L'énigme des îles Samoa

La vallée des géants

Le poing levé en l’air et le pouce orienté vers le bas, Wendy Cover, la biologiste du Marine National Sanctuary of American Samoa, nous signale le début de la plongée. Nos regards se croisent une dernière fois à la surface de l’eau avant que nos masques ne soient complètement immergés. Nous entamons alors une lente descente dans les profondeurs de l’océan Pacifique. La température de l’eau est élevée. Mon ordinateur de plongée indique 29°C. Nous sommes au large de Ta’u, l’une des îles les plus isolées du monde, dans l’archipel des Samoa américaines.

Carte de Tau © Rodolphe Mélisson / OCEAN71 Magazine

En à peine une minute, nous atteignons la profondeur de 15 mètres. Nous marquons une courte pause afin de permettre à chacun d’effectuer ses derniers réglages.

Deux photographes sous-marins nous accompagnent : Richard Vevers est équipé d’un appareil photo permettant de réaliser d’impressionnants panoramas sous-marins. Christophe Bailhache est pour sa part aux commandes de la SVII S, un engin photographique hightech constitué d’une perche, d’une tablette de commande et d’une sphère étanche. Cette dernière accueille trois appareils photos orientées de manière à pouvoir capturer simultanément l’ensemble des lieux visités. A chaque plongée, la SVII S prend des centaines de clichés qui sont ensuite utilisés par le géant Google pour alimenter un “Streetview des océans”.

Les deux compères ont développé cet appareil avec un ingénieur dans le cadre de leur association Underwater Earth. Ils se sont fixés pour but de rapprocher les hommes des océans. Les images prises par la SVII S permettent ainsi à n’importe qui de plonger virtuellement sur des sites sous-marins exceptionnels et inaccessibles.

Richard Vevers tente de repérer de la surface la présence des géants de coraux à l'ouest de l'île de Ta'u © Sophie Ansel / OCEAN71 Magazine

En trois ans, la caméra SVII S a sillonné les eaux de 21 pays. Aujourd’hui, dans les profondeurs de l’archipel des Samoa américaines, Christophe va immortaliser une rencontre unique : nous nous apprêtons à observer l’une des colonies de coraux les plus grandes jamais découvertes.

Devant nous, à une centaine de mètres, nous apercevons déjà sa silhouette massive. Ce récif corallien est resté peu exploré. Son existence a été révélée pour la première fois au monde scientifique en 1995 lors d’une expédition menée par la scientifique australienne Alison Green. Elle travaillait alors avec un biologiste local, Fale Tuilagi, qui avait remarqué la présence de formations coralliennes atypiques le long de l’île de Ta’u. Alison Green était alors loin d’imaginer qu’elle allait se retrouver face à une véritable merveille de la nature. Pour rendre hommage à la découverte de son collègue, l’Australienne baptisera le géant, “Fale Bommie”.

Mais la zone est si isolée et difficile d’accès que plus personne n’entendra réellement parler de cette colonie géante de corail pendant plusieurs années, avant que d’autres expéditions scientifiques ne s’y rendent. Elles seront très rares car très compliquées à organiser.

Il aura ainsi fallu six mois pour que l’expédition à laquelle je participe puisse avoir lieu. Six mois pendant lesquels la mission a dû être annulée puis reportée en raison des violents cyclones. Une opération coûteuse, une logistique extrêmement lourde dans l’un des endroits les plus reculés et confidentiels du monde. Ici, la nature dicte encore ses règles avant de laisser quiconque la pénétrer.

Après quelques minutes à palmer, nous y sommes enfin. Le géant des mers domine les lieux.

Le géant de corail "Fale Bommie" est considéré comme l'une des plus anciennes formes de vie sur terre © Sophie Ansel / OCEAN71 Magazine

“Fale Bommie” est aussi impressionnant que ses mensurations affolantes : 41 mètres de circonférence pour près de sept mètres de hauteur. Spontanément, j’imagine une gigantesque cité sous-marine peuplée de microscopiques habitants. Car Fale Bommie, comme tous les coraux, est une structure vivante complexe, formée par plusieurs millions d’animaux, les polypes. Les habitants de la colonie vivent soudés les uns aux autres, en fabriquant autour d’eux un squelette de calcaire qui leur sert d’habitat.

La colonie a l’aspect d’un gigantesque poumon marin de couleur jaune. Deux poissons-coffres le grignotent inlassablement, laissant des stigmates réguliers sur le corail déjà marqué sur toute sa surface. Perturbé par notre présence, un couple de poissons-demoiselles se faufile sous le colosse tandis qu’un poisson-perroquet patrouille la zone de récif clairsemée qui entoure le géant.

