Durant tout l’été, OCEAN71 Magazine a publié une enquête approfondie sur les attaques de requins autour de l’île de La Réunion. Grâce à ce sujet écrit par notre journaliste Andy Guinand, nous avons pu découvrir ce qui distingue une histoire banale d’une grande histoire. Ici, tous les bons ingrédients sont réunis: une île du bout du monde sous le soleil des tropiques, des victimes sauvagement blessées ou tuées, des hommes à terre déchirés par une crise qui attisent les passions et ravivent des tensions du passé, et surtout un prédateur qui, dans le silence des profondeurs, suscite fantasmes et terreur.

Cette enquête, menée pendant plusieurs mois entre 2015 et 2016, est instructive à plus d’un titre: si la série de reportages que nous publions sur La Réunion ne répond pas à toutes les questions des lecteurs, notre longue immersion sur le terrain permet de mettre en perspective la fameuse «crise requin», et d’aborder des questions aussi existentielles que la place de l’homme et son rôle face à la nature. Elle révèle aussi notre grande difficulté à penser de façon calme et mesurée, et surtout notre méconnaissance, encore au 21e siècle, des mécanismes qui régissent le monde marin.

Août 2016, on pensait le calme revenu sur l’île de La Réunion. Voilà plus d’une année qu’il n’y avait plus d’attaque de requin. Et pourtant, ce samedi 27 août, un bodyboardeur subit les violents assauts d’un squale. Il semblerait qu’il y ait eu un trou de deux mètres dans un des filets qui protégeaient la zone… un espace suffisant pour qu’un requin s’y glisse. Le préfet de la région a donc ordonné, comme cela est établi depuis plusieurs années, une pêche ciblée pour tenter de capturer l’animal qui s’est attaqué à l’homme. Est-ce la meilleure solution au problème? Personne ne le sait vraiment.

Un requin nage dans les eaux Réunionnaises © Eric Hoarau L’évolution est un processus long de plusieurs centaines de millions d’années. Une multitude d’espèces ont déjà disparu au bénéfice d’autres dans une guerre sans merci dont nous n’avons pas toujours été les témoins. Mais cette échelle du temps s’est comme rétrécie d’un seul coup. Sur cette longue ligne chronologique symbolisant les millénaires, il n’aura fallu que quelques secondes à l’homme pour concevoir des outils qui lui permettent de faire disparaître ou survivre des espèces animales. En clair, le genre humain s’est attribué un droit de vie et de mort sur un monde qu’il ne comprend pas dans sa globalité. Dans l’inconscient collectif, ce droit est devenu la norme. Le problème dans le cas des requins à La Réunion est la remise en cause de cette norme, de ce pouvoir que nous avons acquis pour nous défendre, nous donnant l’illusion d’être au dessus des lois de la nature. En réalité, il s’agit de dominer nos peurs par manque de connaissance.

Voilà qui amène nécessairement à se demander si nous sommes capables de réflexions et d’actions mesurées, qui plus est, en situation de crise. Suite à la lecture de ce dossier sur la «crise requin», on est plutôt tenté de répondre par la négative. Ecologistes, ONG, pêcheurs, surfeurs et autorités publiques s’opposent violemment, à coups de posts parfois haineux sur les réseaux sociaux qui agissent comme une caisse de résonance mais qui déforment également les propos des uns et des autres. Au final le constat s’avère amer: personne ne semble avoir raison.

J’ai rencontré récemment un biologiste spécialisé dans l’étude des tortues marines. Alors que je lui demandais quel serait l’impact sur les océans de la disparition hypothétique de ces reptiles marins, il a évoqué une métaphore assez éclairante pour me montrer à quel point nous sommes loin de saisir ce qui est réellement bon pour la nature: «Prenez une aile d’avion. Il est tout à fait possible de dévisser et retirer une dizaine de rivets sans que cela ne pose le moindre problème. Mais si l’on retire trois rivets clés, l’aile se désintègre en vol. Notre connaissance aujourd’hui ne nous permet pas de savoir si telle ou telle espèce est un rivet clé ou non. Dans le doute, la tendance actuelle est de dire qu’il faut tout protéger. Mais il s’agit davantage de maintenir un semblant de statu quo pour nous sentir moins coupables que pour réellement interagir en intelligence avec les écosystèmes

La morale de la crise requin à La Réunion ne consiste pas tant à décider si nous pouvons ou devons «éliminer» le problème ou si nous devons nous «priver» de la mer – l’homme est de toute façon bien trop fier pour cela. Il s’agit plutôt de mieux apprendre à comprendre les autres espèces animales avec lesquelles nous cohabitons, qui plus est lorsque l’on parle d’un autre super-prédateur tel que le requin.

La clé, aujourd’hui, est donc le savoir. Reste à voir si nous sommes capables de le réaliser suffisamment vite.