Enquête sur la mythique Ithaque
Sur les traces d’Ulysse à Ithaque
La vue au sommet du Mont Aetos qui s’élève sur l’isthme liant les deux parties de l’île d’Ithaque mérite le détour. Après avoir consulté une carte du XIXe siècle y indiquant la présence du «Palais d’Ulysse», nous décidons d’effectuer son ascension.
Arrivés au pied du monticule, nous commençons par étudier ce qui ressemble à des ruines mycéniennes avant de découvrir les vestiges d’un mur cyclopéen construit dans le sens de la pente abrupte, pointant vers le sommet de l’Aetos. Nous suivons les ruines de la muraille en empruntant des chemins creusés par des chèvres qui observent notre balade d’un air curieux.
Au sommet, le panorama est impressionnant. A l’Ouest, se trouve le canal d’Ithaque, nous séparant de l’île de Céphalonie. Côté Est, on observe des îlots et la côte grecque en arrière plan. Ce lieu est idéalement situé pour pouvoir observer les alentours. Quel endroit parfait pour y fonder une cité! Ulysse pouvait avoir un oeil sur les différentes parties de son royaume depuis ici.
Pourtant, de retour à Vathy, nous déchantons. «Beaucoup de touristes s’arrêtent au pied du Mont Aetos et recherchent le frisson historique. Mais si Ulysse a habité sur Ithaque, ce n’était en tout cas pas là», nous confie Spiros Arsenis, ancien maire de la ville et grand érudit local.
Les ruines dans lesquelles nous nous sommes promenés n’ont en effet rien à voir avec l’Odyssée. Nous nous sommes fait berner par ce lieu magique et enchanteur. Le site archéologique du Mont Aetos abrite en fait l’ancienne petite cité d’Alalkomenai, qui est postérieure de plusieurs siècles aux événements contés dans les récits homériques.
Pour se consoler, on pourra se dire que même les plus grands archéologues s’y sont trompés. A commencer par le père de l’archéologie en Grèce, Heinrich Schliemann. L’Allemand effectue deux séries de fouilles en 1868 et en 1878 sur l’île. Il s’affaire notamment autour du site d’Alalkomenai, sur lequel il place beaucoup d’espoir.
Le résultat des fouilles est toutefois assez décevant et Schliemann ira planter sa pioche ailleurs, du côté de Mycènes et de Troie notamment. D’autres avant lui ont aussi retourné la terre rocheuse d’Ithaque à la recherche d’indices. William Gell semble être le premier à nourrir un intérêt pour les vestiges de l’île en 1806.
A sa suite, différents chasseurs de trésors – ainsi faut-il appeler les pionniers de ce qui deviendra plus tard l’archéologie – se lancent à la recherche des vestiges mycéniens et du Palais d’Ulysse sur Ithaque.
En 1905, l’archéologue allemand Wilhelm Vollgraff publie un article un peu désabusé concernant les fouilles qu’il a menées l’année précédente sur Ithaque. «Si les découvertes n’ont pas été plus importantes, il ne faudrait pas, je pense, s’en prendre au hasard, étant donné la nature du sol de l’île. Ce sol, cent fois terrassé depuis l’antiquité pour la culture de la vigne et de l’olivier, a mal gardé les dépôts précieux qu’il a dû recevoir», écrit-il dans la conclusion de son article.
Vollgraff note en effet que certains objets appartenant à des périodes fort différentes sont retrouvés dans les même strates, signe que le terrain a été retourné et pas seulement par les sillons des agriculteurs: entre 1811 et 1814, Ithaque passe sous le contrôle des Français. Le gouverneur corse pille pas moins de 200 tombeaux sur le site d’Alalkomenai et revend les trouvailles sur le marché des antiquités en Europe.
Il faut en fait attendre les années 1930 pour que les chantiers de fouilles portent leurs fruits sur l’île. L’archéologue anglais W.A. Heurtley mène une série de recherches autour du Mont Pilikata, dans le nord d’Ithaque. C’est là que se trouve notamment le site appelé «School of Homer» et la baie d’Ormos Polis qui vont se révéler plus intéressants.
