Au terme d’un voyage de plusieurs jours en bus à travers le désert d’Atacama au nord-ouest du Chili, j’arrive au bord du Pacifique. Enfin.

Presque immédiatement, je suis surprise par la taille de la plage blanche déserte depuis laquelle je contemple l’océan bleu azur. Elle s’étend à  perte de vue. Elle mesure en fait cinq kilomètres de long pour un de large. Au sud de cette petite mer de sable, il y a Chañaral, une ville tranquille de 15 000 habitants.

Ile du « Pan de azucar », au cœur du parc National, où vivent manchots de Humboltz, lions de mer et loutres © Laetitia Maltese / OCEAN71 Magazine

A une trentaine de kilomètres au Nord, se trouve le Parc National du Pan de Azucar, où vivent manchots de Humboldt, lions de mer, dauphins et loutres. Le parc est un haut lieu de la biodiversité au Chili. La région semble idyllique. Elle ne l’est pas.

Car les apparences sont bien trompeuses. Chañaral vit en réalité l’un des plus importants scandales sanitaire et écologique de l’histoire du Chili. La réalité dépasse l’entendement.

Depuis 80 ans, le Rio Salado charrie des particules nocives issues des mines de cuivre situées 150 kilomètres en amont, dans les montagnes à l’Est. Les quantités de particules qui se sont accumulées dans la baie de Chañaral sont telles qu’elles ont littéralement créé la grande plage. Avec le vent, ces particules se soulèvent et contaminent l’air que respirent les habitants de la ville. Chañaral est en train de mourir lentement et dans le plus grand des silences ; empoisonnée par l’industrie du cuivre.

« Tout a commencé dans les années 30, quand la compagnie américaine la Andes Copper Mining Company s’est installée pour exploiter l’immense gisement de cuivre découvert à Potrerillos,» me raconte Alfonso Sepulveda Perez, surnommé « Poncho ». L’homme jovial et sympathique est garde du parc depuis 17 ans.

La plage de Chañaral vue de la Ruta 5. En 80 ans, 350 millions de tonnes de particules contaminées, entre autres par des métaux lourds, se sont accumulées ici. Elles empoisonnent l’environnement et la population à petit feu © Ana Maria Urrutia Réyes / OCEAN71 Magazine

Le cuivre extrait des mines du Chili représente 38% de la production mondiale. Il s’agit de la première ressource économique du pays. Pour extraire le précieux métal de la roche, considérée comme riche à partir de 1.8% de cuivre, il existe un processus complexe de traitements physiques et chimiques. La soupe boueuse qui en résulte contient de très fortes concentrations en cuivre, arsenic, plomb, zinc, mercure, molibdène… en tout, plus de 21 éléments contaminants, principalement des métaux lourds, en quantité 20 à 50 fois supérieures à celles tolérées par l’organisme humain.

« A partir de 1938, les bassins de rétention de résidus issus de la mine de Potrerillos ont commencé à déborder, m’explique Poncho, la Andes Copper a alors utilisé le Rio Salado pour déverser directement les effluents de la mine dans l’océan Pacifique... », me confie encore mon interlocuteur.

C’est ainsi que de 1938 à 1989, 350 millions de tonnes de sédiments (soit l’équivalent d’un semi-remorque de sédiments déversé chaque jour) ont été charriés par le rio pour atteindre la baie de Chañaral, créant ce qui est aujourd’hui une gigantesque plage artificielle toxique.

01 chanaral pollution

« La décision de la Andes Copper a violé ouvertement la loi en vigueur, qui depuis 1916 interdit de contaminer l’eau avec des résidus industriels,» écrit Angela Vergara, docteur en histoire à l’Université chilienne de Los Angeles.

