enfer au paradis des chagos

Une base nécessaire au contrôle du monde

Le 5 octobre 2001, quelque part dans les airs au milieu du Pacifique.

Le colonel Mel Deaile et le capitaine Brian « Jethro » Neal sont à bord du bombardier furtif  B-2 Northrop qui s’apprête à larguer les premières bombes américaines sur le sol afghan. Leur avion a décollé quelques heures plus tôt de la base Whiteman dans le Missouri, aux Etats-Unis. L’avion furtif a déjà été ravitaillé une fois en vol. Le prochain est prévu au-dessus de Hawaii. Trois autres seront nécessaires pour atteindre la cible afghane, 30 heures après le décollage. L’opération  « Enduring freedom » contre Al-Qaeda vient de débuter.

Un Bombardier B-2, le 26 octobre 2014 sur le point de décoller pour effectuer des manoeuvres . Les bombardiers B-2 jouent un rôle importants dans tous les conflits qui engagent les Etats-Unis. Leur furtivité leur permet de contourner les défenses et de frapper au coeur du dispositif ennemi. © U.S. Air Force photo/Airman 1st Class Joel Pfiester

Une fois sa mission accomplie, le bombardier noir, véritable merveille technologique de 2 milliards de dollars, ne retourne pas dans le Missouri. Il se dirige vers le Sud-est, en plein océan Indien. Sa destination ? La base de Thundercove sur l’île de Diego Garcia. Après 44 heures et 20 minutes de vol, soit la mission la plus longue de l’histoire militaire aérienne, les deux pilotes mettent finalement pied à terre sur une piste au milieu des cocotiers.

La base militaire de Diego Garcia a joué un rôle crucial au cours de plusieurs guerres. Aujourd’hui, elle accueille quatre nouveaux hangars spécialement conçus pour accueillir les fameux bombardiers B-2 furtifs. Ces bâtiments ont été spécialement conçus pour accueillir et protéger ces bijoux de l’aviation américaine. La présence de ce type de technologie dernier cri en fait la plus importante base américaine, hors territoire US.

Les hangars construit sur Diego Garcia pour habriter les bombardier furtifs B2 © US Navy

L’endroit énigmatique suscite donc bien des fantasmes. Contrairement à Guantanamo, l’accès à Diego Garcia est totalement interdit aux journalistes, ce qui explique notamment pourquoi le lieu est une matrice généreuse en théories conspirationnistes. Certains adeptes du genre sont par exemple persuadés que la base de Diego Garcia est impliquée dans la disparition du vol malaysien MH370 qui s’est abîmé dans l’océan Indien le 24 mars 2014 : selon certaines rumeurs, l’avion aurait été abattu car il aurait représenté une menace. D’autres théories avancent l’idée selon laquelle le Boeing 777 serait caché dans l’un des bâtiments de la base de Diego Garcia.

La base Thundercove n’a pas toujours été aussi importante. Les premiers Américains qui ont débarqué sur l’île en 1968 appartenaient au service de cartographie militaire. A l’époque, ils étaient encore loin de se douter que leur mission allait déboucher sur la création de l’une des bases américaines les plus stratégiques de la planète.

A l’origine pourtant, il n’y avait que très peu de chances que le lieu soit un jour occupé et utilisé par l’armée américaine. Au début des années 1960, l’archipel était sous la juridiction de l’île Maurice et de sa capitale, Port-Louis, située à 2’000 kilomètres au Sud-ouest. Quand la colonie réclame son indépendance en 1966, les autorités britanniques lui donnent un blanc-seing à la seule condition de conserver l’archipel des Chagos. Maurice accepte d’autant plus facilement que l’accord s’accompagne d’une enveloppe de trois millions de livres sterling. De leur côté les Anglais s’engagent à restituer l’archipel « dès lors qu’il ne servira plus à la sécurité nationale. » Les autorités mauriciennes signent sans savoir qu’un accord secret est déjà en train de se conclure dans leur dos, entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis.

Moins d’une année après que le «British Indian Ocean territory »(BIOT) ne soit créé, l’île de Diego Garcia est louée aux Américains pour un dollar symbolique par an. La publication de plusieurs documents officiels révèlera bien plus tard qu’en échange d’un bail de 50 ans -soit jusqu’en 2016- les USA se sont engagés à fournir à la Grande Bretagne des lance-missiles nucléaires pour équiper leur sous-marins d’attaque ; officieusement, le prix a été réduit de 14 millions de livres sterling.

Lors de leurs jours de repos, les militaires se détendent comme de véritables vacanciers dans des îles paradisiaques © US Navy

Cet accord a eu lieu dans un contexte international tendu. L’armée américaine et ses alliés étaient à l’époque englués dans la guerre du Vietnam. Un enfer qui allait encore durer dix ans. De son côté, la Grande Bretagne était en train de retirer ses troupes du golfe persique en 1968, aboutissant à la création des Etats comme le Bahreïn, le Qatar ou les Emirats arabes unis. L’océan Indien devient alors un carrefour naval et commercial stratégique reliant le Moyen Orient, les Etats-Unis, l’Europe et l’Asie.

A l’époque, l’Union soviétique avait une longueur d’avance dans le contrôle du secteur car elle possédait déjà plusieurs bases en Inde à la suite du traité indo-soviétique qui établissait amitié et coopération entre les deux états. La Somalie, le Yémen et le Mozambique étaient également des alliés de l’URSS. La menace de perdre le contrôle total sur la zone devenait trop dangereuse pour les Etats-Unis.

Diego Garcia qui était à l’origine une simple structure de communication maritime de faible importance va se transformer au fil du temps en une base capable d’accueillir des flottes d’avions et de navires de guerre. Le lagon a d’ailleurs été régulièrement  dragué pour pouvoir accueillir des navires toujours plus grands.

