La Réunion, une île privée d'océan
Drapeau rouge
Une année après l’enthousiasme décrit dans le chapitre « Solutions originales à un problème global », le constat est amer pour les habitants de La Réunion, île volcanique française perdue au milieu de l’Océan Indien.
Situation unique au monde, l’île est désormais prise au piège d’une mer entièrement interdite d’accès par un arrêté préfectoral.
Jusqu’il y a peu, deux plages ouvertes sur l’océan étaient équipées de filets expérimentaux de protection. Ils n’ont malheureusement pas résisté à l’usure de la mer. Coupées du large par une barrière de corail, les plages du lagon étaient l’autre zone préservée jusqu’ici des prédateurs marins. Mais depuis que plusieurs requins bouledogues juvéniles ont trouvé de petits accès d’entrée à ce plan d’eau, le drapeau rouge a été levé. L’interdiction de baignade est donc aujourd’hui totale tout autour de l’île.
Pire, en moins d’un an, quatre surfeurs réunionnais se sont faits attaquer par des requins. Le plus chanceux s’en est sorti avec quelques égratignures, sa planche ayant fait les frais de la puissante mâchoire. Des trois autres malheureux, deux ont perdu la vie des suites d’une importante hémorragie, alors que le dernier est mutilé pour le restant de ses jours.
Le bilan se monte désormais à neuf morts en moins de six ans. Chacune de ces tragédies apporte son lot de questions, alors que les réponses, elles, se font cruellement attendre.
L’Île de La Réunion était pourtant à l’avant-garde des études scientifiques sur les requins dès 2011. Pendant cinq ans, l’ambitieux programme CHARC, piloté par l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), a réussi à suivre 38 requins bouledogues et 45 requins tigres. Mais cette étude scientifique s’est terminée avec la publication des résultats en 2015. Les recherches sont depuis au point mort.
En sa qualité de docteur en biologie marine, Antonin Blaison était le responsable de la partie comportementale du programme mené par l’IRD. « Je suis arrivé à La Réunion en 2011, se souvient-il, au tout début de la crise requin. Après CHARC, la seule entité qui continuait à faire de la science sur les squales était le comité des pêches. J’y ai été engagé en février dernier pour développer l’aspect scientifique du programme “Cap Requin”. »
“Cap Requin” est le programme hautement controversé de capture et mise à mort de requins tigres et bouledogues. N’est-ce pas contradictoire d’y trouver un scientifique ? « J’y ai vu une opportunité pour réorienter le programme vers une pêche plus responsable, répond Antonin Blaison. Je veux montrer qu’on peut associer un programme de pêche à un programme scientifique. La science valorise la pêche, et même si ce sont deux actions différentes sur la même espèce et la même problématique, l’objectif combiné est la réduction du risque. »
Le biologiste ajoute que la reprise du marquage des espèces ciblées fait partie des réflexions pour l’avenir, car il n’y a pour l’heure aucun suivi de ces animaux. « Si demain nous avons à nouveau un pic d’attaques et un changement de comportement, nous allons nous retrouver dans la situation initiale, c’est-à-dire incapables de répondre aux interrogations. »
Aujourd’hui, certains se demandent si le requin bouledogue peut être classé comme espèce invasive à La Réunion. Pour le scientifique du comité des pêches, « même si c’était le cas, cela n’aiderait en rien le retour au surf, ou la compréhension des origines des attaques. Nous ne sommes aujourd’hui pas en mesure d’estimer le nombre exact de requins dans les eaux réunionnaises. »
D’après Antonin Blaison, la pêche reste aujourd’hui le meilleur moyen d’évaluer une population de squales. Mais pour que cette méthode soit réellement efficace, il faudrait que l’effort soit uniformisé sur l’ensemble du territoire et ce, toute l’année. « Aux USA, précise-t-il, une estimation de la population de requins bouledogue a nécessité 10 ans d’étude. Dans le cadre d’une crise comme la nôtre, nous ne pouvons pas attendre 10 ans sans rien faire. »
Les actions de pêche à La Réunion se déclinent donc aujourd’hui en deux techniques distinctes : En premier lieu, une pêche qualitative à proximité immédiate de la côte. Tous les requins ne s’approchent pas des plages et des spots de surfs. Mais à La Réunion, ceux qui le font sont susceptibles de mordre à l’hameçon d’une des palangres verticales équipées d’une technologie qui avertit d’une capture en temps réel. Ce sont les fameuses smart drumlines, déployées pour cibler les squales dont la simple présence est considérée comme dangereuse.
