La clinique de l’espoir à Lampedusa
Opération à coeur ouvert
« Lame de 12, s’il vous plait ! », lance le professeur Antonio di Bello. Dans la pièce noire, le chirurgien d’une quarantaine d’années saisit le scalpel tendu par l’infirmière et incise d’un geste sûr la partie de peau fripée qui se trouve devant lui, exactement dans le champs de la puissante lampe.
Etrangement, le sang qui s’écoule doucement et en petite quantité n’est pas rouge, mais violet. Le chirurgien se met alors à ausculter précautionneusement et méthodiquement les intestins du patient. La salle est plongée dans le silence. Tout le monde reste concentré. Seul le ballon permettant de faire respirer le patient sous anesthésie rythme l’opération comme un métronome. Après quelques minutes d’inspection, le médecin s’arrête. Il vient de sentir quelque chose de dur à travers les tissus. Il incise alors une nouvelle fois la peau et extrait avec délicatesse une pièce métallique arrondie et pointue qui brille dans la lumière. Il s’agit d’un hameçon de pêche de cinq bons centimètres de long. L’opération ne fait pourtant que commencer. Un fil de nylon attaché au bout de l’hameçon plonge dans les intestins. Pendant plus de deux heures, le chirurgien va inciser, extraire à chaque fois une dizaine de centimètres de fil, les couper et recoudre les boyaux du patient jusqu’à atteindre l’extrémité du fil.
« Ce n’est pas l’hameçon le vrai problème », explique Daniela Freggi, l’une des assistantes du chirurgien, protégée par son masque. « Elle est capable de l’expulser avec ses excréments sans trop se blesser… Le réel danger, c’est le fil nylon qui risque de faire des noeuds dans ses intestins. Lorsque cela arrive, elle ne survit pas longtemps. C’est pourquoi le professeur ne tire surtout pas dessus pour l’extraire. Nous sommes obligés de couper le nylon par tronçons de 10-15 cm. »
Deux heures plus tard, les sutures terminées, une infirmière rallume la lumière de la pièce, nous éblouissant tous quelques secondes. On retire les masques. L’une des assistantes écarte la lampe d’intervention, le plateau des instruments chirurgicaux et retire les champs stériles verts qui reposaient sur le corps du patient… découvrant alors une tortue marine d’une vingtaine de kilos sur le dos !
Remis à plat, le reptile à la gueule préhistorique se réveille doucement. Il reste un dernier geste à accomplir avec précaution. Il faut sortir de la trachée de l’animal le tube qui a permis de le faire respirer artificiellement durant l’opération grâce au ballon d’air. Le chirurgien vétérinaire n’a pas le droit à l’erreur. Même encore sonnée par l’anesthésie, le bec puissant de la tortue pourrait lui blesser sérieusement la main ou même lui couper un doigt. D’un geste sûr, le chirurgien place deux doigts sur les narines de l’animal et sort délicatement le tuyau souple de la gueule de la tortue. « C’est fini ! » conclut-il en passant affectueusement la main sur la carapace de l’animal.
Après trois heures passées dans la petite pièce fraiche, je pousse finalement la porte pour me retrouver dehors en pleine chaleur. Il doit bien faire 30°C. Sous un soleil de plomb, des dizaines de mouettes tournoient en criant autour des bateaux de pêche en bois qui viennent de s’amarrer au quai juste devant nous. Les pêcheurs trient les poissons du jour.
Philippe, son appareil photo suspendu autour du coup, et les autres membres de l’équipe d’OCEAN71 me rejoignent. Nous sommes tous un peu éberlués par l’opération à laquelle nous venons d’assister. Philippe me regarde amusé, avant de me lancer : « Tu n’imaginais pas trouver un truc pareil, au beau milieu de la Méditerranée, hein ? »
Non, effectivement, en arrivant quelques jours auparavant avec notre voilier, je n’imaginais pas qu’on puisse opérer des tortues marines sur une île aussi isolée que celle de Lampedusa.
Pas un seul instant.