Peu de temps après la chute du Shah d’Iran en 1979, Diego Garcia subit le développement le plus spectaculaire pour une structure militaire depuis la fin de la guerre du Vietnam. Pour ce faire, le congrès américain a débloqué des centaines de millions de dollars.

« A l’époque, la mission était claire : la mise en déroute de l’Union Soviétique et de ses alliés », me raconte Ted Morris. Entre 1979 à 1987, Morris pilotait un Lockheed C-141, un avion militaire de transport. Durant cette période il s’est rendu sur l’île de Diego Garcia une vingtaine de fois. « L’île étant éloignée de tout, nous étions obligés d’y rester une nuit ou deux avant de repartir. J’ai appris à aimer cet endroit. De juillet 1987 à juillet 1988, j’étais responsable de l’assistance des avions de transport. Je supervisais également les opérations de soutien à Oman, en Somalie, au Kenya et à l’île Maurice », ajoute l’ancien militaire.

« A la fin des 1980, la vie sur Diego Garcia était semblable à celle des autres bases américaines isolées, affirme Ted Morris. La plupart des postes à responsabilités étaient en sous-effectif et le staff travaillait bien au delà des heures réglementaires. Les loisirs étaient les mêmes qu’on pouvait trouver dans n’importe quelle petite ville américaine, avec des pistes de bowling, une piscine, un théâtre, plusieurs bars et des restaurants, tous gérés par les gouvernements américain et britannique. Grâce à un climat agréable,  similaire à celui de la Floride en été, le personnel profitait pleinement de l’océan. Durant les week-ends, on partait régulièrement pêcher et plonger. »

Un sous-marin nucléaire américain en ravitaillement à Diego Garcia © US Navy

En 1990, le monde bascule à nouveau. L’armée d’un certain Saddam Hussein envahit le Koweit. La première guerre d’Irak éclate. La base Thundercove se transforme une nouvelle fois dans l’urgence : la population double en l’espace d’une nuit et Diego Garcia devient la principale base de l’US Navy, lançant de très nombreuses offensives aériennes durant l’opération «Desert Storm».

Aujourd’hui, l’atoll est occupée par les quelques 1’000 membres que compte le personnel militaire américain et la quarantaine de britanniques qui sont chargés de faire respecter les usages, les lois et la conservation de l’environnement. S’ajoute à cela environ 2’500 civils qui sont engagés pour les travaux de maintenance. La plupart d’entre eux travaillent pour le géant de la sécurité privée « GS4 » qui a signé un contrat de plusieurs millions de dollars pour opérer sur la base.

Même si la structure militaire accueille plusieurs milliers de personnes, certains secrets restent pourtant toujours bien gardés. Il semblerait par exemple que la base ait été utilisée à plusieurs reprises pour des transferts illégaux de prisonniers considérés par les Américains comme des terroristes.

En 2014, le très attendu rapport du Sénat américain sur les programmes de torture de la CIA était supposé confirmer l’usage de Diego Garcia en tant que lieu de détention et d’interrogatoire pour les personnes potentiellement suspectes. Toutefois, l’archipel des Chagos n’apparaît nul part dans le rapport. Soulagement des autorités britanniques qui auraient du coup, elles aussi été responsables.

Michael Blyth est l’officier de la Royal Navy qui a représenté le bureau des affaires étrangères à Diego Garcia. Lors de son témoignage, il a expliqué qu’«après les attentats du 11 septembre 2001, la piste de décollage de Diego Garcia était très utilisée. Des dizaines d’avions décollaient quotidiennement, pour appuyer des missions sur le sol afghan. Des officiers des douanes britanniques contrôlaient alors les passagers qui embarquaient dans des avions à destination ou en partance de Diego Garcia. Toutefois, le protocole en usage consistait à ne pas contrôler les appareils militaires en transit. Si un prisonnier était détenu dans un avion, et qu’il ne descendait pas à terre, sa présence n’était alors pas décelable par les officiers britanniques. »

En 2008, le secrétaire des affaires étrangères britannique, David Miliband, a toutefois concédé que des « convois exceptionnels » d’avions américains se sont posés au moins à deux reprises sur Diego Garcia.

Il est aujourd’hui très peu probable que l’île Maurice récupère sa souveraineté sur l’archipel des Chagos, étant donnée l’importance stratégique de l’île.

George W. Bush en visite sur la base militaire de Diego Garcia, le 4 septembre 2007. © U.S. Navy photo by Mass Communication Specialist Seaman Jonathen E. Davis John Pike, un expert militaire de Washington qui dirige le site web «GlobalSecurity.org» explique que « cette base permet de contrôler la moitié de l’Afrique, le sud de l’Asie et de l’Eurasie ». Les territoires syriens et irakiens contrôlés par l’Etat islamique (DAESH) se trouvent à quelques heures de vol de la base.

Même si le bail américain de Diego Garcia est supposé prendre fin en 2016, il est très peu probable que les Etats-Unis abandonnent un emplacement aussi précieux.

Néanmoins, il ne faut pas oublier qu’une telle installation n’aurait jamais été possible si la première condition n’avait pas été remplie durant l’accord secret de 1966. Les Américains avaient été très clairs sur un point : la base devait se situer sur un emplacement sans aucune population locale. Il s’agissait à l’époque de s’assurer que des indigènes, pouvant être considérés comme proches de l’Union soviétique, ne puissent pas côtoyer les infrastructures militaires de trop près.

Par chance, la Grande-Bretagne avait assuré qu’il n’y avait aucune population indigène sur l’archipel des Chagos…

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