Enquête sur la mythique Ithaque
Des Mycéniens au musée
Quand on pense aux héros Ulysse, Hector, Achille ou Agamemnon, on les imagine en guerriers grecs de l’âge classique. Une longue lance, un casque corinthien qui leur recouvre le nez surmonté d’une crête de couleur vive, leurs pectoraux moulés dans un plastron métallique… Des clichés que Hollywood a entretenu tout au long du XXe siècle jusqu’au film le plus récent sur le sujet en 2004, Troie de Wolfgang Petersen. Comme souvent quand il s’attaque à l’histoire antique dans son genre de prédilection, le péplum, le cinéma s’est rendu coupable de raccourcis historiques trompeurs.
Les héros de l’Iliade et de l’Odyssée se protégeaient plutôt dans des armures très lourdes qui les faisaient ressembler à des boîtes de conserve et les casques qu’ils portaient étaient nettement plus baroques, parfois constitués de défenses de sangliers. La civilisation mycénienne dans laquelle s’inscrit la guerre de Troie et le retour d’Ulysse à Ithaque n’a presque rien à voir avec la Grèce de la période classique dans laquelle nous projetons ces héros mythiques.
Pour en prendre la mesure, nous avons rendez-vous à Athènes, dans le plus important musée archéologique du pays, avec une historienne que nous appellerons «Clio». Il s’agit d’un pseudonyme. Comme la plupart des historiens et des archéologues grecs que nous avons rencontrés, elle ne souhaite pas voir son véritable nom apparaître dans notre sujet. Certainement pas dans un dossier aussi sensible que la localisation exacte du royaume d’Ulysse. L’Odyssée a ceci de comparable avec la Bible qu’il est parfaitement admissible d’en déconstruire le récit mais dès lors que l’on veut vérifier la réalité sur le terrain, tout devient compliqué. Pour un chercheur, développer des hypothèses sur Ulysse et son palais à Ithaque, c’est risquer sa carrière, sa réputation, son avenir professionnel au sein de la communauté scientifique.
Clio est toutefois d’accord de nous éclairer sur les spécificités de la culture mycénienne que l’on place habituellement entre 1400 et 1200 avant notre ère. C’est justement vers la fin de cette période que les actions décrites dans l’Iliade et l’Odyssée se déroulent. Ce crochet par l’archéologie est nécessaire pour mieux saisir le peu de choses que nous savons sur la période décrite dans les textes d’Homère.
«Pour comprendre la période mycénienne, le meilleur réflexe est de mettre de côté tout ce que vous savez sur la Grèce classique», nous confie-t-elle en préambule avant de pénétrer dans les galeries du musée. Effectivement, la culture mycénienne qui nous intéresse semble plutôt nous renvoyer à une évocation du Moyen-Age. Pas de grandes cités indépendantes mais des petits royaumes régis par des rois depuis leur palais. Des rois entretenant des relations qui renvoient à une certaine forme de féodalité.
Notre visite commence d’ailleurs avec le masque mortuaire du roi des rois qui mène, dans l’Iliade, les Mycéniens au pied des murs de Troie : Agamemnon. «Ce masque, c’est le symbole par excellence de la civilisation mycénienne! Pourtant, aujourd’hui, on a de sérieux doutes sur son authenticité. Cela en dit long sur l’état de nos connaissances et la solidité de nos hypothèses lorsqu’il s’agit de se plonger dans cette période de l’histoire», note ironiquement Clio.
Pour désigner les Mycéniens, on parle de «culture palatiale» dans la mesure où le palais de chacun des rois régit la vie économique, sociale et politique. Depuis le XIXe siècle, l’archéologie a permis de localiser précisément plusieurs centaines de sites comme ceux de Pylos, Sparte, Troie ou Mycènes pour citer les plus connus. Nous avons là l’un des noeuds de notre problème. La majorité des lieux décrits dans l’Iliade et l’Odyssée ont été localisés. Mais Ithaque, le royaume légendaire d’Ulysse, pose problème.
Sur les sites connus, les structures mises à jour révèlent souvent l’existence de petites villes ou de gros bourgs protégés par des murs imposants construits avec d’énormes pierres. Les fameux murs cyclopéens que l’on a appelés ainsi car ces vestiges ont frappés l’imagination des Grecs bien des années plus tard à tel point qu’ils les imaginaient fabriqués par des géants, les Cyclopes. Au centre de ces petites agglomérations, souvent sur un promontoire, se trouvait le palais.