Les rares scientifiques qui ont pu plonger autour de Fale Bommie estiment qu’il s’agirait d’un corail du genre des «Porites». Il se caractérise par la formation de blocs extrêmement solides et compacts. Les experts se disputent encore sur l’espèce: «Lutea» ou «Lobata». Dans les deux cas, la croissance de ces coraux est extrêmement lente, à raison d’à peine un centimètre par an. Fale Bommie serait donc l’une des plus anciennes formes de vie sur terre.

D’après les rares analyses qui ont été menées depuis sa découverte, le géant aurait pris naissance au XVe siècle, à 14 mètres de profondeur, grandissant de quelques millimètres par an au point de culminer aujourd’hui à un peu plus de sept mètres sous la surface. Nous avons face à nous un monument naturel, plusieurs fois centenaire, et toujours bien vivant.

Fale Bommie bat tous les records de taille et d’ancienneté mais ce qui rend le lieu encore plus exceptionnel c’est le fait qu’il ne soit pas seul.

En 2008, Paul Brown, biologiste marin du National Park of American Samoa, mène la première expédition dédiée à Fale Bommie afin de percer le mystère de ce corail que personne n’a étudié auparavant. Il fait alors une découverte stupéfiante : à environ un kilomètre au sud de Fale Bommie, se développent une douzaine d’autres Porites massifs mesurant entre 16 et 24 mètres de circonférences. En explorant le Nord-Est de l’île, Brown en trouve encore d’autres… Tout autour de l’île de Ta’u, le Pacifique a vu se développer une véritable vallée de géants.

Les scientifiques qui connaissent l’existence de ces imposants massifs s’accordent sur un point : Leur grande taille, leur bonne santé, et cette proximité immédiate entre les colonies impliquent que l’endroit a bénéficié de conditions stables, qui ont favorisé la croissance du corail pendant plusieurs siècles.

Le paléoclimatologue Rob Dunbar est le premier à apporter des élements pour confirmer ces assertions. Ce professeur de Stanford étudie l’histoire des changements climatiques au travers des indices présents dans la structure calcaire des coraux. En 2011, il est exceptionnellement autorisé à réaliser des carottages dans le massif de Fale Bommie. Grâce à ces prélèvements, les analyses ont permis de confirmer l’âge de Fale Bommie. Il serait né en 1479 ! Les résultats permettent aussi de lire l’histoire du climat durant les quelques 500 années de vie du géant. Ainsi, Rob Dunbar découvre que les 30 dernières années ont été les plus chaudes et les plus riches en précipitations de toute son existence. Fait surprenant : le corail n’a jamais cessé de croître un seul instant même pendant cette période de réchauffement.

La circonférence de "Fale Bommie" a été mesurée par les scientifiques. Elle atteint 41 mètres © Sophie Ansel / OCEAN71 MagazineLes Porites sont parmi les coraux les plus durs. Ils sont surnommés "bâtisseurs de récifs" © Sophie Ansel / OCEAN71 Magazine

Spécialiste des coraux et du réchauffement climatique à l’Université du Queensland (Australie), le professeur Ove Hoegh Guldberg confirme que Fale Bommie est un spécimen rarissime : « Très peu de coraux atteignent un âge comme celui-ci. Les mutations environnementales ­ naturelles ou imposées par le changement climatique ­ ainsi que la présence de prédateurs tels que l’Acanthaster pourpre, menacent constamment les coraux au cours de leur croissance.»

L’Acanthaster pourpre (Acanthaster planci en latin), aussi appelée couronne d’épine, est une espèce d’étoile de mer carnivore. Dotée de piquants extrêmement venimeux, elle dévore les polypes des récifs coralliens. Pire, sa capacité de reproduction exceptionnelle en fait une espèce invasive capable de détruire des colonies entières en un temps record. Un véritable fléau.

D’autres menaces sont encore plus alarmantes et incontrôlables : le réchauffement climatique, les phénomènes de courants marins puissants comme El Nino ou encore l’acidification croissante des océans déciment en masse les récifs coralliens de notre planète.

Mais alors, comment les géants de Ta’u ont-ils pu résister à ces agressions ? Comment expliquer leur croissance normale alors que la plupart des autres coraux blanchissent et meurent ? Pourront-ils survivre au réchauffement climatique qui s’accélère ? Pourrait-on trouver dans ces îles des éléments qui permettraient aux scientifiques de mieux comprendre l’avenir des fonds marins ?

La suite de cette enquête allait s’avérer surprenante.

Photo de couverture © Catlin Seaview Survey

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