En seulement quatre jours d’existence, Patricia va sans doute marquer à jamais l’histoire de la météorologie de son empreinte indélébile.
Il ne faut pas se fier à son petit nom. Patricia est un événement climatique extraordinaire. Le 20 octobre 2015, personne ne se doutait qu’en moins de 24 heures un petit orage tropical au dessus de l’océan Pacifique se transformerait en un cyclone de catégorie 5, le maximum sur l’échelle de Saffir-Simpson. Patricia a pulvérisé tous les records: vitesse d’apparition, vitesse de vent, étendue… Lorsque le cyclone de tous les superlatifs a atteint les côtes du Mexique, les stations météo ont enregistré des rafales de 340 km/h, soit la vitesse de pointe d’une Ferrari F40. Un record absolu. Les experts ont constaté que la pression était si basse dans l’œil du cyclone que la mer aurait été soulevée à près de 5 mètres de hauteur. Une fois au-dessus de la terre, Patricia a été coupée de sa source d’énergie, constituée par les eaux anormalement chaudes du Pacifique. Moins de 24 heures plus tard, le monstre avait déjà disparu. Par miracle, il n’y eut aucune victime.
Depuis que les phénomènes météorologiques font l’objet de l’attention des scientifiques, jamais un tel événement ne s’était produit. Personne n’avait non plus été témoin de trois cyclones de catégorie 4 survenant simultanément dans le Pacifique…. et ce à peine deux mois avant Patricia. «A un moment donné, affirme Katy Hill, océanographe au World Meteorological Organisation à Genève, il y avait même six cyclones tropicaux dans l’océan Pacifique. Les études semblent montrer qu’il y a une relation directe entre les eaux anormalement chaudes du Pacifique et la suractivité cyclonique.»
Le premier réflexe est d’imputer ces dérèglements météorologiques au processus de réchauffement climatique. Pourtant de nombreux experts remettent en question cette conclusion qu’ils jugent un peu trop hâtive. Pour Ben Freeston, prévisionniste et fondateur du site web Magicseaweed, l’une des plus anciennes plateformes de prévisions météorologiques pour le surf, «Ceux qui tentent d’associer chaque événement extrême avec le réchauffement climatique due à l’activité humaine commettent une grave erreur.»
L’espèce humaine contribue activement au réchauffement climatique. Ce fait est indéniable, mais elle n’est peut-être pas l’unique responsable. Une récente étude internationale a passé à la loupe 28 catastrophes naturelles de 2014, dont des tempêtes de neige, des feux incontrôlables et des cyclones dévastateurs. Le panel de scientifiques n’a trouvé de corrélation avec le réchauffement climatique que dans 50% des cas.
Des cycles naturels influencent également la température moyenne de la planète bleue. Ils s’étendent de quelques semaines à plusieurs centaines de milliers d’années. On peut citer l’exemple de l’activité solaire dont les éruptions influencent la température de la terre. Les rayons solaires frappent le globe avec des angles qui changent continuellement à cause de l’inclinaison de notre planète sur son axe de rotation. On remarque également que notre orbite autour du soleil est elliptique, ce qui signifie que nous sommes exposés différemment à cette source de chaleur selon la distance qui nous sépare du soleil. Finalement, l’activité volcanique est aussi importante dans les variations de températures terrestres.
Bien que ces cycles naturels soient présents depuis des millions d’années, il est indéniable que l’homme est en grande partie responsable du réchauffement anormalement rapide que nous constatons aujourd’hui. La Révolution industrielle qui a commencé au XIXe siècle a accéléré ce processus. Nos activités actuelles sont devenues si intenses, qu’elles ont indirectement capturé des rayons du soleil censés rebondir sur la surface de la terre pour repartir dans l’espace. C’est l’effet de serre qui est principalement imputé au fameux dioxyde de carbone ou CO2. Avec le dégagement de ce gaz dans l’atmosphère, de plus en plus de rayons solaires sont piégés et réchauffent ainsi notre atmosphère. Cela revient à offrir un café bien serré à un enfant qui déborde déjà d’énergie. «Nous devons clairement nous attendre à de plus en plus d’évènements climatiques extrêmes, avertit Katy Hill du WMO, puisque nos activités apportent de l’instabilité au système dans son ensemble.»
Lorsque nous parlons du climat, nous fixons notre regard vers le ciel. Il serait en réalité plus sage de regarder ce qu’il se passe dans les mers et océans car c’est là que plus de 90% du réchauffement y est absorbé. Brian King est un expert de la circulation océanique au National Oceanography Center du Royaume-Uni. Pour lui, l’eau est l’élément le plus important : «L’air est constitué de molécules très légères. Leur réchauffement ne nécessite que peu d’énergie. Au contraire, les sols sont solides et la chaleur ne peut pas pénétrer plus de quelques mètres sous la surface. Il reste l’eau, qui peut bouger, se mélanger, et qui permet à la chaleur de pénétrer dans les grandes profondeurs.»
