«Voilà ce qui m’est arrivé à la suite d’une catastrophe comme seuls vous les humains savez les déclencher. J’allais me faire aplatir par un ferry de 200 mètres de long qui recouvrait toute ma trajectoire. J’étais foutu !»
La scène se déroule en Charente-Maritime, une ombre menaçante coule à pic sur un «crabe carré» de quelques centimètres qui, comme ses congénères, ne sait pas tourner. Il est condamné à n’avancer qu’en suivant une trajectoire rectiligne. Au dernier moment, le petit crustacé réussit néanmoins un virage et échappe de peu à la mort.
«Et oui, j’avais tourné, et compris du même coup que si on ne tournait pas ce n’était pas à cause de notre carapace… mais parce qu’on était trop cons !» explique le crabe subversif.
Le court-métrage La révolution des crabes se termine, et mes zygomatiques s’en souviennent encore.
«ulysseJe me suis demandé si les crabes avançaient sur le côté parce qu’ils ne pouvaient pas aller tout droit ou parce qu’ils ne savaient pas qu’ils pouvaient aller tout droit ?» explique Arthur de Pins, le réalisateur du film d’animation vu un peu moins d’un million de fois sur Youtube.
Une métaphore de la société enfermée dans son carcan de normes nous est ici offerte. La fable, sur le ton de l’humour, donne vie à des crabes qui s’animent dans un monde sous-marin en noir et blanc.
Mais qu’en est-il du sort réel des crabes de nos côtes ? Je décide d’en savoir un peu plus.
Le nom scientifique du héros du court-métrage est Pachygrapsus marmoratus, appelé plus communément le crabe marbré.
«Les crabes, du fait de leur morphologie, se déplacent de côté ou de travers, des mouvements qui sont conditionnés par leurs articulations», m’explique Pierre Noël, un carcinologiste. Il est l’un des grands spécialistes des crustacés du Museum d’histoire naturelle de Paris.
«Seuls les crabes soldats de l’hémisphère sud se déplacent en avançant, mais bien sûr tous tournent et sont même plutôt véloces !» ajoute-t-il en référence à la légende urbaine qui est à la base du film d’animation.
Je découvre qu’il existe 7’000 espèces de crabes, réparties des Pôles à l’Équateur. La plupart sont marins, mais d’autres espèces vivent en eau douce ainsi qu’à terre.
«Le Pachygrapsus Marmoratus, originaire de Méditerranée, a une répartition assez large en Europe, explique Pierre Noël. On le trouve sur les côtes du Golfe de Gascogne et en mer Noire, dans la zone intertidale, c’est-à-dire celle qui est couverte et découverte par la marée.»
J’évoque l’un des crabes du court-métrage qui perd un jour ses pattes, sauvagement arrachées par un gamin. «Les crabes marbrés payent un lourd tribu l’été car ils sont faciles à attraper. L’impact de la pêche à pied sur cette espèce n’est pas quantifiée car elle n’est pas consommée», poursuit le scientifique.
Je m’inquiète du sort du Pachygrapsus Marmoratus auquel je commence à m’attacher mais Pierre Noël me rassure. Le crabe marbré n’est pas menacé. Il est bien là où il est, et peut continuer à vivre les pinces tranquilles. Me voilà rassurée.
Côté Atlantique, sur les mêmes estrans que ceux habités par les Pachygrapsus Marmoratus, vous pourrez entre autre croiser l’Hemigrapsus Takanoi, ou crabe à pinceaux, ou encore l’Hemigrapsus Sanguineus, le crabe sanguin. Jean-Claude Dauvin, professeur en biologie marine à l’université de Caen, s’est intéressé de près à ces derniers: «Ce sont des espèces introduites et nous surveillons leur invasion». Mon sang ne fait qu’un tour, imaginant déjà mes plages préférées prises d’assaut par une armée de crabes !
L’écologue explique: «Ces espèces ont été introduites involontairement, probablement sous forme de larves présentes dans les eaux de ballastes des navires. C’est fréquent, et l’on considère que sur cent espèces introduites, une seule s’implantera et présentera un caractère invasif. Une règle valable, y compris à terre.»
