La Réunion, une île privée d'océan

Solutions originales à un problème global

Le soleil se couche sur une plage lointaine. Une plage comme il y en a des milliers dans le monde. La mer est calme et tel un miroir sans fin, reflète une explosion de couleurs. A quelques dizaines de mètres du bord, un surfeur flotte au gré des ondulations, les yeux sur l’horizon. Un surfeur comme il y en a des millions dans le monde. Il est seul avec lui-même et la nature. Soudain, la tête d’une tortue marine apparaît non loin. Elle vient respirer et semble saluer l’homme assis sur sa planche. C’est le nirvana. La liberté. C’est le surf.

La plage de Boucan Canot, qui a été le théâtre de plusieurs drames a été désertée durant la crise requin. Aujourd'hui, le spot est protégé par un système de filet innovateur © Andy Guinand / OCEAN71 MagazineSauf que sur l’île de la Réunion, ce souvenir de carte postale n’est plus que l’évocation d’une période révolue. Il n’en reste plus beaucoup, des surfeurs qui se risquent, seuls, en fin de journée en mer. Il est désormais formellement interdit d’exercer une activité nautique sur une plage «ouverte» – par opposition à une plage «fermée» par une barrière de corail. Et les amendes sont aussi salées que l’eau en cas d’infraction. La raison de cette législation drastique? Les requins se montrent particulièrement agressifs à la Réunion, et attaquent plus qu’ailleurs. L’île a été frappée 15 fois en moins de 5 ans.

A chaque accident, une campagne de pêche est lancée pour neutraliser le prédateur coupable, provoquant une levée de boucliers du côté des associations de protection de la nature, qui ne tolèrent plus la mise à mort d’animaux sauvages. La «crise requin» a éclaté, et a terni l’image paradisiaque de la Réunion. Aujourd’hui, on l’appelle «Shark Island».

Malgré les risques, un groupe de surfeurs Réunionnais a toujours refusé de poser les planches et d’abandonner une pratique qui est devenue, au fil des décennies, un art de vivre, voire même une religion: «Ce sont les puristes, les résistants,» me glisse Jo Besson, lors d’une chaude matinée de décembre, au port de Saint-Gilles, le «Ground Zero» des attaques de requins à la Réunion. Il a la trentaine, vêtu d’un T-shirt blanc et d’une paire de shorts noirs. Ses cheveux sont plaqués en arrière par une grosse paire de lunettes à soleil. «Je suis un free surfeur devant l’éternel (quelqu’un qui ne surf que pour le plaisir, ndlr), je n’aime pas la compétition. Ma réputation, c’est celle du mec qui aime surfer seul ou en petit comité pendant des heures et lors des plus grosses houles,» m’avoue-t-il avec une assurance qui accompagne généralement les sportifs de haut niveau.

Lors d'un exercice aux Roches Noires, le dispositif des Vigies Requin Renforcées peut être admiré. Au large, les différents bateaux assistent. Dans l'eau et en binôme, les apnéistes accompagnent les derniers surfeurs. Les fumigènes avertissent d'un risque © Jo Besson / VRRCependant, Jo Besson a tout de même fini par raccrocher sa planche et ses palmes de bodyboardeur. Des responsabilités familiales l’ont rattrapées: « L’océan, c’est toute ma vie. Quand je suis devenu père, j’ai appelé ma fille «Aqua» et pour elle j’ai arrêté le freesurf pour un temps. Mais si tout le monde avait posé ses c…. comme moi et accepté l’arrêté préfectoral d’interdiction, les accidents auraient cessé, et ça se serait terminé là. Mais voilà, On bride notre liberté. Pour un pays qui a pour devise «liberté, égalité, fraternité», je trouve que l’on s’éloigne des valeurs de la Révolution française. Grâce aux surfeurs résistants, ceux qui sont prêts à mourir pour leur passion, nous avons pu développer des structures uniques au monde, qui permettent aujourd’hui aux gens de retourner dans l’eau en assumant une prise de risque acceptable. Sans eux, on serait devenu de véritables moutons.»