« Le deuxième effort de pêche est quantitatif, explique Antonin Blaison. Il est destiné à réduire la population de requins. Pour cela, les pêcheurs partent plus au large, à un ou deux kilomètres de la côte. Ils y installent des palangres de fonds avec au moins 25 hameçons déployés avec de petits appâts. »
Cette double action, qui a été mise en place en début d’année, est actuellement suspendu pour des raisons administratives et financières. Un important changement d’équipe au sein du comité des pêches a mis le feu aux poudres en janvier de cette année. La nouvelle équipe accuse l’ancienne direction d’une mauvaise gestion des fonds publics. Les caisses vides durant plusieurs mois, plus aucun pêcheur n’est parti pour capturer spécifiquement des requins.
Le sujet est brûlant. L’une des plus importantes critiques qui a précipité le changement d’équipe était l’allocation des mandats de pêche du programme “Cap Requin”. D’après les opposants, le budget annuel d’environ 800’000 euros de fonds publics était systématiquement attribué à un cercle restreint de professionnels.
L’une des promesses électorales de la nouvelle équipe a été l’ouverture du marché à l’ensemble des pêcheurs réunionnais. En théorie, un marché libre et concurrentiel devrait être plus efficace. Mais dans le cas de La Réunion, il s’agit de capturer l’un des requins les plus rusés au monde, se méfiant de la plupart des leurres de pêche traditionnels. Avec les bouledogues, il semblerait que la pêche devienne une affaire de très grands spécialistes.
David Guyomard était l’ancien responsable du programme “Cap Requin”. En tant qu’ingénieur halieutique, il a développé les smart drumlines aux côtés de Christophe Perry, pêcheur renommé de l’île. Ne travaillant plus au comité des pêches depuis mars 2017, la frustration d’un long travail inachevé se ressent dans sa voix. « Lorsque la nouvelle équipe est arrivée, me confie-t-il au téléphone, ils ont autorisé tous les pêcheurs à sortir attraper du requin. Comme on pouvait s’y attendre, ils se sont mis à sortir des requins tigres à tour de bras. Seuls quelques pêcheurs, dont d’anciens de “Cap Requin”, ont réussi à sortir des bouledogues, mais très peu. »
Dès son élection, la direction a instauré de nouvelles règles pour la pêche des squales: Chaque sortie était rémunérée 200 euros sur base d’un SMS adressé au comité, avec ou sans capture. Si un poisson était sorti, la viande de bouledogue était rachetée 10 euros le kilo alors que la viande de tigre valait quatre euros le kilo. Dénoncée par la précédente équipe de « Cap Requin », Ludovic Courtois, ancien secrétaire général en tête, cette pratique aurait fini de vider les caisses du programme. Une longue procédure administrative a été entamée pour bénéficier de nouveaux budgets, mais la nouvelle direction assure que la pêche aura repris dans les prochaines semaines.
Au-delà de l’aspect financier, David Guyomard s’inquiète aussi de la sécurité des surfeurs par rapport aux zones qui ont été choisies par les pêcheurs : « Sur la commune de Saint-Leu, ce n’était visiblement pas attractif de sortir pêcher. Depuis la mise en place du nouveau système, aucun bateau n’y est allé pendant plusieurs semaines. A la fin du mois d’avril, Adrien est mort sur la vague de la Pointe au Sel. »
Selon l’ingénieur, son collègue Christophe Perry représentait 50% de l’efficacité du programme. En tant que coordinateur de l’ancien projet, il était extrêmement à l’écoute des usagers, pour déployer les dispositifs où il y avait des observations. « Les faits sont là, martèle-t-il. Durant l’année et demie où nous avons pu réellement travailler avec les smart drumlines, de mi 2015 à début 2017, tout autour de Saint Leu, Trois Bassins et ailleurs, il n’y a eu aucune attaque. » Il est vrai que durant cette période, le seul accident s’est produit à l’intérieur des filets expérimentaux de Boucan Canot. Le drapeau rouge était levé ce 27 août 2016, car des trous avaient été repérés dans la structure.
