OCEAN71 – Comment décririez-vous ce début de campagne de pêche au thon rouge 2010 ?

Généreux Avallone — Pour nous, pêcheurs, aujourd’hui, c’est une catastrophe! La période de pêche autorisée, réduite du 15 mai au 15 juin cette année, a été décidée par l’ICCAT (organisme international chargé d’estimer et gérer le stock de thons rouges d’Atlantique Est et de Méditerranée) pour une raison que je ne comprends pas. Pour notre pêche à la senne (filet de 2,5 km qui emprisonne, vivant, les thons rouges), ce n’est pas la bonne période. Pour que nous puissions capturer les grands thons, il faut qu’ils remontent à la surface. Cela n’est possible que lorsque la mer est calme et qu’elle atteint des températures comprises entre 21 et 24° C. C’est-à-dire, en règle générale, à partir de fin juin. Nous sommes aujourd’hui le 2 juin, nous n’avons toujours pas pêché un seul kilo de thon. Durant la dizaine de jours qu’il nous reste, je ne sais pas si nous allons réussir à pêcher les 440 tonnes de quota attribuées à nos trois bateaux. J’ai vraiment très peur.

Généreux Avallone est le dernier d'une longue famille de pêcheurs sétois, grand spécialistes de la chasse au thon en Méditerranée © Philippe Henry / OCEAN71 Magazine

O71 – Vous craignez de manquer de temps ou est-ce les thons qui ont disparu, comme les ONG et certains scientifiques le disent?

G.A. — Du thon rouge, il y en a, c’est certain. La preuve, regardez les quantités prises il y a quelques jours par les madragues au Maroc et en Espagne (pêche artisanale le long des côtes où les pêcheurs installent dans le fond de l’eau un labyrinthe de filets dans lesquels les thons se perdent avant d’être capturés à mains nues) ainsi que celles des palangriers maltais (bateaux de pêche qui tirent de longues lignes équipées de milliers d’hameçons). Ils ont tous pêché leurs quotas en moins d’une semaine ! Le poisson est là, mais il ne remonte pas encore à la surface. Nous avons demandé à l’ICCAT de rallonger notre temps de pêche de quatre ou cinq jours si nous ne réussissons pas à atteindre notre quota avant le 15 juin. Sur mes trois bateaux, j’ai quarante pères de famille à payer, avec des frais énormes. On n’est pas là pour s’amuser, on est là pour travailler. On ne demande pas grand chose. On demande juste de nous laisser le temps de pouvoir pêcher le quota que nous avons. C’est tout.

O71 – Mais de nombreux rapports scientifiques montrent que la population de thons rouges serait sur le point de s’épuiser…

G.A. — A l’heure actuelle, on nous fait travailler pendant une période où l’eau est encore trop fraîche. Avec le mistral en plus qui souffle depuis plusieurs jours sur Malte, on ne risque pas de trouver du poisson. Après il est facile pour les ONG de dire : «Vous avez vu, il n’y a plus de thons rouges… Les thoniers n’ont rien pêché !» Bien sûr, on ne nous laisse pas le temps. Si on avait voulu attraper des thons de 30 ou 50 kg, on ne serait pas venu ici (à Malte). On serait resté devant nos côtes dans le Golfe du Lion, ça fait longtemps qu’on aurait pêché notre quota !

O71 – Donc, d’après vous, il reste réellement du thon rouge en Méditerranée ? Ce que disent certains scientifiques et les ONG n’a pas de sens?

G.A. — Des thons rouges, il y en a partout. Il suffit juste de vouloir et surtout de savoir où les chercher. Aujourd’hui, personne ne veut les voir. Il y a un programme de recherche scientifique avec l’ICCAT qui doit être normalement mis en place. Ils ont beau utiliser des avions, s’ils ne sont pas au bon moment au bon endroit, ils n’en verront pas… Nous, ça fait cinquante ans qu’on pêche le thon, nous savons où il est et à quel moment.

O71 – Pourquoi ne vous écoutent-ils pas?

G.A. — Depuis trois ans, on propose aux scientifiques de les emmener sur nos bateaux après la saison de la pêche. Nous voulons faire voir à tous ces gens (scientifiques, journalistes, même les ONG) les bancs de thons pour qu’ils puissent se rendre compte par eux-mêmes. Ils vont voir les masses de poissons qu’il y a. C’est énorme. C’est tout ce que l’on demande. Le problème, c’est que personne ne veut entendre ce discours.

