La Réunion, une île privée d'océan

Un réveil brutal

En ce début d’année 2016, la tension est palpable sur l’île de La Réunion. Au coeur du débat: le programme «Cap Requins», qui organise une pêche aux squales jusque dans les zones les plus protégées de la Réserve Marine Nationale. Les 15 membres du comité scientifique de la réserve s’y opposent publiquement, et une plainte a récemment été déposée par un collectif d’associations de protection de la nature. Tuer des requins par loisir, avec la bénédiction de l’État? Rarement un sujet n’aura autant divisé les Réunionnais.

Nous nous sommes rendus sur place, pour plonger dans ces eaux soi-disant infestées de requins mangeurs d’homme et pour rencontrer les acteurs d’une crise qui dépasse la sphère des usagers de la mer. Comment en est-on arrivé à autoriser pareille pêche dans une réserve marine? Quelles sont les causes d’une telle recrudescence d’accidents – en quatre ans, 16 attaques dont sept mortelles sur 40 kilomètres de côte? Que sait-on vraiment de cet animal sauvage considéré aujourd’hui par beaucoup comme la «clé de voûte» de nos océans ? Et qui sont ces surfeurs, amoureux de la nature autoproclamés, qui demandent la mise à mort de requins au risque de passer pour des butors contribuant à la destruction de l’environnement?

Eric Pinault devant son ancien magasin de surf à Étang-Salé. Les stores sont baissés depuis longtemps déjà © Andy Guinand / OCEAN71 Magazine«Le surf tel qu’on le connaît est mort à La Réunion!», se désole Eric Pinault. Le surfeur me reçoit chez lui, à Etang-Salé au Sud-Ouest de l’île, pour parler d’un sujet qu’il connaît bien et qui le touche tout particulièrement, lui qui a passé plus de la moitié de sa vie à développer ce sport sur son île. Aujourd’hui, il a tout perdu. Ce métis de 40 ans à la carrure svelte et à la coupe afro est doté d’une forte personnalité. Quand il raconte son histoire, j’ai l’impression qu’il la rejoue devant moi. Il se lève de son siège, gesticule, se rassied, plisse les yeux et me transperce du regard. « Il y a toujours eu des attaques de requins à La Réunion, me glisse-t-il en allumant une énième Marlboro rouge, qu’il fumera jusqu’au filtre. Mais quand on regarde les statistiques, on se rend compte que les accidents se produisaient surtout dans le Sud Sauvage, comme par exemple au Pic du Diable. Ici, dans l’Ouest, on a toujours surfé sans problème, dans tous types de conditions. On a surfé dans de l’eau marron lors des houles cycloniques et même de nuit. Les spots étaient homologués par la préfecture, c’était safe, c’était l’Amérique!»

Eric Pinault parle au passé, car sa petite île volcanique est en crise depuis cinq ans. Plusieurs familles  sont endeuillées suite à la perte d’un proche. Des jeunes ont été mutilés. L’économie souffre aujourd’hui plus que jamais de cette image de «Shark Island», alors que le chômage est déjà trois à quatre fois plus élevé que dans la métropole. La Réserve Marine Nationale est décriée. Le conflit est latent entre les usagers de la mer locaux et les ONGs nationales et internationales. Fait inquiétant: les tensions raciales réapparaissent. Eric Pinault m’explique ce sac de nœuds: «À La Réunion, les blancs venus de métropole sont les Zoreils. On appelle péjorativement Zoreil-Land, la zone de Saint-Gilles, à l’Ouest, où il fait toujours beau et où se trouvent les plus belles maisons. C’est le symbole du blanc qui règne sur le ti-créole. On a voulu faire croire que la «crise requin», comme on la nomme ici, ne concernait que la jeunesse dorée saint-gilloise et que le requin était finalement un vrai Réunionnais. Suivant la logique d’une vengeance karmique, les squales ne s’attaqueraient donc qu’aux blancs. C’est bien évidemment faux. Il n’empêche, certains perçoivent le requin bouledogue comme un symbole de résistance face à la métropole et ses représentants!»