David Guyomard est convaincu qu’un effort véritablement efficace se traduit par une action ciblée sur les requins les plus dangereux qui nagent le long de la côte, plutôt qu’une pêche tous azimut de spécimens au large. Sur ce sujet, l’Australie semble confirmer sa théorie : « Je reviens d’un mois et demi passé en compagnie de scientifiques de la Nouvelle-Galles du Sud. Ils utilisent les smart drumlines que nous avons développés ici à La Réunion, et se concentrent sur la pêche de neutralisation sur les zones à enjeu côtières. Mais au lieu de tuer les animaux, ils les récupèrent vivants, les marquent et les relâchent. »
D’Ulladulla à Ballina, en passant par Sydney, soit environ 1’000 kilomètres d’une des côtes les plus fréquentées par les surfeurs dans le monde, 50 smart drumlines sont répartis, ou en cours de l’être, sur des sites clés.
Plus au Nord dans le Queensland, autour de la Gold Coast par exemple, il y a des milliers de surfeurs dans l’eau tous les jours. « Mais il n’y a pas d’attaques, confirme David Guyomard. Pourtant, il y a un nombre très important de requins bouledogues dans les canaux et sur les sites plus au large. Devant leurs plages à enjeux et depuis 50 ans, ils utilisent des filets ainsi que des palangres classiques avec du matériel rudimentaire. C’est terrible pour les espèces accessoires. Mais ça n’empêche pas les requins de proliférer à distance des sites, et cette méthode semble efficace pour prévenir les attaques. »
La différence en Nouvelle-Galles du Sud, c’est que les attaques des dernières années ont été essentiellement le fait de jeunes grands requins blancs. Une espèce emblématique et protégée par de multiples conventions internationales, contrairement au requin bouledogue.
Fort de ce constat, l’état a mandaté le département du secteur primaire (une division du gouvernement qui gère entre autre la pêche dans les eaux australiennes), le puissant DPI. Grâce à une enveloppe globale de 16 millions de dollars australiens (soit environ 11 millions d’euros) étalés sur cinq ans, le DPI a pu financer un solide programme de gestion du risque requin qui fait figure de leader mondial.
« Dans cette région d’Australie, précise David Guyomard, contrairement à La Réunion, ils pêchent de jour. C’est sans doute pour cela qu’ils n’attrapent quasiment que des grands requins blancs. Les bouledogues sont très difficiles à capturer la journée. L’animal vivant est alors équipé d’une marque acoustique qui peut fonctionner jusqu’à 10 ans, avant d’être relâché plus au large. Il peut dès lors être suivi par un réseau de stations d’écoute en temps réel, installées le long de la côte. Après discussion avec toute l’équipe du DPI, ils m’ont expliqué que les usagers n’utilisent pas vraiment ce système en temps réel (Ndlr : il y a un compte twitter qui met à jour automatiquement la présence d’un requin marqué lorsqu’il est repéré par une station). Les usagers sont principalement rassurés par le fait que ces drumlines soient installées de jour, proches des zones d’activité. »
Fin août 2017, les scientifiques du DPI ont informé les journalistes australiens que les smart drumlines « pourraient être encore plus efficaces que prévu. » Il semblerait en effet que les requins ayant été capturés, marqués puis relâchés, décident ensuite de s’éloigner encore plus de la côte. Les responsables ont récemment décidé d’ajouter 50 nouvelles palangres au nord de la Nouvelle-Galles du Sud, dans les environs de Byron Bay.
De retour à La Réunion, il n’est pour l’instant pas question d’arrêter le prélèvement des espèces problématiques et de créer un système qui ressemble à ce qui se fait en Nouvelle-Galles du Sud. Bien qu’il s’agisse du même outil, les conditions sont très différentes, et les espèces visées ne sont pas les mêmes. Le contexte actuel veut que l’opinion publique soit fortement opposée à la mise à mort de requins. Des animaux considérés, souvent à juste titre, comme essentiels à l’équilibre de l’écosystème marin.