Il existe sur terre un lieu autour duquel les gigantesques courants marins chauds et froids se croisent et où les effets sont directement visibles en surface. Tel un laboratoire à ciel ouvert au nord-ouest de l’océan Atlantique, l’île canadienne de Terre-Neuve voit défiler les icebergs venant de l’Arctique, ainsi que des espèces animales qui suivent les courants chauds transportés des Caraïbes grâce au Gulf Stream vers le Nord. Là où certains ressentent les effets du changement climatique, les Terre-neuviens sont aux premières loges pour les observer de leurs propres yeux.
Paradoxalement, entre janvier et septembre 2015, Terre-Neuve est le seul endroit de la planète qui s’est refroidit. Il suffit de demander à n’importe quel habitant de l’île s’il a pu profiter de ses deux mois d’été. Il vous répondra qu’il n’a duré que quelques jours… Effectivement, en analysant les cartes de températures, le nord de l’Atlantique est le seul endroit de la planète où la température s’est refroidie drastiquement. Les spécialistes ont publié une hypothèse généralement acceptée pour cette tache bleue (cf. carte de la NOAA). La quantité de glace qui fondrait du Groenland serait telle, que la salinité de l’eau aux alentours chuterait dangereusement.
Il faut savoir que l’eau froide et salée coule au fond des océans. Pour prendre sa place, l’eau chaude de l’équateur est naturellement aspirée vers le Nord. Depuis bien longtemps, ce phénomène est appelé le Gulf Stream (« stream » veut dire « courant »). Aujourd’hui, les études montrent que ce courant ralentit de plus en plus. En effet, avec un apport considérable d’eau douce provenant de la fonte des glaces, l’eau de mer beaucoup moins salée coule beaucoup plus lentement au niveau du pôle Nord. L’eau chaude du Sud n’est dès lors plus sollicitée et reste dans sa zone équatoriale. Ce scénario catastrophe a donné naissance au film apocalyptique « Le Jour d’après » en 2004. Pas de panique néanmoins, les scientifiques assurent que les effets ne seront pas aussi rapides et violents.
Le reste de la planète est néanmoins en train de se réchauffer, et les observateurs annoncent d’ores et déjà que 2015 battra tous les records. L’une des principales raisons se trouve dans l’immensité bleue. Lorsque l’océan Pacifique se réchauffe, sa puissance accumulée est telle qu’il est capable de modifier le climat d’une grande partie de la planète. C’est le fameux phénomène « El Niño », tant redouté ou tant attendu, selon où l’on habite.
Naturellement, El Niño et le réchauffement climatique ont souvent été mis dans le même panier. Les années battant tous les records de chaleurs ont été des années « El Niño Southern Oscilliation » (aussi abrégé ENSO). Vous l’aurez deviné, 2015 ne fait pas exception. Les scientifiques sont d’ailleurs en train de mesurer le plus fort épisode ENSO depuis les premiers relevés. De l’eau anormalement chaude s’accumule massivement au centre du Pacifique et déborde même jusqu’au Mexique, où une certaine tempête orageuse Patricia qui passait pas là en octobre a reçu une dose massive de stéroïdes pour se transformer en un ouragan de catégorie 5.
Afin de bien saisir les conséquences d’une année ENSO, il faut d’abord observer une année «normale», si tant est que cela existe. Normalement donc, une zone de basses pressions se situe au-dessus de l’Indonésie, alors qu’une zone de hautes pressions domine le Pérou. Comme la nature a horreur du vide, les différences de pressions créent les vents marins qui soufflent d’Est en Ouest. Ces alizés poussent la couche supérieure d’eaux chaudes du Pacifique vers l’Asie. En s’accumulant l’humidité crée le phénomène bien connu de la mousson. De l’autre côté du Pacifique, toute cette eau chaude qui s’éloigne doit être remplacée, c’est alors que les eaux froides et poissonneuses des profondeurs remontent le long des côtes du Pérou et du Chili. Les forêts indonésiennes reçoivent leur quota de pluie, et les pêcheurs péruviens remplissent leurs filets. Tout le monde est content. Jusqu’au moment où la nature décide de redistribuer les cartes.
Entre 1997 et 1998 par exemple, la différence de pression s’est effondrée et avec elle, les alizés. L’eau chaude de surface n’ayant nulle part où aller, elle s’est accumulée à l’Est plutôt qu’à l’Ouest. Le résultat qui en découle est l’épisode ENSO le plus violent jamais enregistré jusqu’en 2015.
