La Réunion, une île privée d'océan

Un prédateur marin en eau douce

La petite île volcanique de la Réunion est secouée depuis 2011 par une série d’attaques mortelles de requins. Depuis, les rumeurs alimentent la psychose.

Pour essayer de répondre aux trop nombreuses questions de la population et des autorités, et pour combler le retard des connaissances sur le comportement des prédateurs dangereux pour l’homme, le programme scientifique «Connaissances de l’écologie et de l’HAbitat de deux espèces de Requins Côtiers», ou CHARC, est lancé fin 2011. Marc Soria, chercheur à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) à Saint-Denis, en prend la tête. «Il aurait fallu commencer la recherche bien avant les accidents, me glisse-t-il avec une pointe de dépit. Un projet avait été proposé en 2006 et en 2007, mais nous n’avions pas reçu les financements. A l’époque, on ne parlait que du chikungunya. D’un seul coup, la crise générale a été décrétée, et les vannes se sont ouvertes: nous avons reçu 800’000 euros en 3 ans. Et pas le droit à l’erreur.» Pour CHARC, le défi a d’abord consisté à capturer, marquer, relâcher et suivre l’évolution de 80 requins sur plusieurs années. 40 tigres et 40 bouledogues ont été visés. Une première mondiale.

Le quota des requins tigres est relativement vite atteint. Ils mordent rapidement à l’hameçon. En revanche, les bouledogues se laissent désirer. Plusieurs mois passent sans la moindre prise. Christophe Perry, dit «Criquet» sur l’île, est considéré comme l’un des meilleurs pêcheurs de bouledogues à la Réunion. Il m’apporte des éléments de réponse quand je lui demande pourquoi ce prédateur est si compliqué à attraper: «C’est un poisson extrêmement évolué, avec de sacrés avantages sur la concurrence. Il est très intelligent et méfiant. Je pense qu’à la Réunion, chaque requin a croisé un pêcheur au moins une fois dans sa vie. Contrairement à l’Australie ou d’autres territoires immenses où ils peuvent vivre leur vie entière sans rencontrer le moindre être humain. Ici, ils apprennent à nous connaître

Marc Soria dans son bureau à l'université Moufia de Saint-Denis © Andy Guinand / OCEAN71 MagazineAprès de nombreux efforts, 79 requins sont finalement équipés de marques acoustiques sous-cutanées. Dorénavant et pendant 2 ans environ, lorsqu’ils entrent dans le champ d’action d’un des 44 récepteurs disséminés le long de la côte ouest de l’île, leur matricule est enregistré. «L’intérêt de CHARC a été de produire un état zéro de ce que nous savons, me confie Marc Soria. Nous avons pu relever la saisonnalité des visites des requins marqués, qui sont présents en plus grand nombre à la Réunion de mars à juin, soit au cours du début de l’hiver dans l’hémisphère sud.» L’étude a également prouvé que les requins marqués n’hésitaient pas à faire le tour complet de l’île, parfois en seulement 4 jours. Il arrive cependant à certains individus de rester plusieurs jours au même endroit. CHARC a aussi confirmé ce qui est observé depuis des générations par les usagers de la mer: la présence de gros squales est nettement plus marquée en période de pluie et de houle, lorsque la turbidité de l’eau augmente, c’est-à-dire lorsque de nombreuses particules en suspension font chuter la visibilité.

Lors de la saison des cyclones, des quantités faramineuses d’eau douce s’abattent sur toutes les côtes Réunionnaises, et ruissellent le long des pentes escarpées, emportant toutes les matières organiques et les déchets sur leur passage, en direction de l’océan. L’eau de mer se charge de particules, devient trouble et voit sa salinité décroître. Cela ne déplaît pas au requin bouledogue, bien au contraire. L’un de ses «sacrés avantages sur la concurrence» est son osmorégulaion, c’est-à-dire sa capacité à modifier sa biologie interne en fonction du milieu environnant. Lorsque le bouledogue passe d’une eau salée à une eau douce, ses reins expulsent de moins en moins de sel via l’urine. Cette adaptation n’est pas possible pour les autres requins, qui une fois plongés dans de l’eau douce, perdraient trop de sel pour espérer survivre. De surcroît, le requin bouledogue n’a pas vraiment besoin de voir ses proies avec ses yeux, qui sont d’ailleurs plus petits que chez les autres espèces de tailles équivalentes. Ses autres sens, dont l’odorat et les ampoules de Lorenzini, lui suffisent largement pour chasser dans les eaux saumâtres.