En février 2017, la planète surf et les écologistes du monde entier ont été stupéfaits par la déclaration surprise de Kelly Slater, considéré unanimement comme le plus grand surfeur de tous les temps. L’américain est spécialement respecté pour son engagement pour la protection de la nature et des océans en particulier. Contre toute attente, et quelques jours après une énième attaque meurtrière de requin à La Réunion, il publiait un commentaire sur le réseau social Instagram se disant favorable à un prélèvement journalier et ciblé de requins bouledogues autour de l’île française. Il ajoutait que « visiblement, l’écosystème marin y est déséquilibré. Si le monde entier connaissait les mêmes taux d’attaque qu’à La Réunion, personne ne pourrait utiliser l’océan et des millions de gens se ferait tuer de cette manière. »
L’indignation la plus totale s’emparait alors des réseaux sociaux, et plus particulièrement des ONG spécialisées dans la protection de la nature. La haine la plus pure s’est alors déversée sur les divers comptes web de Kelly Slater. Traité de tueur de requins, certains sont allés jusqu’à souhaiter sa mort en mer, dévoré par des requins, évidemment. Le grand champion a très vite perdu son statut d’icône de la protection des mers. Du moins, temporairement.
Contacté pour tenter d’éclaircir sa position, Kelly Slater nous a répondu par email qu’il n’est pas favorable à la protection d’une espèce qui semble se focaliser sur l’homme alors que l’écosystème dans lequel il se nourrit est déréglé. « En même temps, je ne préconise pas la destruction de l’environnement. Je me demande juste si une solution satisfaisante existe aujourd’hui dans le cas spécifique de La Réunion qui permettrait d’apporter une vraie réponse. A ce jour, j’en doute. »
Dans le brouhaha des réseaux sociaux, les commentaires arrivent globalement aux mêmes conclusions : « les requins sont chez eux dans l’eau ; l’homme n’y a pas sa place ; foutez la paix aux requins ; si les requins meurent, les océans meurent, et nous mourront aussi… » Un message catégorique, simpliste, facile à retenir et à répéter. Peu de voix se sont élevées pour comprendre et défendre les propos du champion écologiste. L’une d’entre elle fait cependant figure d’exception.
Mark Healey est également un personnage mythique du monde du surf. Cet athlète hawaïen de 36 ans a fait des plus grosses vagues du monde sa spécialité. Comme la plupart des « watermen », il ne se contente pas d’une seule activité nautique : il est également reconnu comme un apnéiste et un chasseur sous-marin hors pair. Après avoir passé la majorité de sa vie dans l’océan, il s’est naturellement intéressé à la biologie marine, et en particulier celle des requins.
« J’ai toujours pratiqué la chasse sous-marine, me confie-t-il au téléphone, et la dynamique de l’activité fait que nous sommes souvent en contact rapproché avec des requins. Assez tôt, j’ai réalisé que ma peur initiale était infondée. En maîtrisant cette peur et mes émotions, j’ai pu passer du temps avec des spécimens de tailles respectables dans leur environnement naturel. Je suis aujourd’hui capable d’interpréter le langage corporel de ces animaux, ce qui me permet de les approcher de très près alors qu’ils n’ont pas été appâtés. C’est très intéressant pour les scientifiques, car je suis doué pour marquer des espèces de requins particulièrement sensibles aux autres techniques de marquage. Grâce à mon fusil sous-marin, le requin ne reçoit qu’une toute petite piqûre, puis retourne immédiatement à sa vie ordinaire. »
La logique voudrait que Mark Healey condamne tout programme de pêche de squales. Et pourtant, il a été l’un des seuls à comprendre et approuver la déclaration de Kelly Slater au sujet du prélèvement de requins bouledogues à La Réunion.
