Le moins que l’on puisse dire, c’est que tout et son contraire a été écrit à propos de Gibraltar !

A priori, ce territoire indépendant de moins de 7 km2 semble plutôt paisible. Gibraltar est même une destination touristique appréciée pour sa cité médiévale, ses petits singes sauvages (les macaques berbères), son port de plaisance, ses restaurants tendances, et surtout ses commerces non soumis à la TVA.

Une photo aérienne de Gibraltar en regardant vers le nord-west en direction de San Roque © Wikipedia

En prenant un peu de recul, on peine à comprendre pourquoi ce rocher, rattaché à la péninsule ibérique, est encore aujourd’hui un territoire britannique. Pourtant l’histoire nous a appris que le Grande-Bretagne se bat, parfois au sens propre du terme, pour conserver chacun de ses précieux états d’outre-mer : les Bermudes, les Malouines, les îles Caïmans… La presqu’île de Gibraltar n’est pas une exception.

Car c’est bien dans l’histoire qu’il faut remonter pour décortiquer ce sac de nœuds. En 1713, pour mettre fin à la guerre de Succession, le royaume d’Espagne est contraint de céder le territoire stratégique de Gibraltar à l’Angleterre, lors du Traité d’Utrecht.

Depuis, le gouvernement espagnol n’a eu de cesse de revendiquer le Rocher. Un territoire qui continue d’envenimer les relations hispano-anglaises depuis 300 ans.

Aujourd’hui, c’est la portion de mer autour du territoire de Gibraltar qui pose problème. Car la grande faiblesse du traité d’Utrecht est de ne pas avoir précisé le statut légal exact des eaux territoriales. L’Espagne profite donc de cette faille pour déclarer aujourd’hui que ces eaux sont sous son contrôle. Surtout pour la pêche.

Visualisation de la zone où les blocs de béton ont été coulés © Google EarthSeul problème, la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer de 1982 confère à chaque état côtier sa souveraineté sur un maximum de 12 miles nautiques en partant des côtes. Un droit inhérent à chaque pays. Pour des raisons historiques, Gibraltar ne revendique que 3 miles nautiques de mer territoriale.

Au début des années 70, le Dr Eric Shaw, actuellement responsable de la section marine de la Société d’Histoire Naturelle et Ornithologique de Gibraltar découvre que les eaux du Rocher, victimes de la surpêche et du trafic commercial, s’appauvrissent dangereusement. Il a alors l’idée d’un projet fou pour l’époque : couler des pneus, des épaves de voitures et de bateaux autour de Gibraltar pour simuler des abris pour les espèces marines. En 1974, Gibraltar inaugure le premier récif artificiel d’Europe !

« Au fil des années, le sol sablonneux désertique s’est transformé en une oasis de diversité marine où cohabitent aujourd’hui coraux, homards, crabes, éponges de mer, anémones, poulpes, anguilles, et poissons de toutes sortes… raconte le Dr Shaw. Depuis que nous avons commencé à construire ce récif il y a plus de 30 ans, personne ne s’est jamais plaint. Nous n’avons reçu aucune plainte en 30 ans. La seule chose que le gouvernement espagnol voulait savoir était comment nous faisions… »

Une Mercedes faisant désormais partie du reef © The Helping Hand TrustL’étude intitulée «La Gestion des Ressources Marines Vivantes dans les Eaux autour de Gibraltar », co-écrite en 2012 par Chris Tydeman, confirme que cette zone est aujourd’hui un haut lieu de la biodiversité. Au croisement de l’Atlantique et de la Méditerranée et entre l’Europe et l’Afrique, ce plan d’eau est riche en poisson migratoire ainsi qu’en poisson « sédentaire ».

Tout allait bien donc, jusqu’en juillet dernier. Dans un souci de recoloniser une zone sablonneuse, pour ainsi dire morte, située à quelques mètres de la piste d’atterrissage de l’aéroport, le gouvernement de Gibraltar (indépendamment de l’association du Dr. Eric Shaw) décida de couler 70 blocs de béton. Ce nouveau récif artificiel est de trop pour les pêcheurs espagnols qui soutiennent que ce plan d’eau est le lieu de pêche privilégié du bateau “Divina Providencia”.

« Ce bateau espagnol pratiquait illégalement la pêche à la conque en raclant les fonds en utilisant l’équivalent d’un grand rateau, explique le Dr Shaw. Cette technique de pêche est responsable de la disparition des herbiers de Posidonie dans cette partie de la Méditerranée, et est interdite par Gibraltar dans le Nature Protection Act de 1991 ».

« A ma connaissance, ajoute Chris Tydeman, le “Divina Providencia” pêchait tout ce qu’il pouvait trouver, mais principalement des conques de petites tailles et de faible qualité. En aucun cas ces prises ne peuvent être qualifiées de précieuses. »

Des travailleurs coulent des blocs de béton pour agrandir le reef artificiel de Gibraltar © A. Carrasco Ragel / EPAA la surprise de tous, et en représailles à l’immersion des blocs de béton, le gouvernement espagnol suit le mouvement des pêcheurs et décide de multiplier les fouilles de véhicules à la frontière sous prétexte d’empêcher la contrebande de cigarettes (non taxées sur le Rocher), créant des files d’attente interminables.

D’un autre côté, il est aussi facile de comprendre la frustration des autorités hispaniques. Gibraltar accueille environ 53’000 sociétés anonymes alors que la population résidente de Gibraltar est de moins de 30’000 habitants… Dans un contexte économique difficile pour la plupart des pays européens, en particulier pour l’Espagne, la présence de ce paradis fiscal à l’économie florissante est un affront de plus. Peut-être celui de trop.

Finalement, pour couronner cet imbroglio economico-historique entre les deux nations, la Grande-Bretagne conserve à Gibraltar l’une de ses bases militaires les plus stratégiques. Un point sur lequel Londres restera inflexible.

La crise du 21e siècle aurait-elle le pouvoir de réveiller une guerre de succession pas encore digérée ?