La conquête des Sargasses

2011, l’odyssée de l’espèce

Comme toujours, la température oscille autour des 30°C ce midi, dans le village de Beyin au Ghana. Quelques touristes errent, rouges et transpirants. Assommés par la chaleur, ils attendent le prochain départ pour Nzulezu, un pittoresque village sur pilotis. Depuis quelques mois, les rires des habitants de Beyin se font plus rares. La ville est inquiète et ses habitants tourmentés. 
Devant les maisons, sur le haut du rivage, s’amoncelle un monticule de sargasses en décomposition. L’odeur est pestilentielle. Le sable est recouvert d’une masse brunâtre et informe. La mer est devenue brune, elle aussi. 
Un bien triste spectacle pour les quelques touristes, mais surtout une catastrophe pour les pêcheurs: «Nos filets se remplissent d’algues, on n’arrive plus à pêcher. Depuis trois mois nous ne sortons plus en mer», témoigne l’un d’eux. Le poisson est la ressource principale des villageois. Les familles commencent à souffrir de la faim et du manque d’argent. La situation difficile que traversent les Beyinois est partagée par de nombreux habitants de cette partie de la côte africaine. 

Depuis l’hiver 2011, les Sargasses reviennent chaque année à l’assaut du Golfe de Guinée.

Echouage massif de Sargasses le long de la Côte d'Ivoire en 2015 © Yacouba SankaréYacouba Sankaré, chercheur au centre océanologique d’Abidjan dresse un triste constat: «Dès les années 1990, nous avions observé des Sargasses dans le Golfe de Guinée, mais depuis 2011, nous assistons à un pic d’abondance de ces macro-algues. Localement, nous avons toujours eu une espèce fixée de Sargassum : la S.Vulgare. Mais les Sargasses flottantes, la S.Natans et S.Fluitans viennent d’ailleurs. Toute la côte est concernée, du sud du Maroc au Nigeria. Au-delà de l’impact économique que subissent la pêche, le tourisme ou la navigation, les écosystèmes sont aussi touchés par ces arrivées massives d’algues».

Outre-Atlantique, le scénario et les constats sont similaires. Là encore, tout a commencé en 2011. Au large des îles caribéennes, des bancs qui mesurent parfois plus de 400 kilomètres de long par 30 kilomètre de large sont portés par les courants. Quand ils arrivent près des côtes, au vent des îles, ils ont tendance à se disloquer pour former des nappes de plusieurs centaines de mètres. Ces dernières envahissent alors les baies, les plages, les mangroves, les ports. Elles s’insinuent partout. L’eau turquoise des lagons est remplacée par une soupe d’algues, au plus grand désarroi des habitants qui voient leurs plages paradisiaques défigurées. Les infrastructures touristiques sont évidemment les premières à fermer, des personnes déménagent, des lieux publics sont parfois évacués. Populations, économie locale et écosystèmes : sur la côte qui fait face à l’océan, tous en pâtissent.

Echouage de Sargasses le long de la Guadeloupe © Franck Mazéas«En 2011 on estime à 10 millions de tonnes la quantité de Sargasses échouées sur l’ensemble de l’Atlantique», avance le biologiste Philippe Potin.
 Comment expliquer la présence de ces algues dans le Golfe de Guinée, et aux Caraïbes ? Et pourquoi de tels échouages se succèdent depuis 2011?

Philippe Potin m’invite à contacter Franck Mazéas, responsable de l’unité biodiversité marine à la Direction de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DEAL) en Guadeloupe : «La DEAL s’intéresse aux Sargasses depuis juillet 2011, nous confie-t-il. C’est à ce moment que nous avons commencé à observer les premiers échouages massifs. Depuis, nous essayons de comprendre ce phénomène dont l’ampleur est océanique».

Les Sargasses circulent via les courants. Il y a cette grande zone d’accumulation, la mer des Sargasses, dont une partie des algues s’échappe, traverse l’Atlantique vers l’Europe et revient côté Caraïbes, par les courants équatoriaux. Lors des premiers échouages aux Antilles, les scientifiques ont d’abord pensé à une modification des courants de la mer des Sargasses et à des phénomènes météorologiques qui auraient amené les algues depuis le large des Bermudes, vers le Sud-Ouest, jusqu’aux Caraïbes. Mais en 2013, l’étude d’une image satellite par l’équipe du scientifique canadien Jim Gower apporte une tout autre explication : les Sargasses qui envahissent les Caraïbes viennent d’une aire d’accumulation qui se forme au large de l’Amazone. Elles remontent ensuite vers l’Arc Antillais portées par les courants. Cette zone a été baptisée la « petite mer des Sargasses ».