L’une des plus intéressantes révélations de CHARC a été la mise en évidence d’un comportement journalier: en début de journée, les requins bouledogues ont tendance à être relativement loin des côtes et proches du fond. Puis dès 14h, ils se rapprochent du littoral et remontent dans la colonne d’eau. Ils deviennent de plus en plus actifs au fur et à mesure que l’on s’approche du crépuscule.

Marc Soria a également évoqué l’hypothèse de l’existence d’une «arène d’accouplements»: «En ornithologie, on appelle ça des « leks ». Ce n’est pas une colonie, mais une zone particulière où les mâles et les femelles se rassemblent alors que d’habitude les spécimens sont dispersés dans l’océan. Il pourrait y avoir une telle arène à Saint-Gilles et une autre à Saint-Leu, mais pas toutes les années. On pense aussi qu’il y a une zone de nurserie au bout de la rivière Saint-Louis

Dans le cadre du programme CHARC, un requin a été capturé et retourné sur le dos pour lui insérer une balise dans le ventre © Guillaume LevieuxAu cours de la mise en place du programme CHARC, les accidents ont malheureusement continué sur la côte ouest Réunionnaise. Même lorsque la préfecture a décidé d’interdire toutes les activités nautiques sur les plages ouvertes à l’océan, ce qui a drastiquement réduit le nombre de surfeurs et de baigneurs et donc la probabilité de rencontres. Selon le chercheur de l’IRD, «il n’y a pas plus d’attaques qu’avant parce qu’il y a beaucoup plus de requins et d’utilisateurs de la mer. Plutôt que quantitativement, c’est qualitativement qu’il faut réfléchir. Est-ce que le requin est en détresse alimentaire parce que les océans sont vides de poissons? Est-ce qu’il est énervé parce qu’il cherche des femelles en période d’accouplement? Est-ce qu’il est en train de chasser et il repère une cible qui se comporte comme un animal qui fuit, en tapant dans l’eau et qui ne l’a visiblement pas vu? Pour lui, c’est peut-être toute une série de voyants qui se mettent au vert. A partir d’un certain nombre, il attaque.»

Tous les spécialistes mondiaux sont unanimes à ce sujet: les requins ne sont pas du tout intéressés pas l’homme. François Sarano, océanographe et fondateur de l’association «Longitude 181 Nature», plongeur expérimenté qui a usé ses palmes autour des plus grands prédateurs marins de la planète, l’explique au moyen d’arguments implacables: «C’est simple. A l’instant même, des milliers de gens nagent, plongent, surfent et jouent sur le territoire du requin, sans le savoir. Si l’homme était la proie de ce prédateur, nous n’aurions pas une centaine d’accidents dans le monde par année, mais des milliers. Ce serait banal, et vous ne feriez pas cet article. Surtout, Il n’y aurait pas autant de baigneurs qu’aujourd’hui.»

Autre fait relevé par l’océanographe, les victimes d’attaques se font rarement manger. «Les premières morsures sont souvent une erreur, note François Sarano. Vu notre incapacité à nous enfuir rapidement dans l’eau, au contraire d’une otarie par exemple qui est autrement plus véloce qu’un humain, le requin n’aurait aucun mal à revenir à la charge. Mais il ne le fait pas. La plupart du temps, le surfeur est capable de regagner la côte, seul ou aidé de ses amis. Quand il décède, c’est d’une hémorragie, sur la plage ou à l’hôpital.»

