d’alerte. Il détaille ses nombreuses rencontres avec les squales au fil des séances de chasse. Au début de l’année 2011, il pense reconnaître le même requin plusieurs fois, qui se montre de moins en moins farouche.

Puis le premier accident se produit. Le samedi 19 février 2011, devant la plage familiale des Roches Noires à Saint-Gilles et dans une eau limpide, Éric Dargent, un surfeur métropolitain, se fait sectionner la jambe gauche aux alentours de 18h. Il survit à l’accident, et se remettra même à surfer plusieurs années plus tard, grâce à une prothèse qu’il développera.

Le risque devient alors trop grand pour Jean-François Nativel, qui avait surfé avec ses enfants à 200 mètres de ce spot trois jours auparavant. Avec plusieurs amis pêcheurs, ils décident de sortir en mer pour trouver ce «mangeur d’hommes» qui avait sévit dans un «jardin d’enfants». Ils reviendront au port de nuit avec un gros requin bouledogue mort. Les journalistes et photographes sont présents pour immortaliser la prise. Le lendemain, le Quotidien de la Réunion titre: «Le requin des Roches Noires capturé». L’action divise, et une enquête est ouverte contre le pêcheur qui se verra infliger une amende symbolique.

Devant le poste des maîtres-nageurs-sauveteurs de Boucan Canot, le fanion vert de surf est levé pour la première fois, autorisant les activités nautiques dans les filets. À ses pieds, une stèle à la mémoire de plusieurs victimes d'attaques de requin a été érigée © Andy Guinand / OCEAN71 MagazineLes semaines passent, et l’accident d’Éric Dargent ainsi que le tollé suivant la mise à mort du squale sont peu à peu oubliés. Mais le 15 juin, le premier drame mortel se produit là où habite Patrick Flores. «Je suis un gars de Boucan Canot, me dit-il. J’y ai grandi, et je n’y ai jamais vu de requin. Une attaque là-bas était inimaginable, jusqu’à ce qu’Eddy Aubert y perde la vie en juin 2011». Il avait plu abondamment les jours précédents, et l’accident se déroule en fin de journée. Le surfeur de 31 ans est mordu plusieurs fois, avec des arrachements multiples. Il est déjà mort lorsque la houle dépose son corps sur la plage.

L’île est sous le choc. Mais les circonstances du drame accablent le surfeur. Tout le monde y va de son analyse, et l’on s’accorde à dire que les conditions étaient réunies pour favoriser l’accident: la pluie qui rend l’eau trouble, ainsi que l’heure tardive qui correspondrait aux heures de chasse. Les lanceurs d’alerte s’efforcent de mettre en garde contre de telles conclusion, en vain. Tout est mis en œuvre pour minimiser les implications. Même lorsque trois semaines plus tard, un adolescent voit sa planche coupée en deux par un requin devant la plage des Roches Noires, en pleine journée et hors épisode pluvieux. Il s’en sortira indemne.

D’autres n’auront pas cette chance.

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