La liste des maux est longue, et le coupable tout trouvé. Le requin bouledogue, ce tueur en puissance, cette machine assoiffée de sang, doit être arrêtée coûte que coûte. Et pourtant, depuis une dizaine d’années, le message d’un bon nombre d’associations écologistes est radicalement différent: les requins ne seraient pas du tout intéressés par l’homme. Au contraire, ces poissons aux mâchoires puissantes se «tromperaient» quelques rares fois en s’attaquant aux humains. Les hommes, eux, seraient en revanche responsables d’une véritable hécatombe: plus de 100 millions de squales seraient tués annuellement dans le monde. Ces deux messages, volontairement simplistes, sont repris de part et d’autre dans le débat qui s’envenime au gré des «accidents», alors que la réalité, nous le verrons au fil de ce dossier, est autrement plus nuancée… et compliquée.

Les pentes escarpées de La Réunion sont couvertes de jungle luxuriante. 40% du territoire est classé à l'UNESCO. Au fond, Saint-Denis, la capitale de l'île © Andy Guinand / OCEAN71 MagazinePour comprendre la «crise requin», il faut remonter le temps jusqu’à la «crise chikungunya» qui a secoué l’île de La Réunion entre 2005 et 2006. Ce virus, véhiculé par les moustiques, a provoqué plusieurs dizaines de décès et de nombreuses annulations de vacances. Ces années-là, l’économie de l’île a profondément souffert. Il a fallu développer de nouvelles stratégies pour faire revenir les touristes. Heureusement, l’île à tout pour séduire. Elle bénéficie d’un climat agréable toute l’année. Environ 40% de son territoire est classé au patrimoine mondial de  l’UNESCO, et ses vallées, recouvertes de végétation luxuriante, sont synonymes de somptueuses randonnées. Mais une île n’existe pas sans ses côtes et son océan: La Réunion offre majoritairement un bord de mer accidenté, où la roche volcanique plonge directement dans une eau d’un bleu profond. Cependant, sur quelques dizaines de kilomètres à l’Ouest, une petite barrière de corail a réussi à se développer, en formant les plus belles plages de l’île. Et ça tombe bien, car le corail et la plage sont les ingrédients principaux recherchés par un certain type de touristes: les surfeurs.

Le surf existe depuis les années 70 à La Réunion. Il s’est rapidement développé grâce aux excellentes conditions locales: une eau chaude toute l’année, de grosses houles d’hiver générées par les fronts froids, de plus petites vagues sympas en été et aucun risque particulier. Eric Pinault avait ouvert son propre magasin de surf. «Depuis 2007, ça marchait bien. J’avais l’école de surf, le magasin, il y avait une vraie vie. On prenait des gamins dans des centres de redressement, aux portes des prisons, et pendant 3 mois on surfait le matin. L’après-midi on les emmenait à l’atelier où on fabrique les planches. Après quelques semaines, ils repartaient chacun avec la leur sous le bras.»

Le sport est à la mode et fait vendre. Que ce soient des habits, des voyages, de l’eau en bouteille ou des chewing-gums. Les publicitaires adorent l’image de liberté que véhicule le surf. Un marché florissant se met en place à La Réunion, et la réputation de l’île atteint des sommets. Parallèlement, une réserve marine est créée et un projet d’éco-tramway fait son chemin. Le chikungunya est presque oublié, l’île de La Réunion est en passe de devenir la vitrine de l’écologie à la sauce française et les insulaires commencent à envisager leur futur de façon plus positive.

Les plages ouvertes sur l'océan sont interdites de baignade à La Réunion depuis 2013, en raison du trop grand risque d'attaque de requin © Andy Guinand / OCEAN71 MagazineMais l’année 2011 met fin au rêve. Le réveil est brutal. La zone balnéaire, située à l’ouest de l’île avec ses belles plages et sa barrière de corail où des milliers de surfeurs et baigneurs profitent de l’océan sans souci depuis plus de 30 ans, devient le théâtre d’attaques de requins. Deux morts et plusieurs mutilés sont à déplorer en quelques mois. De quoi faire voler en éclat toutes les statistiques. L’île est sous le choc. Elle qui était auparavant totalement dépourvue d’animaux dangereux (si ce n’est le moustique). Après chaque accident impliquant un requin, le comportement des surfeurs est systématiquement pointé du doigt. «Il n’aurait pas dû surfer au coucher du soleil» – «L’eau était trouble» – «La houle était très forte». Les pouvoirs publics sont totalement dépassés.