Après des années de pratique de la plongée, et de nombreuses rencontres sous-marines avec les squales, François Sarano s’est rendu compte que les requins n’ont pas tous le même comportement. «C’est la diversité du vivant, me glisse-t-il. Certains animaux sont plus inquisiteurs que d’autres, que ce soit au sein de la même espèce, entre les mâles et les femelles, les jeunes et les adultes. Certains sont plus calmes, et d’autres sont plus agressifs

François Sarano a plongé avec certains des plus gros prédateurs marins, ici un grand requin blanc d'une taille imposante © Aldo FerrucciMalgré cette constatation, le fondateur de l’association Longitude 181 est fermement opposé à la pêche au requin pratiquée pour sécuriser l’océan de l’île française. Il constate que l’on n’attrape jamais le requin fautif: «Aujourd’hui à la Réunion, le prédateur marin a été transformé en véritable bête du Gévaudan, calculatrice et manipulatrice. Si les accidents avaient été l’œuvre d’une seule bête perverse, j’aurais moi-même demandé son élimination. Mais dorénavant, chaque requin qui s’approche des côtes Réunionnaises est un coupable en puissance, qu’il faut éliminer

Ses opposants avancent une autre théorie, qui se fonde sur l’une des caractéristiques biologiques du requin bouledogue: la philopatrie. Tout comme les tortues marines et les saumons, les femelles bouledogues reviennent systématiquement mettre bas là où elles sont nées. En ciblant ces spécimens, les Réunionnais éviteraient ainsi une installation et une augmentation exponentielle des individus. Pour rappel, plusieurs femelles gravides ont été pêchées à la Réunion, dont une qui portait 13 bébés.

Mais comme en témoignent les nombreuses observations, les eaux Réunionnaises ne sont pas uniquement visitées par des femelles prêtes à mettre bas. Des juvéniles ont notamment été filmés pour la première fois dans certaines ravines. Plusieurs baigneurs se sont fait charger par de jeunes requins bouledogues qui ont renoncé à la dernière seconde. Il y a aussi évidemment les adultes, qui atteignent des tailles impressionnantes. Autant d’indices qui indiquent une population saine de requins bouledogues à la Réunion, et dans le reste de l’Océan Indien.

Il y a plusieurs raisons qui expliquent pourquoi certaines espèces de requins disparaissent, et d’autres prospèrent. Tout d’abord, dans les années 1990, une série d’intoxications mortelles à la viande de requin à Madagascar ont fait craindre un risque sanitaire. C’est la « ciguatera », une contamination de la chaire de poisson par une micro-algue toxique présente dans l’Océan Indien. Comme pour toutes les intoxications, ce sont les gros poissons en bout de chaîne alimentaire qui en concentrent les plus fortes doses. En conséquence, la vente et la commercialisation de nombreuses espèces ont été interdites, dont la chaire de bouledogue et de tigre. Alors qu’elles étaient historiquement pêchées pour être mangées, ces deux espèces ont été indirectement protégées, ayant perdu toute valeur marchande.

Un requin bouledogue s'approche de la caméra pour afficher ses petits yeux et son réseau d'ampoules de Lorenzini (multitude de taches noires sur la face ventrale de la tête) © Jorge Hauser

Deuxièmement, en 2005, soit presque dix ans avant le reste de l’Union Européenne, le «finning» (pratique souvent barbare qui consiste à couper les ailerons des requins avant de relâcher l’animal encore vivant dans la mer) est banni de la Réunion. David Guyomard, ingénieur au Comité des Pêches, m’explique pourquoi: «Ce n’était pas du tout pour des questions environnementales ou morales. Avant 2005, les marins Réunionnais, comme tous les marins de l’Océan Indien, avaient l’habitude de ramener des ailerons de requin lors des campagnes de pêche. Seuls les prédateurs pélagiques étaient visés, et donc certainement le tigre. De retour au port, ils les vendaient aux acheteurs asiatiques. Cela leur procurait un petit bonus, pour se payer des clopes par exemple. Tout a changé lorsqu’un armateur a décidé de récupérer tous les ailerons auprès de ses marins, au lieu de leur laisser la possibilité de les vendre directement. Apparemment, seule la chaire était déclarée alors que les ailerons se négociaient au black. Lorsque le directeur des affaires maritimes a découvert le stratagème au détour d’un contrôle, il a décidé sur le champ d’interdire le finning sur toute l’île.» Entre l’interdiction de commercialisation des espèces côtières et l’arrêt de cette pratique, les deux espèces de requin tigre et bouledogue ont perdu toute valeur commerciale en l’espace d’une quinzaine d’années, et ont pu se reproduire en paix.