O71 – A vous écouter, on croirait qu’il y a trop de thons rouges…

G.A. — Vous allez voir, si on continue comme ça, dans quatre ou cinq ans, on va nous payer pour aller pêcher parce qu’il y en aura effectivement trop. Ce poisson est le plus haut dans sa chaîne alimentaire. Il n’a pas de prédateurs en dehors de l’homme. On ne trouve plus de sardine, ni d’anchois dans le Golfe du Lion. Nos chalutiers français ont beaucoup de difficultés à l’heure actuelle. Mais pourquoi ? Ces poissons sont mangés par les thons. On ne pêche pas des baleines quand même ! Il faut être sérieux.

Les Jean-Marie Christian 3, 5 et 6, de la famille Avallone, dans Grand Harbour à La Valette © Philippe Henry / OCEAN71 Magazine

O71 – Mais certains pêcheurs cette année, comme les Italiens, ont décidé de ne pas partir pêcher… il doit y avoir quand même un problème, non ?

G.A. — Le problème des Italiens est simple. Ils ont 49 thoniers senneurs. Parmi eux, il y en a qui ont 10 tonnes, 20 tonnes, 30 tonnes, parfois 100 tonnes de quota. L’Italie a demandé à ses thoniers de faire la même chose que chez nous en France. Les patrons de pêche devaient regrouper leurs armements de telle manière à ce que chaque bateau ait au moins 100 tonnes de quota pour que ce soit rentable. Le problème c’est que les Italiens ne se sont pas entendus. Aucun d’entre eux. Donc le gouvernement a tout stoppé. Il a même été plus loin puisqu’il a dressé cette année une liste de 22 navires qui doivent être détruits dans l’année. Ils n’ont pas voulu s’accorder, l’État italien qui a tranché pour eux. Mais quand on écoute Greenpeace, on entend une toute autre histoire. « Les Italiens ont fait une bonne action, ils ont voulu appliquer le moratoire. » Ils l’ont appliqué non pas parce qu’ils le voulaient mais parce qu’ils n’ont pas réussi à s’organiser…

O71 – Vous sentez-vous gênés par la présence des ONG comme Greenpeace à Malte ?

G.A. — On est aujourd’hui à La Valette. Depuis plusieurs jours maintenant, des thoniers franco-espagnols pêchent aux Baléares… et où sont les deux plus grands navires de Greenpeace ? A Malte. Ca fait deux semaines que nous avons du mauvais temps, que nous sommes bloqués au port, alors que les autres pêchent dans les îles espagnoles… tant mieux pour eux, mais on ne comprend pas ce que cherchent les écologistes ici à Malte plus qu’ailleurs. Leur message n’a pas de sens lorsque j’entends dire à la télévision qu’il n’y aura plus de thon rouge dans deux ans. Comment le savent-ils ? Ils n’en savent rien. Ce n’est pas une critique, mais les gens en France se font bourrer le crâne sans connaître la mer. Et les seuls qui parlent, ce sont Greenpeace et WWF. Maintenant, il y a en plus Seashepherd… je ne sais même pas qui ils sont ceux-là ! Le problème c’est que ça intéresse plus un journaliste de dire qu’il n’y a plus de thon et de suivre les ONG, que de faire un article sur un pêcheur qui part en mer.

O71 – Mais on ne peut pas dire non plus que vous vous exprimiez souvent…

G.A. — On est des pêcheurs, on n’a pas l’habitude de communiquer. C’est sans doute un tort. Mais qui veut vraiment nous écouter à l’heure actuelle ?

O71 – Aujourd’hui, vous attendez-vous à des actions des ONG ?

G.A. — Ce que nous craignons c’est que Greenpeace tente des actions contre nous au moment où on va être en train de pêcher dans la plus stricte légalité. Je ne suis pas contre les quotas, les restrictions, les réglementations, les contrôles – on a des contrôleurs ICCAT à bord des bateaux ­— au contraire ! Mais qu’ils nous laissent travailler normalement. On est déjà suffisamment contrarié par la météo.

O71 – Pour vous, qu’ont-ils accompli à ce jour ?