Dès les années 40, les habitants de Chañaral dénoncent le fait que les fruits de mer et les poissons se raréfient, et que les baigneurs souffrent de maladies de peau. Bien que l’information soit portée au niveau national, il faut attendre les années 60 pour que les premières études scientifiques soient mandatées… pour des raisons économiques ! Car la Andes Copper, qui utilise Chañaral comme port d’exportation du cuivre, craint que l’ensablement de la baie soit une menace pour le bon déroulement de son activité.

La ville de Chañaral est dominée par le « Faro del Milenio », un phare construit en 1999 par la Codelco pour commémorer le changement de millénaire. Certains appellent cet édifice recouvert de cuivre « Le phare de la honte ». L’inscription “Educacion y Salud” sur la dune témoigne de la lutte acharnée des habitants de Chañaral © Laetitia Maltese / OCEAN71 Magazine

« La nationalisation de la Andes Copper en 1971, renommée la Codelco, ne changera rien au problème du traitement de l’eau et de la région de Chañaral,» m’explique Poncho.

En 1975, devant l’ampleur de la contamination, le Rio Salado, toujours pollué, est dévié vers la crique « Caleta Palitos », située à 10 kilomètres au nord de Chañaral. Le problème a juste été déplacé. « Les touristes trouvent cette plage de sable blanc superbe… sauf que ce n’est pas une plage naturelle ; ils ne se rendent pas compte que c’est du sable contaminé ! » s’exclame Poncho.

En 1983, le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) déclare Chañaral comme l’une des villes les plus contaminées au monde.

Cinq ans plus tard, face à la forte mobilisation des habitants de Chañaral, l’affaire est portée devant la Cour suprême du Chili. Celle-ci finit par donner gain de cause à la population locale en ordonnant à la compagnie de suspendre immédiatement le déversement de ses eaux résiduelles et de décontaminer la zone. Cette décision judiciaire est une première dans le pays. Le symbole est fort.

Quelques actions sont alors mises en place : La Codelco finance la fabrication d’un canal en béton et la mise en place de nouveaux bassins de décantation situés à 18 kilomètres au nord de la ville de Diego de Almagro. Selon la Codelco, les sédiments contaminés y sont séparés de l’eau qui est ensuite rejetée dans le Rio Salado. En 2001, dans le cadre d’un accord avec l’organisme en charge de la gestion du parc naturel, la Codelco finance la plantation d’arbustes limitant l’envol et la dispersion du sable toxique de la plage de Chañaral afin de retenir une partie de la contamination. Un peu moins de deux hectares d’arbustes ont été plantés alors que le site sablonneux de Chañaral représente près de 500 hectares… Des mesures cosmétiques, considérant l’ampleur réelle de la pollution.

Impression

Malheureusement, cet état de fait risque de perdurer longtemps puisque le coût de la décontamination de la baie est estimé aujourd’hui à 500 millions de dollars. Un chantier titanesque que ni le gouvernement ni la Codelco ne sont prêts à financer.

En décembre 2003, pour tenter de rassurer, le président chilien de l’époque, Ricardo Lagos, est allé jusqu’à se baigner dans les eaux de la baie de Chañaral pour prouver qu’elles n’étaient pas polluées. En réalité, derrière cette mise en scène médiatique se cachait le besoin pour la Codelco de décrocher une certification environnementale.

Pas uniquement.

La pression sur les conséquences sanitaires devient intenable pour les autorités. Une étude du service de santé d’Atacama (Servicio de Salud de Atacama) a révélé qu’entre 1990 et 2007, les principales causes de mortalité à Chañaral étaient liées à des tumeurs (24%), des maladies du système circulatoire (21%) et des problèmes respiratoires (13%).

A titre indicatif, le taux de mortalité lié à des tumeurs en France est en moyenne de 2,4 pour 1000 habitants (source : CepiDC). A Chañaral, elle est de 128,3 pour 1000 habitants !

