Le thon rouge d’Atlantique et de Méditerranée n’est plus en voie de disparition. A première vue, c’est une bonne nouvelle. Pourtant, la vigilance doit rester de mise. A tout moment, l’appât du gain pourrait inciter certains professionnels de cette industrie lucrative à commettre des fraudes massives.

 

Et pour cause, il semblerait que certains pays méditerranéens n’appliquent pas les mesure de conservation demandées par l’ICCAT, l’organisme international régulant cette pêcherie.

 

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Dans l’ensemble, la situation biologique du thon rouge s’est améliorée ces trois dernières années, au point que les scientifiques chargés d’étudier la population de thon rouge sont aujourd’hui très optimistes :

Les grands bancs d'Atlantique rentrent en Méditerranée pour se reproduire © Philippe Henry / OCEAN71 Magazine

«Par rapport à l’évaluation que nous avons faite durant l’été 2012, nous avons la confirmation que la situation est bien meilleure, confirme Jean-Marc Fromentin, chercheur spécialiste du thon rouge en France et membre du SCRS, le comité de scientifiques qui informe l’ICCAT. Même si la mauvaise météo de l’année dernière a rendu plus difficile les observations aériennes, le nombre de juvéniles dans les zones de nurserie comme le golfe du Lion est plus important depuis 4 ou 5 ans. Cela étant dit, il faut rester vigilant car si les captures totales, y compris celles provenant de la pêche illégale, ont fortement baissé depuis 2009, il reste une forte capacité de pêche en Méditerranée et de fortes incitations à tricher.»

 

Pour la saison 2013, l’ICCAT a fixé le quota global des captures de thon rouge à 13 400 tonnes pour la zone d’Atlantique Est et de Méditerranée.

 

Traditionnellement, certains pêcheurs espagnols, français et italiens capturent le thon rouge depuis plusieurs générations. L’Union européenne a donc obtenu un peu plus de la moitié du quota global, soit 7 548 tonnes. Cette tradition a forgé la réputation des pêcheurs français -cette année au nombre de 17 thoniers senneurs- plus particulièrement ceux de Sète, considérés comme les plus fins pêcheurs de thon en Méditerranée.

 

«Cette saison, l’ICCAT a fixé la période de capture autorisée du 26 mai au 24 juin. C’est mieux pour nous car plus la météo est clémente, plus la pêche est propice, explique Généreux Avallone, le dernier commandant d’une des plus grandes familles de thoniers sétois.

Généreux Avallone à bord de son thonier, le Jean-Marie Christian VI à Malte en 2010 © Philippe Henry / OCEAN71 Magazine

Le patron de pêche sous-entend que les thons rouges ne pénètrent en Méditerranée pour se reproduire que si la température de l’eau est suffisamment élevée. Tant qu’elle n’atteint pas les 18-20° C, les grands bancs de thons restent en Atlantique. Les années précédente, la saison s’étalant du 15 mai au 15 juin, certains pêcheurs n’avaient pu capturer la totalité de leur quota à cause de la météo et surtout de la température de l’eau jugée trop basse… Certaines ONG comme Greenpeace y voyaient là davantage une preuve que l’espèce était sur le point de disparaître.

 

«Je suis content que les scientifiques reconnaissent que la population de thon rouge se porte bien, ajoute Généreux Avallone. En mer, on en voit partout. L’année dernière, avec moins de quota que cette année, nous sommes partis au large de l’Egypte pour trouver les plus grands thons (dont la valeur est la plus élevée). Il y en avait tellement qu’on a fait notre saison en deux jours. Pas un de plus. Aujourd’hui nous sommes contents, car étant donné qu’il y a eu moins de captures ces dernières années, les mareyeurs nous achètent aujourd’hui le poisson plus cher. Lorsqu’ils nous achetaient 6-7 euros le kilo en 2010-2011, ils nous l’achète 10 euros cette année. Nous n’avons pas besoin de capturer de grandes quantités pour gagner notre vie décemment. C’est mieux comme ça.»

 

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Pourtant, malgré les règlements et les contrôles toujours plus nombreux et drastiques, les flottes de thoniers senneurs de certains pays méditerranéens seraient obligés de frauder… pour rester rentables.

 

« Le calcul est simple, explique Roberto Mielgo Bregazzi, un ancien directeur de ferme espagnole de thon rouge qui aujourd’hui renseigne journalistes et ONG sur le milieu du thon rouge. Lorsque vous avez un thonier, de 30 ou 40 mètres de long, vous ne pouvez pas vous permettre de ne capturer que 20 ou 30 tonnes de poisson. Avec l’équipage, le fuel et l’entretien d’un tel navire, vous perdez de l’argent ! C’est mathématique… On estime qu’un thonier français ou espagnol (les plus coûteux) est rentable à partir de 100 tonnes de thon rouge. Un thonier turc est, pour sa part, rentable à partir de 70-75 tonnes. Finalement, un thonier d’Afrique du nord est rentable à partir de 50 tonnes. Tous ceux qui ont moins de 50 tonnes sont forcément tentés de frauder ! C’est pour cela que certains pays ont forcé leurs armateurs à regrouper leur quota sur un plus petit nombre de thoniers. Une chose est sûre : un patron de pêche ne sort jamais en mer pour perdre de l’argent !»