«Les forts épisodes ENSO se sont généralement produits dans le Pacifique Est, clarifie Katy Hill du World Meteorological Organisation, et forment comme des langues océaniques chaudes qui sortent de l’Amérique du Sud. Cela a été le cas en 1993, en 1997 et 1998. Par contre, depuis les années 2000, nous avons observé des épisodes El Niño bien plus faibles.»
Lorsque les épisodes ENSO sont forts, ils provoquent d’importantes sécheresses en Indonésie et en Australie. De l’autre côté du Pacifique, le Pérou et la Californie ont droit à des pluies diluviennes qui provoquent des inondations et des glissements de terrains meurtriers. Avec un épisode central et plus faible, ces impacts sont sensiblement moins violents. Katy Hill ajoute que «2015 semble être un El Niño très puissant, mais limité jusqu’ici dans le Pacifique central.» Peut-on dès lors en conclure que les effets ne seront pas aussi dévastateurs qu’en 1997? «La seule chose dont nous pouvons être sûrs avec le Pacifique Tropical, c’est qu’il faut s’attendre à des surprises. A chaque fois que nous pensons comprendre le fonctionnement du système, un épisode vient tout chambouler et nous repartons à zéro.» Bref, il ne nous reste plus qu’à nous attacher solidement, observer ce qu’il se passe et tirer les conclusions une fois l’épisode terminé, généralement au printemps de l’hémisphère Nord.
Il y a de nombreuses autres oscillations marines qui influencent nos météos locales, alors pourquoi entendons-nous systématiquement parler d’El Niño ? La réponse se trouve dans sa fréquence: toutes les deux à sept années. Juste de quoi nous rappeler régulièrement son existence, et la portée de son impact. Au-delà des sécheresses et des inondations qu’il provoque dans les pays limitrophes, un fort épisode ENSO est capable de déclencher un effet boule de neige et influence des régions à des milliers de kilomètres. Des populations entières s’en trouvent dès lors affectées. Ces conséquences en cascades sont appelées «téléconnections» par les spécialistes.
Les jet streams en sont un bon exemple. Ces rivières d’air de très haute altitude peuvent transporter de gigantesques masses d’air chaudes ou froides. A l’instar d’une rivière transportant des molécules d’eau, les jet streams suivent la route qui leur offre le moins de résistance possible. Il s’agit normalement d’un tracé droit, d’Ouest en Est dans l’hémisphère Nord. Mais avec un fort épisode El Niño, une chaleur importante issue de l’océan atteint les hautes couches de l’atmosphère et repousse le jet stream hors de son lit, le contraignant à se détourner. Ces oscillations se bloquent parfois dans une certaine position durant des semaines. «Lorsque nous constatons une oscillation majeure dans un jet stream, ajoute Katy Hill du WMO, cela conduit à des vagues de chaleur comme celle que l’Europe a connue cet été. Autres exemples, l’épisode polaire de l’Est des Etats-Unis ainsi que la sécheresse vécue dans les Etats américains de l’Ouest.»
Il semble donc que 2015 soit l’année de tous les records. Ben Freeston du site internet Magicseaweed se montre cependant prudent: «Ce qui vous permet de considérer un événement climatique comme extrême n’est qu’une question de perspective. Vous pouvez choisir n’importe quelle année, et vous trouverez des extrêmes à travers le monde. C’est la nature des variations statistiques dans le temps et dans l’espace.» Certes, mais lorsque tant de records sont battus la même année, il y a lieu de se poser des questions.
Des questions, il va y en avoir à Paris lorsque les dirigeants du monde entier vont se réunir pour la COP21, aussi connue sous le nom de « Conférence Paris Climat ». Ce sommet sera l’occasion pour les 190 nations présentes de discuter d’un accord sur les émissions de CO2 dans l’atmosphère. Le précédent accord, aussi connu sous le nom de protocole de Kyoto, arrive à son terme en 2020. Les experts internationaux sont formels: afin d’éviter une situation véritablement catastrophique et irréversible, nous devons contenir le réchauffement mondial à 2°C au maximum. Mais est-ce qu’une limitation des émissions des gaz issus de l’activité humaine sera suffisante?
Malheureusement, les dernières conférences sur le climat ont systématiquement négligé le rôle essentiel que jouent nos océans dans la régulation du climat. «Si nous voulons comprendre un système météorologique qui dépasse une semaine ou 10 jours, conclut Katy Hill, il faut obligatoirement étudier ce qu’il se passe dans les océans. C’est la clé pour l’avenir.»