G.A. — Ils ont réussi une chose importante. C’est ruiner le beau marché européen du petit thon. Il y a de ça dix ans, avant que le Japon ne soit le seul à acheter du thon rouge, on capturait ce poisson lorsqu’il pesait entre 15 et 20 kilos. On appelait ça la première campagne… elle durait de mars à mai, puis septembre et octobre. A cette époque, les gens ne s’en rappellent sans doute plus, ce poisson était destiné à un vrai marché européen. On mangeait du thon en France, en Italie, en Espagne… En été, c’était comme la sardine qu’on grille aujourd’hui sur le barbecue. Ensuite, on faisait la campagne du gros thon. Cela nous permettait de pêcher huit mois dans l’année.

O71 – Dans ces années folles, il y a eu des abus quand même…

G.A. — Oui, c’est vrai. Dans les années 2001-2003, ça commençait à être l’anarchie. Le problème venait d’états comme l’Italie, la Turquie, la Tunisie… beaucoup de pays méditerranéens qui se sont intéressés au thon rouge tardivement. A ce moment-là, on a vu des filets être mis sur des bateaux sans savoir d’où ils sortaient, et pêcher du thon comme tout le monde. Il fallait vraiment recadrer cette situation parce qu’on allait à la catastrophe. Une année, il y a eu entre 600 et 700 bateaux qui pêchaient du thon ! Des navires qui n’avaient pas de quota, pas de licence… c’était n’importe quoi. Le jour où Greenpeace est arrivé, ça a remis un peu les choses en ordre. Pour nous, en tant que pêcheurs depuis cinquante ans, ça a été bénéfique.

O71 – Vous, le pêcheur de thons rouges, vous êtes en train de dire que vous approuvez l’action de Greenpeace ?

G.A. — Oui, au début, la pression des ONG a été bonne pour les pêcheurs parce qu’elle a remis de l’ordre dans une situation devenue incontrôlable. Mais aujourd’hui, leur combat est devenu absurde. On est passé à l’extrême inverse. A cause de leur obstination, les armements comme le nôtre vont tous mourir. On suit les règles. On a des quotas. Mais on ne peut pas les pêcher. C’est devenu aberrant.

Généreux Avallone, entouré par les deux autres commandants qui travaillent depuis de nombreuses années pour la famille Avallone © Philippe Henry / OCEAN71 Magazine

O71 – Cette année, est-ce que vos 440 tonnes de quota sont suffisants pour amortir votre saison ?

G.A. — Oui. Si on arrive à les pêcher, on fait notre saison. Nos marins seront correctement payés, c’est vrai. Mais il faut réaliser que c’est un mois de pêche pour un an de travail… Quelqu’un qui gagne entre 1300 et 1500 euros à terre va toucher plus que nos marins. Ce ne sera pas énorme, mais on arrivera à vivre.

O71 – Pourtant on entend régulièrement que les thons rouges se vendent de petites fortunes au Japon…

G.A. — Nous ne vendons pas directement les thons au Japon. Nous les capturons vivants pour des fermiers méditerranéens qui les engraissent pour les vendre plus tard aux entreprises japonaises. Ce ne sont pas les même tarifs. Le prix du poisson cette année, pour les pêcheurs (6 euros le kilo), est supérieur à celui de l’année dernière. Etant donné que les quotas ont diminué, automatiquement les prix montent. C’est un des bénéfices des réductions de quotas. Nous n’avons pas besoin de pêcher de grandes quantités pour pouvoir gagner notre vie. Ensuite, les tarifs pratiqués par les fermiers auprès du Japon, ça ne nous concerne pas.

O71 – Les pêcheurs sétois ont été vivement critiqués depuis quelques années concernant des bateaux français que vous avez libyanisés pour pouvoir pêcher dans les eaux libyennes…

G.A. — L’explication est simple. Pour tous les pays du monde, les eaux territoriales s’arrêtent à 12 milles nautiques (22 kilomètres) des côtes. Mais du jour au lendemain, il y a cinq ans, Khadafi a décidé de repousser ses eaux à 74 milles ! De quel droit ? Là, personne n’a rien dit. Soudain, on n’a plus eu le droit de pêcher dans cette zone où il y avait beaucoup de thons. On a libyanisé des bateaux français pour pouvoir continuer à pêcher dans ce qui était avant des eaux internationales.