Echouage de Sargasses le long d'une île des Antilles © Laetitia Maltese / OCEAN71 Magazine

Franck Mazéas apporte un nouvel élément d’explication : «En 2010, le contre-courant équatorial, qui longe la Guyane et le Brésil dans le sens Nord-Ouest / Sud-Est, s’est considérablement renforcé pendant quelques mois. En parallèle, la zone du Pot-au-Noir, ce front de non-vent craint par les navigateurs, s’est également intensifiée. On suppose qu’il y a alors une petite quantité d’algues flottantes naturellement présentes au large de l’Amazone qui s’est retrouvé bloquée. Les riches apports nutritifs du fleuve, ont ensuite permis aux Sargasses de se multiplier».

«Ce phénomène de contre-courant n’a jamais été observé en dehors de cette période de 2010, poursuit le chercheur. Quand bien même son lien avec le changement climatique serait prouvé, la prolifération algale qui se développe au large du Brésil est directement liée à l’apport des nutriments charriés par l’Amazone. Il est essentiel de ne pas s’affranchir des pollutions directes dont l’homme est responsable». 
Et pour cause. Avec l’intensification de l’agriculture au Brésil, la déforestation, l’urbanisation, l’orpaillage et la destruction de la mangrove par les élevages de crevettes, les habitats naturels ne parviennent plus à jouer leur rôle de filtre. L’Amazone, le plus grand fleuve du monde, devient alors le vecteur d’une eau particulièrement chargée. 
A cela s’ajoutent des processus naturels. «Les brumes du sable du Sahara occidental, très riches en fer, circulent vers les Caraïbes et représentent aussi un apport nutritif non négligeable», analyse Franck Mazéas. Pour finir, cette région du monde est naturellement soumise à une remontée des nutriments des eaux profondes… Que d’apports ! Toutes les conditions sont remplies, pour le plus grand bonheur des Sargasses.

Une vue satellite d'août 2015 sur laquelle on voit clairement les plaques de Sargasses se rapprocher de l'arc antillais © DRA Abidjan, Yacouba Sankaré précise: «Les Sargasses qui arrivent dans le Golfe de Guinée seraient transportées par les courants depuis le large du Brésil, jusqu’à nos côtes. Là, elles retrouvent des nutriments amenés par les grands fleuves africains, ce qui s’explique, entre autre, par le non-traitement des eaux usées. C’est une formidable opportunité pour ces espèces flottantes qui continuent alors à se développer, et dont une partie vient s’échouer sur le littoral africain».

Pour le chercheur, une autre cause entraînerait le développement des Sargasses: «Il y a dans le Golfe de Guinée un trafic maritime important autour de l’exploitation pétrolière. Avec le déversement des eaux de ballast, on observe régulièrement des pollutions aux hydrocarbures dont les conséquences peuvent entraîner la prolifération des macro-algues». 
L’évocation de la pollution aux hydrocarbures ne peut que faire écho avec l’accident de la plate-forme Deepwater Horizon qui a eu lieu en avril 2010 dans le Golfe du Mexique. De son côté, Franck Mazéas se montre prudent : «Les algues circulent. Il faut compter entre dix mois et un an pour que certaines atteignent les Caraïbes depuis la mer des Sargasses. Aussi, l’accident a souvent été évoqué lors des premiers colloques scientifiques sur les échouages qui impactaient les Caraïbes. L’utilisation du dispersant Corexit était pressentie comme une cause potentielle d’une prolifération algale. Mais, cela n’a jamais été prouvé».

Résumons. Courants et nutriments, quelle que soit leur origine, formeraient un cocktail détonnant qui alimente une nouvelle zone d’incubation de Sargasses située au large du Brésil. Les recherches sont en cours pour comprendre ce phénomène qui reste complexe et imprévisible. «Actuellement, nous ne savons pas pourquoi il y a cette vague d’échouages depuis 2011. De même, la communauté scientifique ne comprend pas pourquoi en 2013, il n’y en a pas eu du tout aux Caraïbes» analyse Franck Mazéas. A l’heure actuelle, il semble donc difficile d’y voir clair pour les scientifiques. En attendant, dans le Golfe de Guinée comme aux Antilles, les périodes d’échouages augmentent et les populations doivent faire face à cette invasion…

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