La Réunion, une île privée d'océan

De l’île Bourbon à La Réunion

Le 26 avril 1720 en rade de Saint-Denis, dans le nord de l’île Bourbon, ancien nom donné à La Réunion, la Virgen del Cabo, l’un des fleurons de la flotte portugaise, effectue des réparations après avoir essuyé de violentes tempêtes dans l’Océan Indien. Le Comte d’Ericeira et l’archevêque de Goa qui se trouvent à bord regrettent vite d’avoir perdu en mer leurs 72 précieux canons lors de l’avarie. Car sur la ligne d’horizon, deux navires arborant le drapeau noir filent droit sur eux.

L’un des capitaines pirates en approche n’est autre qu’Olivier Levasseur, dit «La Buse», le plus célèbre flibustier français. L’abordage est rapide et sanglant. Les Portugais tentent bien de résister mais le corps-à-corps tourne inexorablement à leur désavantage. Le navire est capturé. Les hors-la-loi mettent la main sur une véritable fortune de diamants, de bijoux, de perles et de lingots d’or et d’argent. «Cela restera la plus grosse prise faite par des forbans dans l’histoire de la piraterie» rappellent Lewis Trondheim et Appollo dans les notes de la BD historique «Île Bourbon 1730». La Buse sera pendu sur l’île, dix ans après les faits, et certains disent que son fabuleux trésor se trouverait toujours enterré quelque part à La Réunion…

Page 16 et 17 de la bande dessinée historique « Île Bourbon 1730 » signée Lewis Trondheim et Apollo. © Lewis Trondheim

Contrairement aux apparences, Bourbon a plutôt été tolérante avec les pirates du XVIIIe siècle. Même si les écumeurs des mers étaient officiellement indésirables, ils étaient pourtant bien accueillis par les habitants de l’île avec qui ils commerçaient. Profitant des amnisties accordées par le gouverneur autour des années 1720, les pirates qui acceptaient de «remettre au préalable leurs armes et munitions de guerre, de renoncer pour toujours à leur désordre et de garder fidélité au Roy de France» pouvaient tranquillement prendre leur retraite sur l’île et profiter de leur fortune. Dès lors, une multitude d’anciens pirates français, anglais, hollandais ou même suédois se sont intégrés et ont participé au développement de l’importante production de café qui a fait la richesse de La Réunion.

Depuis le Barachois à Saint-Denis, la capitale de la Réunion, les canons sont tournés vers la mer, vestiges d’un passé riche en histoires de pirates. La légende dit que le fabuleux trésor de La Buse est encore enterré quelque part sur l’île de la Réunion © Andy Guinand / OCEAN71 MagazineLe développement de cette nouvelle économie est assuré par l’importation de milliers d’esclaves. Les négriers revenaient régulièrement les cales pleines d’hommes et de femmes principalement originaires de Madagascar, qui ne se trouve qu’à 700 kilomètres à l’ouest. D’autres travailleurs forcés ont également été amenés du Mozambique, de Guinée, du Congo et même des Indes. Un métissage important se développe au fil des générations, au point que l’île de La Réunion porte désormais bien son nom.

«Ce métissage est un élément extrêmement important pour comprendre la crise requin», me glisse Fabien Metayer lors d’une froide et pluvieuse matinée d’octobre. L’ancien directeur de la Réserve Marine Nationale de La Réunion me reçoit à bord d’une péniche sur la Seine, son actuel lieu de travail, en plein cœur de Paris. De l’autre côté de sa fenêtre, tout est gris, le fleuve, les bâtiments, le ciel.

Au marché de Saint-Paul, le métissage réunionnais est affiché dans toute sa splendeur. Les habitants de l'île font leurs courses au côté de touristes, recherchant les meilleures gousses de vanille © Andy Guinand / OCEAN71 Magazine

Au chaud dans son bureau boisé, Fabien Metayer disserte sur les origines de La Réunion: «Les Réunionnais d’aujourd’hui ont des origines très variées: vous avez les zarabs, les créoles noirs, les créoles blancs… Ce métissage s’équilibre mais ne se mélange pas forcément. L’Ouest par exemple, qui a été le théâtre des fameuses attaques de requin, est le royaume des « zoreils », c’est-à-dire des blancs comme vous et moi. Les créoles résident plutôt dans « les hauts » comme on dit là-bas, assez loin des côtes. L’île est à peu près ronde, et très montagneuse, avec le piton des Neiges qui culmine à plus de 3’000 mètres. Les dénivelés sont importants au-dessus comme au-dessous de l’eau. Les alizés qui soufflent continuellement rendent l’est de l’île très pluvieux et très vert, alors que l’Ouest est plutôt aride. En une journée, vous pouvez faire le tour de la Réunion qui ne fait que 250 kilomètres. Vous aurez de la pluie à l’Est, puis vous vous baignerez à l’Ouest, vous monterez pour avoir très froid et vous redescendrez pour avoir très chaud.»