O71 – Aujourd’hui vous avez le sentiment qu’il y a moins d’abus, que la capacité de pêche est plus adaptée au stock de poissons ?

G.A. — Non. On est passé à l’extrême inverse. L’année dernière, il y avait 400 bateaux sur l’eau. Il faut savoir que l’ICCAT a demandé une réduction de 70% de la flotte de pêche. Cette année, il n’y a plus que 80 thoniers ! Vu le temps qu’on a (un mois), les nouveaux quotas, et si peu de bateaux… Si on continue comme ça, on va arriver le 14 juin à minuit, on aura même pas pêché nos quotas. C’est devenu complètement fou !!!

O71 – Mais les améliorations technologiques des thoniers modernes ont augmenté les capacités de pêche. Les réductions de flottes étaient quand même nécessaires… non ?

G.A. — Ce que l’ICCAT veut faire, c’est laisser des bateaux qui ont 30, 40 ou 50 tonnes de quotas. Mais ils savent très bien qu’avec ces quantités et le prix du thon actuel, les bateaux ne sont pas rentables. Ils veulent supprimer tout ceux qui n’ont pas des quotas suffisants. Nous, on a encore de la chance. Il y a quelques années, on voyait de l’avenir dans cette pêche. On a construit plusieurs bateaux. De cinq, on est passé à trois cette année. Ce qui nous a permis, en vendant un bateau et en affrétant un autre à du transport d’alevins, de concentrer les quotas des cinq thoniers sur trois. Mais le patron qui n’a qu’un seul navire, lorsqu’on lui réduit son quota, il est obligé d’abandonner. Si l’ICCAT continue d’écraser tout le monde, nous aussi on va finir par disparaître !

O71 – Dans les années 2000, les thoniers européens ont presque tous bénéficié d’aides publiques pour cette pêche à la senne. Avez-vous eu l’impression que l’État français s’est retourné contre vous cette année avec sa prise de position en faveur d’un classement du thon rouge comme espèce en voie de disparition ?

G.A. — Le problème, c’est que c’est devenu politique. Au moment où l’État s’est positionné du côté des écologistes, on approchait des élections. Il fallait récupérer les voies des verts. Puis, le prince Albert de Monaco a proposé un moratoire total sur le thon rouge. Cette proposition a été refusée parce qu’il n’y avait pas les critères… mais entre nous, c’est bien Monaco qui a rejeté une algue envahissante qui détruit une partie de la faune et de la flore de la Méditerranée depuis vingt ans… non ? Et maintenant, c’est eux qui donnent des leçons de morale… Nous, on est des pêcheurs. On n’est pas politique.

Les Jean-Marie Christian 3, 5 et 6, de la famille Avallone, dans Grand Harbour à La Valette © Philippe Henry / OCEAN71 Magazine

O71 – Avec toutes ces pressions sur vous, n’avez-vous jamais eu envie de changer de pêche ou tout simplement de tout arrêter ?

G.A. — La pêche au thon, dans la famille, on la pratique depuis trois générations. Après, il y a d’autres armements de thoniers, même sétois, qui sont arrivés il y a huit ou dix ans. Ceux-là sont partis. Moi, je n’ai pas envie d’abandonner. Quand on partira, on sera les derniers. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Le thon, c’est notre métier. On est en train de faire construire des petits bateaux de pêche pour se diversifier, pour garder nos marins, nos commandants, nos seconds, pour aller pêcher de la sardine. Pour essayer de ne pas perdre tout le monde. Pourquoi voulez-vous qu’on aille pêcher d’autres poissons ? On l’aime ce poisson.

O71 – Mais vous êtes conscients que vous jouez le rôle des méchants aujourd’hui ?

G.A. — Nous sommes les méchants… C’est comme ça. On vit dans un monde qui est devenu écologiste. Il faut arrêter de pêcher, de manger, il faut tout arrêter. On ne sait pas comment on va vivre…

O71 – Comment voyez-vous votre avenir ?

G.A. — Aujourd’hui, on est presque mort. L’avenir dans ce métier… dépend des scientifiques. Si on arrive à leur montrer qu’il y a du poisson, on a peut-être une chance de s’en sortir. Sinon, je ne crois pas.