Ces structures innovantes, ce sont les filets de protection anti-requin «Made In Réunion», et le protocole baptisé Vigies Requin Renforcées, ou VRR, dont Jo Besson fait partie. «Les vigies requin, m’explique le bodyboardeur, c’est la sécurisation d’un spot de surf par des apnéistes professionnels qui occupent la colonne d’eau. Ce n’est pas un programme pour 20 petites têtes blondes qui ont une cuillère en or dans la gueule. C’est pour les licenciés compétition et le pôle espoir, les futurs champions qui seront amenés à monter sur des podiums, à parler de leur île à la télévision et à la radio. Aujourd’hui, peu de personnes sont capables de poser un doigt sur un planisphère quand on leur demande où se situe la Réunion

Une des vigies avec son matériel, prêt pour sécuriser un spot de surf de la côte ouest Réunionnaise © Jo Besson / VRRIl faut le voir pour le croire. Ces jeunes hommes enfilent une combinaison en néoprène, attrapent leurs palmes, masque, tuba et un vulgaire bâton de ski, avant de sauter à l’eau sur des spots où des surfeurs et baigneurs sont morts. Pourtant, en plusieurs centaines d’heures de déploiement, ils n’ont jamais vu l’ombre d’un aileron. Jo Besson apporte des éléments de réponse: «Nous avons plusieurs embarcations, dont un bateau «techno» équipé de caméras permettant de voir à 360° sous l’eau. Si un requin est présent, ou que la visibilité est inférieure à huit mètres, le dispositif est annulé et personne ne se met à l’eau. Si les conditions sont réunies, les apnéistes plongent en binôme, et se relayent toutes les heure et demie pendant que les surfeurs profitent des vagues en toute sécurité. »

Cela nécessite une forme physique hors du commun, et une concentration de tous les instants. «Vigie, c’est un métier et une passion, avoue Jo Besson. On est 14 à avoir des diplômes après 158 heures de formation. Quand on met la tête sous l’eau, on connaît notre taf et on n’a pas peur. On ne se comporte pas comme des proies et notre présence dans la colonne d’eau évite que le prédateur ne s’approche trop des surfeurs.»

Depuis quelques mois, il y a deux spots qui ne nécessitent plus la présence des vigies pour voir le retour des surfeurs: Boucan Canot et Roches Noires. Les deux plus célèbres plages de la Réunion sont aujourd’hui protégées par un système de filets unique au monde. Ce sont les ZONEX, les zones d’expérimentations opérationnelles qui couvrent une surface correspondant à 112 piscines olympiques. Elles sont, avec les spots sécurisés par les vigies, les seules dérogations à l’arrêté préfectoral interdisant toute pratique nautique depuis 2013.

Les filets de Boucan Canot sont étudiés pour résister aux petites houles, mais lorsque les tempêtes sont trop forts, le système peut être plaqué au fond de l'eau © Andy Guinand / OCEAN71 MagazineAilleurs dans le monde, comme en Australie ou en Afrique du Sud par exemple, les filets qui habituellement protègent les plages populaires sont vivement critiqués. Ils provoquent de véritables hécatombes, capturant aveuglement de nombreux spécimens de requins, de tortues marines, de raies, et de dauphins. Sur la côte ouest Réunionnaise, de nouveaux filets non maillant ont été développés pour laisser passer la totalité de la faune aquatique sans risque de capture. Seuls les gros animaux se heurtent à cette nouvelle barrière physique.

Néanmoins, les doutes persistent sur leur efficacité à long terme. En effet, lors de la saison cyclonique, les côtes Réunionnaises sont régulièrement frappées par des vents violents et des trains de houles dévastateurs. Le fabriquant Seanergy, une entreprise Réunionnaise, a alors eu une idée révolutionnaire: Les nouvelles structures peuvent être manuellement plaquées au fond de l’eau, pour ainsi éviter un arrachement lors des plus gros grains. En 8 mois, ils ont déjà été arisés plusieurs fois, puis réinstallés.

Ces solutions ont un coût. Plusieurs jours et plusieurs équipes de plongeurs sont nécessaires pour plaquer une telle quantité de filets au fond de l’eau. Le démontage et le remontage coûtent 40’000 euros à chaque fois. Mais il s’agit d’un mal pour un bien: le coût unitaire de chaque filet est d’un million et demi d’euros.