Le thonier turc Azmi Reis il y a plusieurs années en action de pêche. Avec les réductions de quota, de nombreux thoniers turcs comme celui-ci ne pêche plus mais "assiste" les quelques thoniers autorisés à capturer du thon rouge © DR

Au début des années 2000, certains pays ont construit des thoniers à la chaine croyant à une ruée vers l’or. Aujourd’hui, avec les réductions de quotas imposées par l’ICCAT, beaucoup de thoniers senneurs se retrouvent avec des quotas ridicules pour leur capacité de capture…

 

C’est le cas par exemple de la Tunisie. Le pays, en pleine reconstruction depuis le printemps 2011, a annoncé avoir 21 thoniers senneurs autorisés à capturer du thon rouge. Les deux tiers ont des quotas inférieurs à 50 tonnes.

 

Compte tenu des coups de filet capables de capturer en une seule fois 100 ou 200 tonnes de thon rouge, il est dès lors peu probable d’imaginer un pêcheur se limitant à capturer 19,78 tonnes, 29,24 tonnes ou 39,13 tonnes… au kilo près ; et de relâcher le reste en pleine mer. Pourtant, c’est exactement ce que stipule le règlement de l’ICCAT.

 

A l’heure d’écrire cet article, il semblerait que les fraudes aient déjà commencé. L’un de nos contacts, qui navigue régulièrement dans les eaux d’Afrique du Nord tout au long de l’année, nous a d’ailleurs appris que des thoniers locaux sont déjà en mer, filets déployés, et ce depuis plusieurs semaines.

Le thonier tunsien Mohamed Taher II en action de pêche il y a plusieurs années. D'après certains calculs de rentabilité, ces thoniers d'Afrique du Nord seraient rentables qu'à partir de 50 tonnes de quotas. La plupart en ont beaucoup moins ou pas du tout comme celui-ci © DR

«Il ne faut pas croire qu’il n’y a pas de thons rouges en Méditerranée en dehors de la période de reproduction, explique Jean-Marc Fromentin, scientifique français spécialiste du thon rouge. Grâce à des marquages électroniques, nous étudions des sous-populations de thon rouge qui semblent rester toute l’année en Méditerranée.»

 

Autre zone possible de fraudes, les eaux libyennes. Le golfe de Syrthe est depuis toujours reconnu comme étant la principale zone de reproduction des grands thons rouges. Cette année, le pays a annoncé avoir 26 thoniers autorisés sans toutefois attribuer un quota individuel, contrairement aux recommandations de l’ICCAT. Ce dernier a alloué en 2013 à la Libye 937 tonnes, soit une moyenne de 36 tonnes par bateaux. A nouveau, les quantités de capture sont très largement en dessous des 50 tonnes de rentabilité…

 

Pour la Syrie, la situation est différente. Le pays est en guerre. Pourtant, l’ICCAT a attribué au pays un quota de 33,58 tonnes, équivalent d’un revenu de 340 000 euros. Officiellement aucun navire n’est autorisé à les capturer.

 

Finalement, le cas de la Turquie est intéressant. Le pays a construit au début des années 2000 le plus grand nombre de thoniers senneurs. Aujourd’hui, 302 thoniers de 25 à 54 mètres de long s’entassent dans les ports turcs. De cette flotte de pêche, seuls neuf thoniers sont autorisés en 2013 à capturer le quota turc, soit 545 tonnes. Officiellement, les 293 autres thoniers vont «assister» les neuf navires de capture. Une assistance plus que douteuse, compte tenu du coût de fonctionnement de ces navires, et des enjeux financiers que le thon rouge représente aujourd’hui encore.

 

Pour preuve, en 2011, l’équipe d’OCEAN71 Magazine a été témoin de l’ingéniosité de certains armateurs turcs pour exploiter toutes les pistes possibles de rentabilité. Nous explorions cette année-là les côtes de l’Albanie, petit pays situé à l’entrée Est de l’Adriatique. Cette zone a toujours été considérée par les scientifiques comme l’une des zones de nurserie des jeunes thons rouges en Méditerranée.

 

A l’approche de la base de Pasha Liman, le plus important port militaire du pays, nous avons retrouvé au milieu des navires de guerres et des sous-marins à l’abandon un thonier senneur turc battant pavillon albanais. En 2011, l’Albanie avait plusieurs dizaines de tonnes de quota. Pourtant, officiellement, le pays n’avait aucun thonier senneur.

Un thonier turc à l'intérieur de la base militaire albanaise de Pasha Liman. Ce thonier a été repavillonné en albanais alors qu'en 2010 le pays ne déclarait aucun thonier senneur albanais © OCEAN71 Magazine

«Ce qui nous pose problème, explique Généreux Avallone, c’est qu’il y a deux poids deux mesures entre les contrôles faits sur les thoniers de l’Union européenne et ceux effectués dans les autres pays méditerranéens. Pourquoi est-ce que les ONG ne vont pas contrôler en Turquie par exemple ? Je pense qu’ils n’y vont pas parce que ça n’intéresse pas les médias.»

 

Pour plus d’information, notre dossier complet sur le thon rouge