La conquête des Sargasses
Une mer pas comme les autres
13 décembre 2014. Journal de bord de Leenan Head
«Voilà une dizaine de jours que nous avons quitté le Cap Vert, et que nous naviguons, poussés par les Alizés, vers les Grenadines. La première Transat de l’année est toujours un moment fort. Dans une petite semaine, notre voilier devrait atteindre les Caraïbes et ses plages paradisiaques. En attendant, le grand large nous fait face. Partout, l’horizon se dessine, légèrement courbe, précédé d’une immensité bleue. Peu à peu, la mer se zèbre de bandes brunes, d’abord sporadiques, puis de plus en plus nombreuses. Nous sommes escortés par des cordons d’algues qui, comme nous, suivent le sens du vent, parfois sur plusieurs milles. »
Quelques mois plus tôt, le 11 mars aux Bermudes. L’ambiance est aux poignées de main et aux costards cravates. C’est un moment historique pour la mer des Sargasses. Les représentants des gouvernements des Bermudes, des Etats-Unis, du Royaume-Uni, de Monaco et des Açores viennent de signer la «Déclaration d’Hamilton». Il s’agit d’un engagement politique, sans contraintes juridiques mais qui n’a pas de précédent pour une zone de haute-mer. Pour Kristina Gjerde, Conseillère de l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature), «la Déclaration d’Hamilton représente une oasis rare d’action volontaire commune pour protéger ce joyau des hautes mers».
La mer des Sargasses est au cœur d’une ronde formée par les courants océaniques gigantesques qui tournent dans le sens des aiguilles d’une montre. Ce tourbillon de plusieurs milliers de kilomètres carrés porte aussi le nom de gyre. Celui qui s’est formé au milieu l’Atlantique Nord est limité par le Gulf Stream au Nord-Ouest, la dérive Nord-Atlantique vers l’Ouest, le courant des Canaries vers le Sud et le courant Nord-Equatorial vers l’Est.
Au milieu, se trouve une zone de calme où les Sargasses vivent et s’accumulent depuis des siècles, peut-être plus. La zone est hostile, éloignée de toute côte. Sa profondeur maximale atteint 7’000 mètres et ses eaux sont très pauvres en nutriments. Autrement dit, il s’agit un désert océanique. Chaque gyre en abrite un. Pourtant, ici, en Atlantique Nord, c’est une véritable forêt de Sargasses qui s’est développée. Ce phénomène n’a pour l’instant jamais été observé dans d’autres tourbillons et son origine est inconnue.
Philippe Potin et Valérie Stiger-Pouvreau, deux chercheurs du CNRS spécialistes des macro-algues, définissent tous deux la mer des Sargasses comme «un écosystème unique». Il existe dans le monde plusieurs centaines d’espèces de Sargasses. La plupart de ces algues brunes vivent fixées sur un substrat rocheux, en bord de côtes. Dans la mer des Sargasses, deux espèces ont été identifiées : le Sargassum Fluitans et le Sargassum Natans.
17 décembre 2014- Journal de bord du Leenan Head
«Alors que notre voilier traîne deux lignes de pêche à petite vitesse, un des hameçons remonte une poignée de sargasses. Nous sommes pourtant bien au sud de la mer des Sargasses. Etrange. Elles doivent mesurer 40 cm de long. Elles sont brunâtres presque jaunes, à la fois visqueuses et rigides. Elles sont similaires à de petits arbustes avec une multitude de brindilles feuillues, lesquelles portent parfois quelques fruits. Ces derniers sont en fait de petits flotteurs appelés aussi aérocystes. J’observe ces drôles de curiosités. Quelques minutes plus tard, on s’agite à bord, cette fois, au bout de l’hameçon, une daurade coryphène de plus d’un mètre se débat dans une explosion de couleurs : du bleu, de vert et de jaune. Victime des prédateurs que nous sommes, une fois à l’air libre, la bête perdra sa robe lumineuse en quelques minutes.»
Un an plus tard. Je suis dans les locaux de l’UBO (Université de Bretagne Occidentale), à Brest. La biologiste Valérie Stiger-Pouvreau m’explique : «La particularité de ces algues brunes est de flotter à la surface de la mer. Naturellement présentes dans le gyre de l’Atlantique Nord, elles sont en compétition avec le phytoplancton. Comme lui, elles utilisent la lumière pour faire leur photosynthèse et croître». Mais comment se développer dans un milieu pauvre en nutriments ? A la station marine de Roscoff, Philippe Potin précise: «Les Sargasses ont la capacité d’utiliser la moindre trace d’Azote. On a pensé qu’une bactérie pouvait être associée à cette stratégie, des études sont en cours.»
On estime à plus de 10 millions de tonnes la quantité de Sargasses dans cette zone. Elles se reproduisent ici, en pleine mer. «Les Sargasses du gyre ne font pas de reproduction sexuée. Elles se propagent par bouturage et elles ont une croissance lente, affirme Valérie Stiger-Pouvreau . C’est un peu comme des clones, chaque individu a le même patrimoine génétique». Actuellement les biologistes cherchent à comprendre s’ils sont face à un seul «clone» par espèce, ou si ils ont affaire à différents spécimens.