Avec les filets, les gens sont de retour à l'eau. Les enfants peuvent à nouveau jouer dans les vagues de Boucan Canot, ce qui n'était plus arrivé depuis 2012 © Andy Guinand / OCEAN71 MagazineMalgré les critiques et le scepticisme de certains professionnels de la mer, le succès est immédiat. Une foule était présente pour la réouverture de la baignade et du surf sur la plage de Boucan Canot en décembre 2015, et une compétition de surf a même eu lieu en avril 2016 aux Roches Noires. Les filets et les vigies font l’unanimité. L’île peut enfin respirer, après des mois de suffocations.

Pourtant, les tensions sont toujours présentes. Une troisième structure est, elle, loin de faire l’unanimité. «Cap Requins», le programme de capture de gros prédateurs par le Comité Régional des Pêches Maritimes et des Élevages Marins de la Réunion (CRPMEM), divise les Réunionnais et le monde depuis sa mise en vigueur en 2014. David Guyomard en est le responsable, et il m’accueille au quartier général du comité des pêches, dans la ville du Port. Son bureau déborde littéralement de papier. Il n’y a pas la place pour une tasse à café. «Je suis rentré avant-hier d’Australie, où nous avons été présenter notre invention,» me glisse l’ingénieur en guise d’explication. Le but de Cap Requins est de diminuer la densité des requins tigres et bouledogues près des côtes de la Réunion, par la pêche. «Mais nous ne voulons surtout pas éradiquer ces deux espèces,» précise-t-il d’emblée.

Tuer des animaux sauvages par loisir? C’était encore impensable au début de la crise en 2011. «Après quatre années d’attaques, ajoute David Guyomard, dont sept mortelles, et après de nombreuses séances de concertations et de discussions, alors qu’aucune autre solution alternative satisfaisante n’a été proposée, la pêche est effectivement devenue une évidence». Cependant, une pêche aveugle n’aurait jamais été cautionnée par les autorités. Il a fallu trouver des solutions. «L’idée m’est venue des techniques de pêche de l’espadon à la longline à Cuba, me glisse le responsable du programme Cap Requins. Ils avaient des bouées accrochées aux lignes de pêche, où brûlaient des flambeaux. Quand un animal mordait, le flambeau tombait dans l’eau et s’éteignait. Depuis la plage, les pêcheurs étaient ainsi avertis d’une capture.» En y ajoutant un peu de technologie moderne, comme une bouée GPS alimentée par panneaux solaires, David Guyomard et Christophe Perry, l’un des meilleurs pêcheurs de bouledogue de la Réunion, ont développé un outil d’un genre particulier, qui intéresse aujourd’hui les Australiens, entre autres.

Christophe Perry, dit "Criquet" (à droite) nous montre une des smart drumlines. Le boîtier noir est la balise GPS alimentée par panneaux solaires. La ligne appâtée verticale est tenue par la bouée orange © Andy Guinand / OCEAN71 MagazineLe système est basé sur les drumlines, ou palangres verticales. Une ligne avec des hameçons appâtés est accrochée à une bouée, le plus souvent de nuit soit quand les requins sont plus «capturables», avec un système d’alerte. Lorsqu’un poisson «beque» et tire, un élastique déclenche un signal qui est envoyé directement sur le téléphone portable du pêcheur qui est de garde. En moins de deux heures, il remonte la prise, et prend une décision selon le protocole mis en place. «Si c’est un requin bouledogue de 1m50 minimum, précise l’ingénieur du Comité des Pêches, ou un requin tigre de 2m50, l’animal est sorti de l’eau, mis à mort, et envoyé au laboratoire pour une valorisation scientifique. On analyse les contenus stomacaux, les isotopes stables pour l’écologie trophique, leur génétique, s’ils ont des traces de toxines type ciguatera. Et les mâchoires sont conservées pour analyser les rayons de morsures.» Et que se passe-t-il si une autre espèce mord à la ligne, ou un squale de petite taille ? «Nous les relâchons, me répond David Guyomard. L’énorme avantage avec notre système d’alerte, c’est que les captures sont vivantes dans 86% des cas. Certains requins nourrices ont même été capturés jusqu’à quatre fois. Nous avons aussi marqué de nombreuses espèces avec des marques acoustiques, comme les petits requins tigres et bouledogues, les raies guitares et les carangues pour pouvoir suivre leurs déplacements grâce à un réseau de stations d’écoutes côtières que nous entretenons. De plus, notre outil est naturellement sélectif grâce à la taille de l’hameçon et le type d’appât. On ne prend pas de petits animaux. Ce n’est pas comme les filets maillants, qui ramassent de tout, comme les tortues ou dauphins