Selon l’hawaïen, il y a un déséquilibre contre-nature dans les eaux réunionnaises. « Pour être absolument clair, précise-t-il, je ne pense pas que le prélèvement de requins soit justifiable dans aucun autre endroit de la planète. Autour de l’île de La Réunion, les bouledogues ont visiblement pris de très mauvaises habitudes. Etant donné que ce sont des grands migrateurs, il est possible qu’ils aient acquis ce comportement dans un autre lieu où ils passent une partie de l’année. Personne ne le sait. Jusqu’à preuve du contraire, cette espèce n’est pas menacée. Ce qui me dépasse, c’est lorsque les gens donnent plus de valeur à un animal qui abonde dans les océans qu’à une vie humaine. »
Mark Healey ne pense pas pour autant qu’il faille tuer tous les requins à La Réunion. Il ajoute : « Le gouvernement a essayé différentes choses qui ne fonctionnement visiblement pas. La solution n’est certainement pas de déconnecter les gens de l’océan et de les faire vivre dans la peur. »
Tous s’accordent à dire que le déséquilibre marin qui a conduit à la crise requin réunionnaise est certainement le fruit des activités humaines. Kelly Slater et Mark Healey font partie des gens extrêmement expérimentés qui préconisent une action humaine. « Sur nos îles du Pacifique, poursuit l’hawaïen, nous avons l’une des plus fortes densités d’espèces menacées au monde. Le territoire compte beaucoup d’espèces endémiques qui sont en danger suite à l’apport d’animaux et de plantes invasives. De nombreuses mauvaises décisions ont été prises ici, mais devons-nous pour autant laisser la nature retrouver un équilibre par elle-même ? Les espèces indigènes ne survivraient pas. Lorsque la source du problème peut être remontée à l’homme, ce sont souvent des actions humaines qui sont alors nécessaires. »
Il y a de nombreux experts du monde marin qui sont fermement opposés à tout programme de prélèvement de requin. William Winram fait partie des légendes des plongeurs en apnée. Détenteur de plusieurs records mondiaux, il met ses capacités pulmonaires et sa connaissance des animaux marins au service de nombreux programmes scientifiques à travers le monde. Avec l’organisation à but non-lucrative « The Watermen Project » qu’il a fondée, il se focalise sur la conservation des espèces de requin. « Je suis scandalisé par ces surfeurs qui veulent tuer des requins, » m’annonce-t-il d’emblée lors de notre conversation téléphonique.
William Winram, qui est aussi un surfeur depuis son enfance, connaît bien la problématique : il a été invité à La Réunion en 2011 comme consultant au côté de Fred Buyle, également apnéiste d’exception. Les deux professionnels ont plongé tout autour de l’île au début de la crise requin. Six ans et de nombreux morts plus tard, il m’explique : « En plongeant à l’époque, j’ai vu que les écosystèmes des eaux réunionnaises étaient en mauvaise santé. Quand on m’a demandé ce qui avait pu déclencher une modification de comportement chez les requins, j’ai avancé la possibilité d’un changement important dans la biomasse qui constitue leur alimentation normale. Les requins se seraient alors mis en chasse de nouvelles proies. A vrai dire, je n’en sais rien et je doute qu’on arrivera à trouver les raisons exactes. »
Selon l’apnéiste, ce n’est pas suffisant pour tuer les squales dangereux pour l’homme. Il précise qu’il « compatit avec quiconque a perdu un membre de sa famille dans cette crise. Mais je recommande aux gens d’arrêter de surfer à La Réunion. Étant moi-même un surfeur, quand j’ai vu les conditions sur place, j’ai décliné l’offre de me mettre à l’eau avec une planche. C’est dur pour les locaux, car dans ma vie j’ai souvent rencontré des gens qui ne pouvaient pas vivre sans le surf. Ce sont souvent de meilleures personnes grâce à cette pratique qui agit comme un exutoire. Si on vous l’enlève, c’est comme vous retirer vos antidépresseurs. Les conséquences sont potentiellement catastrophiques. »
Selon William Winram, le débat à La Réunion s’est envenimé car il a été très tôt brouillé par des émotions très fortes. « Malheureusement, il poursuit, nous ne vivons plus en harmonie avec notre environnement, et nous avons perdu notre vénération de la nature. La santé des océans est cruciale à notre survie, car 50% de l’oxygène que nous respirons proviennent de la mer. Quand on enlève les requins d’un écosystème, un déséquilibre s’installe. »
La situation pourrait donc rester bloquée pour longtemps. Pourtant, pour les surfeurs de La Réunion il existe bien une solution qui nourrit actuellement l’espoir. « Après notre visite en 2011, Winram ajoute, nous avons recommandé au gouvernement réunionnais de développer les gardes sous-marins (Ndlr – ce qui est aujourd’hui connu sous le nom de vigies requin renforcées, voire chapitre « solutions originales à un problème global »). Je suis ravi d’apprendre que ce dispositif est en place, et qu’il fonctionne. Pour moi, c’est une solution intelligente qui permet aux surfeurs de cohabiter en paix avec les requins, dans leur environnement. »
Pour rappel, les vigies requins sont un groupe de jeunes athlètes ayant suivi une formation spécialisée, et employés de certaines communes réunionnaises. Lorsque les conditions de mer le permettent, notamment avec une visibilité sous-marine d’au moins 8 mètres, plusieurs binômes se mettent à l’eau pour sécuriser un spot de surf. Équipés de masques, palmes, tuba et d’un bâton, les vigies scrutent les fonds marins pendant des heures. Alors qu’en surface, les surfeurs peuvent profiter des vagues en toute sécurité.