Parallèlement, sur la côte ouest Réunionnaise, l’urbanisation prend de l’ampleur. Partout, les terrains sont en construction, et le béton remplace petit à petit les espaces verts. Les stations d’épuration ne font pas le poids, et de plus en plus d’eau polluée est rejetée en mer. Les particules troublent l’eau, et fragilisent le corail. «Il y a 20 ans, se rappelle Marc Soria de l’IRD, il n’y avait déjà pas beaucoup de requins de récifs. Cela témoigne d’un écosystème en mauvaise santé.» Les rares spécimens qui avaient résisté à la détérioration de leur milieu ont été décimés par les pêcheurs amateurs, qui contrairement à leurs homologues professionnels, ne subissent aucun contrôle.

Au large, la population de requins tigres augmente, comme en témoignent les pêcheurs qui travaillent au bord du Sec, ce plateau à faible profondeur qui fait le tour de la Réunion, au bord duquel se mélangent les espèces pélagiques qui viennent du grand large et les espèces côtières. C’est l’endroit rêvé pour faire de belles prises, mais ces dernières sont de plus en plus souvent attaquées par les gros requins tigres à la recherche de nourriture facile. Par contre, peu de requins bouledogues viennent grignoter les lignes sur le Sec. Marc Soria se base sur l’étude CHARC pour apporter des éléments de réponse: «Il y a très peu de chevauchement d’habitat entre les deux espèces. Le tigre est pélagique. On le trouve autour des DCP (les dispositifs de concentration de poisson, ndlr) qui sont à cinq miles au large. Alors que les bouledogues vont plutôt se trouver à moins d’un kilomètre des côtes. Cela leur arrive de visiter les mêmes endroits, mais jamais au même moment. Ils évitent ainsi ce qu’on appelle la compétition interspécifique.»

Ainsi, le bord du Sec est devenu progressivement le territoire exclusif des requins tigres, désormais présents en plus grand nombre. Les bouledogues sont repoussés vers le littoral, où ils trouvent un écosystème relativement dégradé sur la côte Ouest, de l’eau douce en plus grande quantité qu’auparavant, une turbidité qui s’installe à la moindre houle, et surtout une niche écologique libérée de tous les requins de récifs. «Les requins de récifs sont territoriaux, ajoute Marc Soria. Lorsqu’ils occupent une zone, ils s’y nourrissent et ne laissent pas assez de proies pour les autres prédateurs, comme le bouledogue ou la carangue par exemple, qui mangent tous les deux essentiellement des poissons.»

Avec l’inauguration de la Réserve Marine Nationale de la Réunion en 2007, les requins ont aussi vu partir leurs plus féroces compétiteurs: les hommes. Équipés de palmes, masque, tuba et fusil sous-marin, les chasseurs aquatiques constituaient une barrière dissuasive quasi quotidienne. Sans compter les autres pêcheurs en bateau et les jet-skis. Les surfeurs sont la seule espèce d’humain qui a continué à pratiquer son activité. Ils sont désormais bien seuls face au risque.

Deux requins bouledogue nagent paisiblement autour des plongeurs à Playa del Carmen, au Mexique © Phantom DiversAutour du globe, de nombreux endroits sont réputés pour la présence saisonnière de requins bouledogues, comme à Playa del Carmen au Mexique. Là-bas, les prédateurs sont paisibles et curieux, les plongeurs n’ont aucune peine à les observer en toute sécurité. Mais à la Réunion, les mêmes espèces se montrent peu et se révèlent agressives. Si on ne peut pas mettre tous les requins dans le même filet, il faut reconnaître la particularité de ce qui se joue autour de cette île au milieu de l’Océan Indien.

Un retour à la normale est-il possible à la Réunion? Faut-il laisser du temps à la nature pour qu’elle retrouve un certain équilibre? Ou alors doit-on rapidement agir afin de réguler voire juguler la présence des gros prédateurs autour de l’île? Les Réunionnais, les autorités françaises, les usagers des côtes et les associations écologistes n’arrivent pas à se mettre d’accord. Cela n’empêche pas certains de proposer des solutions originales. En fait, l’île de la Réunion et sa crise requin constitue un laboratoire passionnant pour qui s’intéresse aux relations que les humains entretiennent entre eux, et avec ces prédateurs du monde marin.

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