Cette quinzaine de palangres intelligentes, ou «smart drumlines», est disséminée le long de la côte Ouest, face aux zones considérées comme sensibles ainsi que sur des sites «à requin» au Nord et au Sud. «C’est de la pêche de protection, avance le responsable du programme Cap Requins. L’argument, c’est de cibler ces gros prédateurs qui nagent au milieu de zones d’activités nautiques et qui représentent un risque, ne serait-ce que par leur présence.» Depuis 2011, en 5 ans, ce ne sont pas moins de 178 squales qui ont ainsi été tués à la Réunion (83 requins bouledogues et 95 requins tigres). Au total, cela correspond au tonnage de moins de deux années de ce qui était déclaré par la petite pêche artisanale dans les années 1990, toutes espèces confondues, à l’époque où ces requins étaient exploités et consommés. Mais aujourd’hui, avec le risque supposé d’intoxication à la ciguatera, ces tonnes de viandes sont malheureusement mises à la poubelle après dissection. «C’est dommage, regrette l’ingénieur, pour moi la pêche c’est pour nourrir les gens. D’ailleurs, bien préparée, la viande de tigre et bouledogue est très bonne. Il y a toujours un peu d’ammoniac, mais il suffit de faire tremper dans de l’eau avec du vinaigre. Il n’y a pas d’arrêtes, alors tu fais des grosses tranches, en brochettes ou en carry.»

Une des smart drumlines du programme Cap Requins est appâtée pour la nuit, dans les eaux de la Réserve Marine Nationale de la Réunion © Andy Guinand / OCEAN71 MagazineCap Requins va aujourd’hui à l’encontre de l’ensemble des programmes de sauvegarde des grands prédateurs océaniques. Ses partisans se trouvent sous le feu des critiques. «La France subventionne massivement la destruction des requins, jusque dans les réserves marines», s’offusque François Sarano, le fondateur de l’association métropolitaine Longitude 181 Nature, active depuis le début de la crise requin. Cet amoureux de la nature se base sur des années d’expérience de plongée avec de grands squales, et déplore leur mise à mort.

Il est persuadé que l’installation des smart drumlines ne font qu’empirer le problème: «Les palangres posées par ces pêcheurs financés et subventionnés par l’État Français attirent les requins vers les zones de baignade et de surf. Voilà pourquoi ont été capturés requins tigre et un requin blanc, qui sont normalement plus au large. Nous pensons que l’élimination de ces animaux n’est pas la bonne méthode pour résoudre la crise et diminuer les accidents. Il faut plutôt reconstituer un écosystème équilibré, ce qui passe par le respect de la Réserve Marine.»

Il n’y a pas que les associations métropolitaines de protection de la nature qui critiquent le programme Cap Requins. Thierry Gazzo est un pêcheur professionnel de Saint-Gilles, et comme tous les habitants de la côte Ouest, il a été «scotché» par la série d’attaques qui a démarré en 2011. Il a travaillé sur le programme CHARC, en vue de capturer, marquer, relâcher et suivre 40 requins tigres et 40 requins bouledogues. Son père, Guy Gazzo, est une grande figure de la chasse sous-marine à la Réunion. A l’époque, il avait averti des risques de l’installation d’une réserve marine devant la station balnéaire, avec comme conséquence une colonne d’eau vide d’humains. Guy Gazzo a aussi été le premier à expérimenter les vigies requin. Avec son masque, ses palmes et son fusil sous-marin, il n’a pas hésité à sécuriser une compétition de surf aux Roches Noires à laquelle son neveu participait, en 2011.