Admettons qu’une espèce introduite ne soit pas si dangereuse qu’on imagine pour l’écosystème. Si elle devient invasive, que se passe-t-il ?
« La plupart des espèces dites invasives suivent un cycle : une phase d’extension qui atteint un maximum, puis une phase de régression et de stabilité. C’est un phénomène classique. La nouvelle espèce qui colonise un milieu est généralement saine et sans prédateurs. Elle est ensuite victime de pathologies et de prédateurs qui s’habituent à une nouvelle proie, notamment si elle est abondante. Il faut compter ensuite entre 50 et 100 ans pour que sa population diminue, ou parfois disparaisse, » explique Pierre Noël.
« Autre exemple, le crabe chinois introduit au début du 20e siècle en Europe. Il s’est propagé entre les deux guerres et a connu un développement maximal dans les années 1960 durant lesquelles il a colonisé les côtes d’Atlantique et de Méditerranée. Aujourd’hui, il est très rare de l’observer en France. Depuis les années 90, lorsque j’ai commencé à m’occuper de l’inventaire des crustacés sur nos côtes, je n’en ai observé que deux. On ne peut plus qualifier cette espèce d’invasive. »
Une espèce introduite ou invasive n’est donc pas forcément une catastrophe. Au contraire, cela peut s’avérer positif dans certains cas.
« On ne connait pas d’exemple aujourd’hui d’une espèce qui aurait fait disparaître toutes les autres, m’explique Jean-Claude Dauvin. La Sargasse est une espèce dite invasive. Et bien, il se trouve que la Sargasse est un très bon support pour les crevettes. »
Bon. Mais y a-t-il aujourd’hui des crustacés menacés ?
« Pas au point de disparaître, explique Pierre Noël. Par contre, certains sont menacés sur les stocks exploitables. Comme l’araignée de mer, abondante en Bretagne, qui a quasi disparu aujourd’hui en Méditerranée à cause de sa surpêche et de ses particularités biologiques. Sa carapace épineuse la rend particulièrement exposée aux chalutages. L’araignée a un nombre limité de mues. Une fois la dernière mue réalisée, elle devient très vulnérable. »
Les scientifiques observent aussi les déplacements de populations de crabes.
« Les observations régulières et les inventaires sont essentiels pour évaluer les dates d’apparition et de disparitions d’espèces. Ces suivis sont des sortes d’observatoires de la biodiversité. C’est ainsi que l’on sait que le crabe sanguin se trouve désormais outre-Manche, dans le Kent et le pays de Galles. Comme beaucoup d’autres espèces, il a tendance à migrer vers le Nord avec le changement climatique. L’élévation de température va probablement engendrer des modifications de répartition de la faune en Atlantique Nord, au Nord de l’Islande, dans l’archipel norvégien du Svalbard… avec une remontée dans ces régions d’espèces de l’Atlantique. » explique Jean-Claude Dauvin.
Les crabes s’adaptent aux évolutions climatiques en migrant, certains par des voies anthropiques, d’autres naturellement.
Pour Pierre Noël, « Il faut considérer les espèces dans leur ensemble. Si par exemple la grande barrière de corail devait disparaître, ce n’est pas juste les coraux qui seraient touchés, mais les crustacés et l’ensemble des espèces qui y vivent car tout est dépendant.»
Et Jean-Claude Dauvin de conclure : « Aujourd’hui l’important c’est la vitesse à laquelle on assiste à ces modifications et l’adaptabilité des espèces par rapport aux changements climatiques. »
Après ces échanges, je visionne à nouveau « La révolution des crabes ».
Mon esprit s’évade et je ne peux m’empêcher d’imaginer Arthur de Pin, planchant sur une suite qui pourrait s’intituler « La migration des crabes vers le Grand Nord »… Laquelle ferait écho à ce qui est déjà la réalité des réfugiés climatiques, dont les terres s’amenuisent comme peaux de chagrin…
Histoires de crabes, aïe, ça pince.