« Aujourd’hui, nous totalisons plus de 700 heures de déploiement sans le moindre problème, » me confirme Eric Sparton, président de la ligue réunionnaise de surf en charge de la supervision du programme vigies requin renforcées. « C’est vrai que nous disposons du seul dispositif opérationnel toute l’année. Notre seul souci, c’est les conditions de la mer et la turbidité de l’eau. Il y a des contraintes, certes, comme pour tout aujourd’hui à La Réunion. Nous nous réjouissons cependant du retour des dispositifs complémentaires que sont les filets et le programme de pêche. »
Il y a une réalité aujourd’hui sur l’île française, et Eric Sparton la résume efficacement : « Il faut bien se mettre dans la tête qu’en l’état actuel des choses, le surf tel qu’on l’a connu est fini. Je vois des centaines de personnes à l’eau tous les jours, quand les vagues sont bonnes. Et je crois en la liberté individuelle. Mais ils prennent chaque jour le risque de mourir. »
La ligue réunionnaise de surf s’efforce d’offrir un environnement sécurisé à tous ces passionnés, même si le risque zéro n’existe pas. « Par quatre fois, me confirme Eric Sparton, lorsque le dispositif vigies était en place, nous avons eu des doutes. On a vu une masse à un moment donné, et tous les surfeurs ont été évacués en moins de 30 secondes. La plupart du temps, aucun requin n’est observé, et vu le nombre d’heures passées dans l’eau, notre programme est celui qui a le plus d’expérience et est le plus constant. »
Je lui demande si un touriste peut descendre de l’avion, louer une planche et venir surfer sur le spot sécurisé par les vigies. « C’est envisageable, me répond-il. Il faut qu’il s’inscrive dans un club qui lui délivre une licence. N’importe qui peut devenir licencié et profiter des vigies. C’est une belle manière de nous remercier pour le travail accompli. Depuis bientôt trois ans, les surfeurs peuvent retourner à l’eau, et la moindre des reconnaissances c’est de prendre une licence qui coûte environ 50 euros à l’année. Grâce à cela, nous allons pouvoir étendre le dispositif à d’autres communes, comme Saint Leu, l’Étang-Salé, Saint Pierre, Manapany et Saint Benoît. »
La Réunion est aujourd’hui encore un berceau fantastique de talents. Pour preuve, les mondiaux du surf à Biarritz en mai 2017 ont été dominés par des réunionnais. Mais Eric Sparton s’inquiète du trou générationnel qui a été creusé par la crise requin : « A la ligue, nous sommes tous conscients de cette réalité. Mais je suis confiant, car nous avons un plan. Le plus important est de redémarrer les écoles de surf. Ce sont elles qui nous amenaient le plus grand nombre de débutants, grâce aux initiations. Ces écoles privées sont la solution pour réapprovisionner le haut niveau, et nous y travaillons énormément. Ce qui créerait de l’emploi, et tout ce qui va avec. »
Selon les derniers chiffres, il semblerait que le secteur du tourisme local se porte mieux. La fréquentation est en forte hausse par rapport aux dernières années, et des emplois sont créés dans le domaine. Avec la crise requin, l’office du tourisme a concentré ses efforts sur l’attrait des montagnes luxuriantes et des randonnées impressionnantes qu’offrent La Réunion. Nul doute que le retour du surf, certes pratiqué différemment qu’ailleurs, participerait activement à cette embellie porteuse d’espoir économique pour l’un des territoires français les plus touchés par le chômage.
Affaire à suivre.