Trois requins bouledogue de tailles différentes ont été pêchés au moyen d'une palangre hydraulique de fonds, un système très performant pour attraper l'animal farouche © Thierry Gazzo / WEST«Je suis à fond derrière les vigies, me glisse Thierry Gazzo autour d’un petit déjeuner à la terrasse ombragée d’un café à Boucan Canot, et je suis à fond pour les filets aussi, s’ils tiennent le coup. Par contre, les actions de pêche c’est une blague. Aujourd’hui, les responsables n’utilisent que la technique et les pêcheurs qui n’ont montré aucun résultat lors de la campagne de pêche pour CHARC. Avec ma technique qui utilise la palangre hydraulique de fonds, on aurait pu travailler durant quatre ans avec d’autres palangriers, et le problème aurait été réglé, lance-t-il avec confiance. La volonté politique et publique a été de créer un centre technique qui génère plusieurs emplois au détriment de la sécurité et de la vie économique Réunionnaise. Je ne suis pas anti-requin, au contraire. J’ai vu des bouledogues sous l’eau, et c’est magnifique. Tu es envahi par la puissance de l’animal en les voyant nager, mais le problème c’est bien les attaques. Quand je tue un bouledogue, ce n’est pas un acte glorieux, juste une probabilité d’attaque en moins. Mais aujourd’hui, les actions de pêches sont inférieures au taux de reproduction. A partir du moment où on décide de pêcher le bouledogue, il faut le faire intelligemment et en sortir plus que le taux de natalité naturel, ce qui est loin d’être le cas à l’heure actuelle.»

Thierry Gazzo est même allé jusqu’au tribunal, pour tenter de faire cesser la pêche à la smart drumline, qui selon lui est inefficace, coûte cher au contribuable, et augmente le risque d’attaque. «Selon l’étude CHARC, ajoute le pêcheur Saint-Gillois, la population de bouledogue passe 95% de son temps dans 50 mètres d’eau. C’est là qu’il faut les pêcher, et non à la côte. Le tigre, lui, passe son temps à six kilomètres au large. Même si c’est un requin dangereux, j’ai toujours dit que c’était hors sujet de pêcher du tigre. Les mecs de Cap Requins sont en train de dérégler l’équilibre avec leurs drumline à la côte, en déplaçant les populations de tigres vers le rivage. Un risque confirmé par l’indice de présence de ces prédateurs après que Cap Requins ait été mis en place

Sur le bateau de pêche, les gestes sont précis. Christophe Perry appâte les hameçons d'une smart drumline pour la nuit © Andy Guinand / OCEAN71 MagazineDavid Guyomard, ingénieur au Comité des Pêches, n’est pas du même avis. «Cette question de l’attraction des drumlines est un mythe largement colporté par les opposants ici ou ailleurs car très facile à faire gober au grand public. Nous avons suivi cet élément en détail au moment de l’installation expérimentale des drumlines en 2014, en utilisant les requins marqués du programme CHARC. Nous nous sommes rendus compte que ni le nombre de requins, ni la fréquence, ni les heures, ni les jours de visites n’avaient été modifiés par rapport à 2013 et avant l’installation des drumlines. En fait, les appâts utilisés sur nos smart drumlines sont des poissons entiers entre 1.5 et 3 kilos, dont la plume olfactive se dissipe très rapidement dans l’eau de mer et perd 90% de son intensité en 6 heures. La bande côtière n’est pas une piscine olympique, et les stimuli olfactifs sont multiples entre les proies naturelles, les appâts des autres pêcheurs, les déchets etc. Nos drumlines, qui ne sont installées que de nuit près des zones d’activité nautique, ne suffisent pas à modifier le comportement de ces prédateurs déjà très présents près des côtes, comme les attaques et les détections ont largement permis de le mettre en évidence au cours des années précédentes.» Les tigres sont eux pêchés car des équilibres existent entre ces espèces. Après avoir beaucoup pêché le requin bouledogue au filet à la côte en Afrique du Sud dans le programme de la KwaZulu Natal Shark Board, les requins tigres ont pris leur place.

David Guyomard, au Port, sur la côte ouest Réunionnaise. Il me présente un tableau qui aide à différencier les espèces de requins présentes dans les eaux de l'Océan Indien © Andy Guinand / OCEAN71 MagazineMalgré les critiques et les incertitudes, Cap Requins a l’avantage de faire avancer les connaissances, et participe également à la protection d’autres espèces. Le comité des pêches a voté une résolution pour l’interdiction de la pêche des requins de récifs, qui continuent d’être ciblés par la pêche de plaisance. Un important travail de sensibilisation a été mis en place. Le scénario idéal serait la reconquête de la côte Ouest par les requins de récifs, une fois la population de bouledogues réduite. Un «pointe blanche» a d’ailleurs été attrapé, marqué et relâché en juillet devant le port de Saint-Gilles, ce qui n’était plus arrivé depuis des années. «Il faut juste espérer que la qualité des eaux côtières se maintienne voire s’améliore pour que ces espèces fragiles reviennent coloniser ces espaces,» conclu David Guyomard.