Heurtley et son équipe mettent à jour des ruines datant du néolithique et des habitations correspondant à la période mycénienne, à la fin de laquelle aurait régné Ulysse. Toutefois, aucune structure palatiale n’est vraiment découverte. Sylvia Benton, assistante de Heurtley, va ensuite effectuer les découvertes les plus intéressantes en fouillant la grotte de Loizos, sur les bords de la baie d’Ormos Polis.
Pour en savoir plus, nous nous rendons à Stavros, dans le nord de l’île, où nous avons rendez-vous avec Fotimi Couvaras, ancienne gardienne du petite musée du village où se trouvent exposés la plupart des objets découverts lors des fouilles effectuées dans cette partie de l’île. L’accueil est plus que chaleureux. La table déborde de loukoums appétissants, d’amuse-gueules délicieux, et d’olives charnues du jardin. On arrose le tout avec un vin local rugueux, boisé et frais, «issu des vignes qui appartiennent à notre famille depuis plusieurs générations», précise fièrement Sotiris Couvaras, le mari de Fotimi.
Personne n’a de doctorat en archéologie, en muséologie ou en histoire au sein de la famille Couvaras. Pourtant, Fotimi, Sotiris ainsi que leur fils Spiros, sont de véritables érudits. Au cours de notre séjour sur Ithaque, nous aurons passé à plusieurs reprises de nombreuses heures dans leur cuisine, analysant les différents endroits de l’île correspondant à l’Odyssée et discutant de la prégnance du mythe sur les habitants actuels.
Dès les débuts de notre conversation, Fotimi nous raconte sa première rencontre avec l’Odyssée : «J’habitais alors en Afrique du Sud où une bonne partie de la famille avait émigré. Pendant que mes parents travaillaient nous étions gardés par ma grand-mère qui nous racontait souvent les histoires de l’Odyssée. Ces récits commençaient invariablement par la même phrase : sur notre île, au sommet du Mont Pilikata, se trouvait le palais d’Ulysse, le roi qui avait combattu dans la guerre contre Troie… Comme vous pouvez le constater, nous n’avons pas attendu les archéologues pour localiser le palais d’Ulysse».
Fotimi Couvaras nous explique également comment elle s’est retrouvée gardienne du petit musée de Stavros: «En Grèce, on fait souvent des trouvailles quand on creuse la terre. Comme les autorités n’ont pas toujours les moyens d’envoyer rapidement un archéologue pour les documenter, ces dernières sont confiées à l’enseignant du village qui a charge de les protéger et de les renseigner. A Stavros, c’est mon Sotiris qui était le maître d’école. J’ai commencé par l’aider et finalement, c’est devenu mon travail principal. Il faut dire que je parlais bien anglais ce qui était pratique pour les chercheurs et les touristes».
Le dépôt à trouvailles s’est peu à peu transformé en petit musée. Fotimi Couvaras a vu se succéder les archéologues et les historiens venus effectuer des recherches sur Ithaque. Pour l’ancienne guide du musée, il n’y a pas de doute : c’est bien dans les environs de Stavros qu’il faut creuser pour trouver les traces d’Ulysse : «Les archéologues anglais étaient persuadés qu’on trouverait le palais dans la région, sur le Mont Pilikata. Il faut dire que le lieu colle bien avec le texte de l’Odyssée qui stipule que trois ports étaient visibles du Palais. Les actuelles baies de d’Afkhales et de Frikes ainsi qu’Ormos Polis coïncident bien avec l’Odyssée».