C’est alors qu’un groupe de pêcheurs sort en mer pour attraper le squale responsable. Ils tuent un requin bouledogue. Le premier d’une longue série. Cet épisode a mis le feu aux poudres. Du jour au lendemain, la paisible île de La Réunion s’est trouvée au centre d’une polémique mondiale. Le temps des interrogations était venu: Pourquoi les requins ont-ils changé de comportement? Qu’est-ce qui les attire sur la zone balnéaire, et pourquoi confondent-ils surfeurs et proies potentielles? Et surtout, combien y a-t-il de prédateurs qui nagent le long des plages bondées? Le mot «bouledogue» est alors sur toutes les lèvres, alors que c’est un poisson dont on ne connaît rien, ou presque.

Face à l’absence quasi-totale d’études scientifiques, et pour rassurer la population, l’Etat français décide de lancer un programme ambitieux de captures et de marquages des requins bouledogues et tigres. «Ils ont déployé des moyens fabuleux», explique Florentine Leloup, présidente de l’association Shark Citizen. Elle a passé plusieurs années à La Réunion pour essayer de comprendre les racines de problèmes. «Jamais autant de requins n’ont été marqués dans le monde afin d’étudier leur comportement.» Seul problème: la recherche prend plusieurs années, et elle accouche finalement d’une souris: «On est arrivé à la conclusion que les requins nagent et mangent dans l’océan, dit Florentine Leloup. Le préfet avait d’ailleurs fait l’erreur de dire que cette étude visait à mieux comprendre pour mieux sécuriser, alors que ce n’était pas du tout le cas

Dans l’intervalle, entre fin 2011 et début 2015, la descente aux enfers continue. Les attaques se succèdent, d’abord uniquement sur des surfeurs, puis également sur des baigneurs et même un chien à qui l’on avait jeté un bâton dans l’eau. La réputation de «Shark Island» fait le tour du monde. Face aux demandes incessantes de sécurisation, les autorités paniquent et prennent la décision d’interdire l’océan à toutes pratiques: surf, nage et snorkelling sont bannis. Seuls les plongeurs avec bouteille peuvent continuer à pratiquer leur loisir car ils semblent être épargnés.

«Avant le début de la crise en 2011, il y avait environ 40’000 adeptes du surf sur l’île, se rappelle Florentine Leloup. A chaque attaque, il y a eu une baisse progressive de fréquentation, jusqu’au point où les plages ont été complètement désertées. Presque toutes les écoles de surfs ont finalement fermé». Les utilisateurs de la mer se sont retrouvés face à l’interdiction de pratiquer leur passion.

Un requin tigre est placé sur le dos après avoir été pêché. Il recevra une balise sous-cutanée avant d'être relâché. © Estelle Crochelet - IRD-Programme CHARCAujourd’hui, en milieu d’année 2016, ce ne sont pas moins de quatre projets qui sont testés avec succès à La Réunion. Le monde entier observe avec attention ce laboratoire à ciel ouvert. La Floride, l’Australie, l’Afrique du Sud et le Brésil sont autant de pays qui avouent une recrudescence des problèmes avec le requin bouledogue, et cherchent des solutions. Ces idées sont malheureusement arrivées trop tard à La Réunion pour les jeunes Talon et Elio, les dernières victimes de cette crise en février et avril 2015.

«Quand il y avait des attaques dans le Sud Sauvage, ou à l’Est, jamais nous n’avons demandé de chasse au requin, m’explique Eric Pinault. Et pourtant, on en a perdu des potes. Mais aujourd’hui, c’est comme si le loup attaquait des enfants sur une piste verte. L’interdiction d’océan, ce n’est pas la solution. La preuve, on a eu quatre accidents en 2015.» Après avoir licencié ses employés, fermé son magasin de surf et arrêté ses projets avec les jeunes, le surfeur de l’Étang-Salé reste philosophe: «Le requin est entré dans ma vie de manière fracassante. On ne reviendra jamais à la situation d’avant 2010, c’est fini. Il faut redéfinir notre pratique, notre rapport à l’autre, à l’océan et au spot. Il faut repartir, et l’accepter

Photo de couverture : Requin à pointes blanches (Carcharhinus albimarginatus) dans les eaux de La Réunion © Eric Hoarau

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