Cette segmentation de l’île est cruciale, car le peu de précipitations à l’Ouest a permis la formation d’un jeune récif corallien il y a environ 8’200 ans. En protégeant la côte des vagues, la barrière de corail a favorisé le développement de la seule zone balnéaire de la Réunion, où les beaux hôtels et les grandes villas fleurissent. La région de Saint-Gilles est devenue un site huppé, appelé par les insulaire « Zoreil-Land ». «Dans les années 1970, continue l’ancien directeur de la réserve, il y avait environ 350’000 Réunionnais. Aujourd’hui, ils sont 850’000. Il y a donc une pression démographique importante qui s’exerce à l’Ouest, où il fait toujours beau».

Durant mon enquête, j’ai souvent entendu les termes « urbanisation galopante » et « basculement des eaux », qui semblent aller de pair. Une des grosses difficultés rencontrées par les habitants de l’Ouest a été l’approvisionnement en eau douce et la gestion des eaux usées. Les stations d’épuration n’ont visiblement jamais été capables de donner le change. «Les scientifiques qui se sont intéressés aux impacts sur l’environnement marin se sont très vite aperçus que c’était une catastrophe», analyse encore Fabien Metayer.

Le soleil se couche sur le port de Saint-Gilles, en plein Zoreil-Land. C’est le « Ground Zero » pour les attaques de requin à la Réunion. On a longtemps cru que les déchets des pêcheurs pouvaient attirer les prédateurs, et il est aujourd’hui interdit de rejeter les restes de poissons dans le port © Andy Guinand / OCEAN71 MagazineJe décide de quitter la grisaille parisienne. Cette introduction conforte mon pressentiment: une enquête en profondeur sur place sera nécessaire pour comprendre les racines de la crise. Après un long vol en avion qui m’aura fait traverser l’Afrique, c’est tout transpirant que j’arrive un beau début d’après-midi de décembre au siège de la réserve marine, située devant la plage de l’Hermitage, en plein Zoreil-Land. L’actuelle directrice de la réserve me reçoit. Karine Pothin, trentenaire métisse, robe noire et boucle d’oreille rose fluo, est résolument Réunionnaise. Sa seule présence à la tête de l’institution fait mentir le cliché qui voudrait que la réserve soit l’apanage de la métropole. Elle confirme ce que m’annonçait Fabien Metayer quelques mois plus tôt à Paris: «Dans les années 1980 et 1990, les milieux scientifiques avertissaient déjà de la dégradation de l’unique écosystème corallien de l’île, mais à l’époque l’écologie n’était pas encore à la mode». Et les requins? «Tout le monde s’en foutait!»

Sur l’avis des experts, un parc marin est toutefois mis en place pour essayer de freiner la détérioration du récif qui souffre du développement effréné. D’abord sous forme d’association, puis en tant que Groupement d’Intérêt Public (GIP), la Réserve Nationale Marine de la Réunion voit officiellement le jour en 2007. «Tout le monde s’accordait sur la nécessité d’une réserve, me confie Karine Pothin, mais personne ne la voulait devant chez soi. A force de faire des compromis, nous nous sommes retrouvés avec un zonage très compliqué».

Il y a aujourd’hui quatre niveaux de protection. Les zones de « protection intégrale », le niveau le plus strict, ne couvrent que deux kilomètres carrés. «Ailleurs, m’explique l’ancien directeur de la réserve Fabien Metayer, beaucoup de choses sont permises, mais pas n’importe où. Vous pouvez faire du kitesurf, du standup paddle, de la plongée, de la pêche loisir, de la pêche professionnelle, vous pouvez vous baigner. C’est un petit espace qui rassemble beaucoup de monde, nous avons donc dû faire des zones. Ce n’était pas facile de faire accepter de tels changements mais nous étions parvenu à un consensus. L’ensemble de ce travail a été remis en question dès les premières attaques de requins, car depuis 2011 tous les accidents mortels ont eu lieu dans la réserve».