Par contre, personne n’est aujourd’hui capable de savoir si cette pêche de protection va ramener le risque requin à un niveau acceptable. Comme me l’a avoué Christophe Perry, dit Criquet, l’un des pêcheurs à la smart drumline du programme Cap Requins: «Il nous faut vraiment plus de recul pour savoir si ça marche. Il y a trop de variations d’une semaine à l’autre, d’un mois à l’autre et même d’une année à l’autre. Parfois, un mois et demi passe sans qu’on fasse la moindre prise. D’une manière générale, nous en pêchons de moins en moins. Si on en pêchait plus, ce serait très inquiétant.»

Pour beaucoup de gens informés, dont Eric Pinault, la pêche ciblée représente la solution du juste milieu. Eric est un surfeur Réunionnais, créole, qui avait un magasin de surf et de nombreux programmes qui tournaient autour de sa passion. Avec la crise requin, il a dû fermer boutique. «Sans creuser, me dit-il, la majorité de gens va penser qu’il est immoral de tuer un requin par loisir. L’animal est chez lui dans l’eau, alors que l’humain n’appartient pas à ce milieu. C’est le jugement de base. Mais à la Réunion, c’est un petit peu plus compliqué.» Néanmoins, le surfeur ne voit pas la pêche exister encore longtemps: «L’opinion publique internationale est tellement opposée qu’on ne pourra pêcher que pendant trois ou quatre ans maximum. Après, la pression sera trop forte, comme en Australie où c’est de plus en plus compliqué. Il faut absolument que l’on se dirige vers des solutions technologiques non létales. Pour moi, la solution c’est la détection.»

Dans ce domaine, les prototypes fleurissent. En l’occurrence, une entreprise Australienne développe un Clever Buoy, pour «bouée intelligente». Grâce à son sonar de dernière génération, l’instrument serait capable de faire la différence entre un requin et un mammifère marin par exemple. Un peu comme la reconnaissance faciale disponible sur Facebook. Après avoir détecté un squale d’une taille estimée comme dangereuse, un signal d’alerte est envoyé aux maîtres-nageurs, qui peuvent intervenir rapidement.

Les systèmes répulsifs ne sont pas en reste. La plupart de ces nouvelles technologies utilisent le magnétisme, ce qui incommoderait l’hyper-sensibilité des ampoules de Lorenzini que possèdent tous les squales. Ces nouveaux instruments, souvent très onéreux et pas encore 100% fiables, existent sous de nombreuses formes: des filets, des structures qui imitent les algues ou de petites boîtes à porter sur soi lorsque l’on va nager. Il existe même des systèmes développés pour les planches de surf, avec une batterie, une électrode à l’avant de la planche et une à l’arrière. «Ça repousse les requins dans un rayon de trois mètres autour de la planche, m’explique Mickey Rat, propriétaire d’un surf shop à Saint-Leu qui vend les produits Surf Safe. Cela a été développé en Australie de l’Ouest, et personnellement je ne vais jamais surfer sans. Ça coûte environ 400 euros, et j’en ai vendu une centaine d’unités ces dernières années. Ça a sauvé mon magasin !»

Cela fait plus d’une année qu’il n’y a pas eu d’attaques mortelles à la Réunion. Depuis Elio, jeune espoir du surf de 13 ans, qui a été tué un dimanche d’avril alors que les Vigies Requin Renforcées allaient démarrer le mercredi suivant. Cet épisode tragique est encore frais dans toutes les mémoires et les Réunionnais ne peuvent s’empêcher de se demander si cette longue période sans accident n’est qu’une accalmie ou s’il s’agit enfin du tournant tant attendu. Malgré les drames, la «crise requin» qui frappe l’île de la Réunion constitue une sorte de laboratoire d’un genre particulier: on y accumule des connaissances encore inédites sur les prédateurs et on y développe de nouveaux outils de surveillance et de jugulation. Un nouveau «centre de ressource et d’appui sur le risque requin» espère coordonner les efforts. Les stratégies élaborées sont étudiées de près par d’autres pays et d’autres régions qui sont aussi aux prises avec des problèmes liés aux requins, en particulier avec le bouledogue. Reste encore à savoir si l’île pourra bientôt retrouver son Océan…

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