La culture mycénienne fait la part belle à la guerre. Comme pour le prouver, notre guide s’arrête longuement devant une pièce représentant des guerriers aux prises avec des lions : «Cette scène est à ma connaissance la seule représentation de ce type au monde, s’extasie Clio. Quand on représente des chasseurs face à leurs proies, ils sont invariablement armés d’arcs ou d’armes de jet. Ce n’est pas le cas ici. Les hommes portent casques, boucliers et lances. Ils présentent une formation compacte et serrée face aux fauves. Ce que vous avez devant vous n’a rien à voir avec une scène de chasse. C’est plutôt une représentation métaphorique de la guerre. Une bataille entre ces félins carnassiers et les humains».
Effectivement, les Mycéniens forment une société guerrière. Mais ce sont aussi des explorateurs et des commerçants. Ils semblent avoir pu sillonner la mer sans trop de difficultés. On retrouve des tessons de terre cuite reliés à leur production en Italie du Sud et en Sicile. Certains archéologues se demandent même s’ils n’ont pas installé des comptoirs ou des colonies dans ces régions, tant les traces de leur artisanat sont importantes. Du côté de l’Orient, ils semblent avoir profité des querelles qui opposaient les Empires égyptien et hittite – un peuple qui vivaient dans l’actuelle Turquie. C’est d’ailleurs à la frontière de ce territoire que se situe l’ancienne ville de Troie dont l’Iliade raconte le siège par les Mycéniens. Les récentes découvertes archéologiques laissent penser que le site a effectivement subi les affres de plusieurs sièges à des époques assez rapprochées. La ville de Troie, située à un endroit stratégique entre l’Orient et l’Occident, le Nord et le Sud, a certainement fait l’objet de bien des convoitises, tant de la part des Hittites que des Mycéniens. Il n’est pas impossible qu’à un moment donné, une large faction de forces mycéniennes s’en soit pris à la ville. On peut aisément imaginer qu’un roi important ait demandé le soutien de ses vassaux pour attaquer la grande cité. Il n’est pas non plus impossible qu’un roi mycénien régnant sur les îles de la mer ionienne ait fait partie de cette coalition.
«Il n’y a pas que l’archéologie qui nous permet de comprendre cette culture, insiste Clio. Nous sommes maintenant parvenus à décoder en grande partie l’écriture employée par les Mycéniens». Les textes, rédigés en un système de signes que l’on a baptisé le linéaire B par les scribes qui officiaient dans les palais, nous sont parvenus sous la forme de tablettes d’argile. Clio insiste également sur le fait que cette écriture n’a rien à voir avec l’alphabet grec qui apparaîtra quatre siècles plus tard.
«Il faut imaginer des scribes qui notent tout ce qui rentre et ce qui sort des palais, explique notre historienne qui s’est arrêtée devant une vitrine dans laquelle se trouvent des tablettes noircies. Ce sont des comptables plus que des écrivains. Les tablettes sur lesquelles ils écrivaient leurs opérations nous sont parvenues par accident. En fait, les textes finaux étaient rédigés sur des papyrus ou du cuir. Ce que nous avons sous les yeux, ce sont les brouillons que l’on rédigeait dans la terre glaise et qu’on recopiait au propre une fois qu’ils avaient été validés. Les tablettes qu’on a retrouvées ont été cuites, ce qui expliquent leur bon état de conservation. Mais cela veut dire aussi que le palais dans lequel on les a trouvées a été victime d’un incendie…»
A partir du XIIe siècle avant notre ère, la civilisation mycénienne disparait au profit d’une période plus instable que l’on a appelée un peu trop rapidement les «Âges obscurs». Le déclin des Mycéniens fait encore l’objet de plusieurs hypothèses. Pour certains, ce serait l’arrivée et l’installation en Grèce d’un nouveau peuple d’envahisseurs, les Doriens, qui en serait la cause. D’autres pensent à des changements climatiques qui auraient radicalement modifié la démographie et les modes de vie. Clio se montre prudente : «En l’état actuel des recherches, il est difficile de se prononcer…».
Ce déclin est d’autant plus mystérieux que les Mycéniens n’ont pas de littérature à proprement parler. Le linéaire B, une écriture à la fois pictogrammique et idéogrammique, a surtout été utilisée pour dresser des inventaires, rédiger de courtes dédicaces visant à honorer une personne importante et fixer des traités. Mais alors comment connait-on les grands récits de leurs exploits guerriers ? Comment leurs histoires ont-elles traversé les siècles pour se retrouver dans les premiers grands textes de la littérature occidentale, à savoir l’Iliade et l’Odyssée? Pour bien le comprendre, il faut se tourner vers la poésie et ceux qui l’étudient: les homéristes. Et si ces spécialistes des textes d’Homère avaient plus de choses à dire sur Ithaque, son existence, sa localisation que les archéologues? Notre enquête se poursuit sur les bords du lac Léman. Nous y rencontrons David Bouvier qui enseigne la littérature grecque antique. Cet homme côtoie les héros de l’Iliade et de l’Odyssée au quotidien.