La plage de Boucan Canot est symptomatique du traumatisme. Son sable blanc, ses palmiers, ainsi que sa proximité avec la capitale de Saint-Denis ont forgé sa popularité. «Avec mes amis, nous y étions tous les week-ends quand nous étions plus jeunes»,  se souvient Karine Pothin. Elle avait l’habitude de nager jusqu’à la bouée sans se poser la moindre question, chose qu’elle ne referait plus aujourd’hui. Car cette magnifique plage, qui est dans la partie nord de la réserve, n’est pas coupée du large par une barrière de corail, et les prédateurs marins peuvent s’en approcher sans problème. Ils l’ont d’ailleurs fait, en septembre 2011, causant un véritable tremblement de terre sur l’île: Mathieu Schiller, bodyboarder connu sur l’île, s’est fait attaquer par un ou plusieurs requins. On ne retrouvera jamais son corps. Les quatre années suivantes, la plage a été complètement désertée, au grand dam des commerçants et des restaurateurs.

Mais revenons à nos poissons. Sont-ils revenus en masse, maintenant que le récif est protégé depuis presque 10 ans? «Pas vraiment», concède la directrice de la réserve. «Nous constatons une légère amélioration dans les cinq zones de protection intégrale, mais il n’y a pas encore d’effet « spill-over » dans les autres zones, c’est-à-dire une recolonisation par les espèces. Ceux qui pensent que la réserve est un garde-manger attirant les requins doivent me dire où aller plonger. Personne n’a été capable de le prouver».

Jérôme Suros est l’un des agents qui patrouillent la réserve marine pour empêcher le braconnage et sensibiliser la population © Andy Guinand / OCEAN71 MagazineIl ne s’agit peut-être pas d’un garde-manger pour les requins, mais certains chasseurs sous-marins s’y donnent à cœur joie, comme m’a raconté l’un des agents de la réserve lors d’une de leurs rondes en bateau. «Il faut avouer qu’il y a beaucoup moins de braconnage, me glisse Jérôme Suros, l’un des policiers de l’environnement, mais un noyau dur continue de chasser sans autorisation. Ils sont malins, ils n’y vont que la nuit. Certains sortent à la nage avec des cages. Il y a trois semaines, on a attrapé un mec avec 30-35 kilos de homard». Pendant les fêtes de fin d’année, le homard se négocie à 35 euros le kilo…

Sortir chasser de nuit dans un océan où pulluleraient les squales mangeurs d’homme? «S’il y avait tant de requins que ça, me dit l’agent de la réserve, les braconniers se feraient bouffer quand ils sortent flécher les poissons perroquets, car ces animaux font beaucoup de bruit une fois blessés». La complexité de la situation se révèle petit à petit. Karine Pothin,  résume: «La topographie de la Réunion ainsi que la mixité de sa population sont uniques au monde, notre île fait donc face à des problèmes uniques. Nous ne pouvons pas appliquer ce qui se fait ailleurs, comme les Shark Spotters en Afrique du Sud, vu que les fonds marins descendent très vite et très profond après le sec ».

Le soleil se lève sur le Maïdo, l’une des vues les plus spectaculaires de l’île de la Réunion. Les pentes escarpées permettent à l’érosion de tailler de profondes gorges appelées ravines © Andy Guinand / OCEAN71 Magazine

Fabien Metayer, l’ancien directeur, confirme la singularité du territoire: «C’est une situation assez extraordinaire. Historiquement, les Réunionnais n’ont jamais été tournés vers la mer. On est très loin de la Bretagne ou de la Méditerranée. Ici, les locaux vont d’un point A à un point B en bateau. Mais personne ne fait vraiment le tour de l’île à la voile. C’est en partie culturel, mais à La Réunion, la mer est très dure. L’île n’offre presque pas d’abri à part la baie de Saint Paul, à l’Ouest.»

Au cours de sa tumultueuse histoire, La Réunion a craint cette vaste étendue bleue, qui lui a plus souvent apporté le malheur que le bonheur. Mais plus récemment, à partir des années 1970 avec l’arrivée de riches métropolitains, deux sports aquatiques ont connu un succès fulgurant: la chasse sous-marine… et le surf. Un succès stoppé net, le 26 juillet 2013. C’était un vendredi.

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