Malgré des statistiques lourdes de sens, aucune étude scientifique n’a pour l’instant établi une relation de cause à effet entre le scandale environnemental de Chañaral et les problèmes de santé de la population. Pourtant, comme le précise le Docteur Sandra Cortés, « les publications internationales indiquent que l’exposition aux métaux lourds est responsable de conséquences directes sur la santé. »

En prenant la précaution de fermer la porte de son bureau derrière moi, Manuel Alejandro Aguillera de l’office du tourisme de Chañaral semble ne plus y croire : « Nous ne sommes pas appuyés par les autorités. De son côté, la Codelco rejette la faute sur ses prédécesseurs américains, la Andes Copper Company. Dès lors, que nous reste-t-il ? » Pas grand chose.

Entre la plage de Chañaral et celle de la Caleta Palitos, la déviation du rio Salado est visible. La couleur verte est l’empreinte de la pollution au cuivre véhiculée par la rivière © Ana Maria Urrutia Réyes / OCEAN71 Magazine

Démonstration par les faits : En 2009, un groupe de députés interpelle la Présidente de l’époque Michelle Bachelet en publiant un rapport demandant l’évaluation des risques et des dommages pour la santé sur la population de Chañaral ainsi que l’intervention immédiate du ministre de la santé afin de protéger les plus vulnérables, les enfants et les personnes âgées. A ce jour, aucune mesure n’a été prise suite à la publication de ce rapport.

Les habitants de Chañaral vont-ils finir par abandonner leur ville comme l’ont fait en 1997 ceux de Potrerillos ? Située au bord du Rio Salado, le gouvernement a déclaré cette petite ville « saturée en dioxyde de souffre et en matériel particulaire ». La population, principalement constituée de familles de mineurs, a été transférée à El Salvador, à 25 kilomètres.

Je reprends la route qui longe la baie, construite sur ce qui était la mer autrefois. A moins de 10 kilomètres plus au Nord, se trouve la Caleta Palitos. Une seconde plage constituée de résidus toxiques.

Cette fois, le nord du site fait partie du parc naturel, fréquenté chaque année par quelques 25 000 touristes. La question reste donc de savoir si la pollution touche aussi l’une des plus importantes réserves naturelles du pays ? La réponse est sans appel.

En 2011, une étudiante vétérinaire constatait lors de l’autopsie d’un lion de mer que ses os étaient complètement bleus. Le cuivre, encore et toujours, s’insinuant partout. « Les conséquences de la contamination n’épargnent pas la faune de la réserve du Pan de Azucar, m’explique Poncho. Nous trouvons régulièrement des oiseaux morts ici. Quelques espèces s’adaptent, comme cette algue que l’on nomme “lama”. Il y a eu quelques études sur la contamination de la réserve réalisées par des stagiaires, mais nous n’avons jamais reçu les résultats…»

La faune et la flore exceptionnelles du Parc National du Pan de Azucar, situé à 30 kilomètres au Nord de Chañaral ne sont pas épargnées par la pollution liée à l’exploitation des mines de cuivre © Ana Maria Urrutia Réyes / OCEAN71 Magazine

Lors du procès en 1988, la communauté de Chañaral a reproché son silence à l’ancien directeur de la CONAF (l’organisme en charge de la gestion du parc) alors que l’impact de la contamination sur la faune et la flore marine, y compris du parc, était déjà clairement visible. A ce jour, aucune étude scientifique sur les conséquences réelles de la présence de résidus toxiques sur la zone protégée du parc n’a abouti.

« Contrairement à ce que disent les autorités, la mine d’El Salvador n’est un pas une richesse, explique Poncho. Pour nous, c’est un symbole de pauvreté ! Avant, Chañaral était un petit port à l’avenir prometteur. Nous avions des poissons et des fruits de mer en grande quantité. Aujourd’hui, la zone maritime est devenue complètement stérile. »

En empoisonnant l’air et l’eau, l’industrie est en train de tuer lentement une région entière du Chili, réduisant au silence sa population.

Le silence est d’or, dit-on couramment. Ici, il est de cuivre.