Octobre est un mois de transition à Peniche, petite ville côtière située à une heure de voiture au nord de Lisbonne. Les mois précédents, les journées ensoleillées avec un faible vent de sud font le bonheur des baigneurs et des plaisanciers. Avec l’automne, la région voit s’enchainer les dépressions d’Atlantique nord : chute des températures, couverture nuageuse, vent tempétueux, et surtout une grande houle qui fait le bonheur des surfeurs. Une étape des championnats du monde de surf se déroule d’ailleurs à Peniche tous les ans au mois d’octobre.
Au bord de l’une des plages, un restaurant semble se faire engloutir à chaque marée tant sa terrasse a les pieds dans l’eau. Il s’agit du « 3House Beach Bar ». Le patron n’est pas un local. Son accent le trahit lorsqu’il s’adresse en portugais ou en anglais à sa clientèle. A ma grande surprise, Christian Borgeaud Dit Avocat est un cuisinier suisse. Après avoir vendu son restaurant de Lausanne, sur les rives du Lac Léman, il décide de partir vers l’ouest et s’installe d’abord à Barcelone, puis à Lisbonne pendant une vingtaine d’années. En 2011, il reprend finalement le restaurant sur la plage de Baleal, à cinq minutes de Peniche, et le baptise 3House. Cheveux courts poivre et sel, petites lunettes, ce personnage haut en couleurs a une énergie communicative.
Au fil de notre discussion, je découvre que les pêcheurs locaux n’arriveraient désormais plus à vivre de leur métier, faute de stock. « Il n’y a pour ainsi dire plus de poisson le long de la côte, explique Christian. L’océan se vide et les marins n’ont plus de travail. Certains se noient dans l’alcool, d’autres tentent de survivre en cherchant sur les plages bijoux et pièces de monnaies égarés avec des détecteurs de métaux. »
Et la tendance n’est visiblement pas prête de s’inverser, puisque le gouvernement encouragerait vivement les pêcheurs à se reconvertir, de préférence dans le tourisme. Les milliers de visiteurs européens, russes et plus récemment chinois sont très demandeurs d’excursions en mer, en particulier pour aller voir l’archipel des Berlengas, situé à une dizaine de kilomètres au large de Peniche.
Des touristes qui seraient fort surpris d’apprendre que le plateau de fruits de mer qu’ils dégustent de retour au port, en apparence local, provient pour l’essentiel de l’autre bout de la terre.
« Les restaurateurs portugais n’ont pas le choix, ils vendent des produits de la mer qui viennent du Vietnam, de Thaïlande ou même d’autres pays d’Asie. Sans parler des camions russes ou polonais qui traversent l’Europe tous les jours pour fournir en sardines l’usine de conserves de Peniche… », précise Christian Borgeaud Dit Avocat.
Tout en continuant la discussion, la serveuse m’apporte une assiette avec des filets de sole grillés. Aussitôt, le patron me précise que ce poisson que je m’apprête à déguster est une exception. Celui-ci, comme tous les poissons servis dans son restaurant, serait pêché par des locaux mais acheté en toute illégalité. Christian m’explique alors pourquoi : « Au Portugal, un petit pêcheur local n’a pas le droit de vendre sa pêche directement à un restaurant. Tous les poissons, sans exception, doivent passer par le contrôle de l’état. » Conséquence directe, les délais de livraison augmentent et les prix gonflent. Les poissons deviennent alors hors de prix, dépassant souvent ceux pêchés en Asie et transportés congelés en avion ou en bateau. « Du coup, je fais de la contrebande avec les poissons et je ne m’en cache pas ! » s’exclame Christian.
Ce n’est évidemment pas la seule pratique du genre au Portugal. Depuis la crise de 2008, l’économie parallèle a sérieusement pris de l’importance. « Ici, la corruption est partout et surtout dans les hautes sphères du gouvernement », ajoute le Suisse.
Mais au milieu de cette société où chacun essaie de survivre à sa manière, un corps d’état se distingue des autres : il s’agit du Ministère de la Défense Nationale et des Affaires Maritimes. « Les membres du “domaine maritime”, comme il sont surnommés, sont probablement les plus incorruptibles du pays. Ils s’occupent de tout ce qui se déroule en mer comme le long du rivage. C’est à eux par exemple que nous devons la très grande propreté des plages du Portugal, même celles que les touristes délaissent. Ils font un boulot impeccable ! » s’enthousiasme Christian. En y regardant de plus près, les dunes sont effectivement presque immaculées. Aucun détritus ne flotte là où les surfeurs s’adonnent à leur passion.
Parfois, les bonnes surprises ne sont pas là où on les attend… surtout en mer.