Mais ce qui fait le charme d’une conversation avec Fotimi Couvaras, ce sont les innombrables anecdotes savoureuses qu’elle distille au cours de son témoignage, comme celle-ci, qui date de l’arrivée de l’archéologue Sylvia Benton sur l’île : «Elle recherchait des indices permettant d’affirmer que l’île était bien celle mentionnée dans l’Odyssée. On raconte qu’elle se serait arrêtée à la première maison du village de Stavros pour interroger les habitants sur l’histoire de l’île. Devant le porche se tenait une femme âgée. Sylvia Benton a commencé à la questionner sur Ulysse et Pénélope dans un grec approximatif. La vieille se serait alors retournée et aurait lancé : Pénélope ! Va chercher ton frère Ulysse ! Il y a quelqu’un qui aimerait lui poser des questions! Sylvia Benton se serait ensuite exclamée: Pas besoin de fouiller! Voilà la preuve que nous sommes sur la bonne île!»
Pourtant le doute subsiste encore. Certes, les archéologues ont fait des découvertes intéressantes. Dans la fameuse grotte de Loizos par exemple, on a retrouvé des tripodes, sorte de vases en bronze à trois pieds finement ouvragés, mentionnés dans l’Odyssée comme un présent effectué par le roi Alkinoos à Ulysse. Malheureusement, la grotte s’est effondrée en 1953, lors du tremblement de terre qui a secoué la mer ionienne.
On a aussi retrouvé dans les environs du Mont Pilikata un fragment grossièrement stylisé représentant un homme attaché au mat de son navire survolé par des oiseaux. Il y a encore ce morceau de céramique sur lequel est grossièrement gravé «Effkhrin Odysseus», dédicace à Ulysse. Mais la plupart de ces artefacts archéologiques sont postérieurs à la période mycénienne et au temps où Ulysse aurait pu régner sur son petit royaume.
Les dernières fouilles se sont déroulées sur le site appelé School of Homer. Certains archéologues pensaient pouvoir y placer une structure palatiale. Malheureusement, la crise économique est passée par là. Le chantier a fermé. Aucune publication n’a fait suite aux dernières recherches et les quelques experts rencontrés plus tard à Athènes sont au mieux très prudents et au pire franchement dubitatifs, à l’instar de Clio, notre guide dans le grand musée archéologique d’Athènes.
Mais les Ithaquiens n’en démordent pas. Certains habitants de l’île se sont regroupés au sein de l’association «Les amis d’Homère» et militent pour une meilleure reconnaissance du patrimoine archéologique, culturel et historique d’Ithaque. Grâce à leur travail et malgré la crise économique, les recherches autour du site «School of Homer» pourraient peut-être reprendre rapidement.
«Il faudrait surtout consacrer du temps et des moyens afin de documenter les trouvailles qui dorment dans les entrepôts du musée à Vathy», analyse Spiros Couvaras, qui rejoint ses parents dans la petite cuisine de leur maison, à Stavros. Pour Spiros, le fait de ne pas trouver de traces archéologiques importantes concernant la période mycénienne sur son île n’est pas si alarmant : «Même si on sait qu’Ithaque est habitée depuis le néolithique, il est en effet assez difficile de s’appuyer sur les trouvailles archéologiques pour certifier la présence d’un roi mycénien sur l’île d’Ithaque. Ce qui paraît probable pourtant, c’est que quelques siècles plus tard, les Grecs d’alors étaient déjà persuadés que notre île était celle où Ulysse avait vécu. Des sites comme celui de la grotte de Loizos permettent de fonder cette hypothèse».
«De nombreux trésors enfouis dans le sol de l’île attendent encore d’être découverts à Ithaque», peut-on lire en substance sur la dernière page d’une brochure présentant l’île aux voyageurs de passage. Si on peut y voir la promesse de découvertes futures, nombreux sont les archéologues et les explorateurs de tout poil qui se sont découragés. Certains, déçus de ne pas avoir pu faire une découverte majeure sur Ithaque, se sont détournés de l’île et ont développé d’autres hypothèses ayant trait à la localisation du Royaume d’Ulysse. Et s’il fallait chercher Ithaque ailleurs qu’à Ithaque ? Et pourquoi pas sur l’île voisine de Céphalonie ?