On en sait finalement assez peu sur la physiologie de ces algues. Pour autant, la communauté scientifique s’accorde à dire que c’est un patrimoine naturel exceptionnel. Dès 1996, la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) a désigné la mer des Sargasses comme un espace protégé pour les poissons (Essential Fish Habitat). Qu’elles s’accumulent sous forme de radeaux ou de mottes, les algues offrent un abri naturel à de nombreuses formes de vie. De nombreux animaux s’y nourrissent et s’y reproduisent. On estime qu’il existe une centaine d’espèces de poissons associées aux Sargasses. Philippe Potin précise : «Les sargasses relarguent des exudats, de sucres et d’alcool. Ces derniers favorisent la croissance bactérienne et enrichissent la boucle alimentaire. Un biofilm permet à la vie microbienne de se fixer, alimentant ainsi toute une chaîne de vie: poissons, crustacés, tortues, mammifères marins et oiseaux, tous en bénéficient.»
Parmi les espèces phares de la mer des Sargasses, la plus célèbre est sans doute l’anguille Anguilla Anguilla, qui parcourt plus de 6’000 kilomètres depuis les rivières européennes pour s’y reproduire. Les raisons et les conditions de cette migration ne sont pas encore vraiment résolues.
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18 décembre 2014- Journal de bord du Leenan Head
«Plus que quelques jours de mer avant d’atteindre les îles. Je suis surprise, je m’attendais à voir des dizaines de macro-déchets flottants durant la traversée. Mais rien. Pour autant, cela ne veut pas dire qu’il n’y en a pas.»
Si le contexte courantologique de la mer des Sargasses permet une accumulation des algues, il est aussi le vecteur de toutes sortes de polluants, notamment les plastiques. Comme pour les quatre autres principaux gyres océaniques, celui de l’Atlantique Nord est un réceptacle où s’accumulent des détritus formant ce que l’on dénomme parfois une «plaque de déchets». En réalité, loin de l’image d’un continent, cette pollution est, suivant les zones, peu visible. Cette dégradation des plastiques en micro-déchets constitue un véritable fléau pour les écosystèmes. Ils sont ingérés par le plancton et puis sont transmis à toute la chaîne alimentaire jusqu’aux grands prédateurs.
«Cette importante concentration de plastiques a servi d’argument dans les années 2’000 à certaines entreprises américaines qui souhaitaient récolter 10% des algues de la mer des Sargasses» explique Philippe Potin, effaré par le culot de la proposition: «On était au cœur du boom des biocarburants et leur argument était la possibilité de récupérer les plastiques en même temps que les algues !». Un fait qui a poussé différents pays à s’associer pour la protection de ce lieu riche en biodiversité.
Mais ce n’est pas tout. Le Nord-Ouest du Golfe du Mexique a été identifié par une équipe de scientifiques canadiens, Jim Gower et Stephanie King, comme la zone où les Sargasses se développeraient au printemps, elles rejoindraient ensuite la mer qui porte leur nom en juillet en s’ajoutant à la biomasse existante. Un million de tonnes de Sargasses seraient ainsi porté par les courants chaque année, depuis le Golfe du Mexique, jusqu’à l’Océan.
Or le Golfe est souvent la proie de fortes pollutions chimiques. Il compte près de 4’000 plateformes pétrolières. En 2010, l’une d’elle, la désormais célèbre «Deepwater Horizon» exploitée par la compagnie BP, explose. La marée noire qui fait suite à l’accident se propage dans le Golfe. Afin de limiter les risques, on déverse sept millions de litres de Corexit, un produit constitué de multiples composants détergeants, afin de diluer le pétrole. La même année, le Mississippi a connu les plus grandes crues de son histoire. Tous les contaminants terrestres sont fatalement arrivés vers leur destination finale: le Golfe du Mexique.
Les Américains connaissent bien les Sargasses. Dès les années 1960, du Texas à la Floride, des algues identifiées comme S. Natans et S. Fluitans s’échouent sur les côtes. Le phénomène s’est accentué dans les années 1980-1990. Appelées parfois les «Golden tides», l’apparition de ces marées de sargasses a été directement reliée aux forts apports nutritifs du fleuve Mississippi, via une agriculture intensive et l’utilisation d’engrais chimiques.
Il arrive que ces «Golden tides» soient parfois présentées comme rendant des services aux écosystèmes: les sargasses échouées seraient un frein à l’érosion des plages, et permettraient à la laisse de mer d’être colonisée par de nombreux organismes. Et puis, les Américains ont beaucoup travaillé sur la valorisation des sargasses. Pour eux l’impact de ces échouages n’est pas forcément négatif. Toutefois, depuis 2011 d’autres zones de l’Atlantique Nord souffrent de ces échouages massifs: les côtes africaines et caribéennes en sont les principales victimes.