Le "Trésor Rouge" de Méditerranée

Bataille Navale

Le 4 juin 2010. Une centaine de kilomètres au sud de l’île de Malte.

Généreux Avallone attend ce moment béni depuis plus de deux semaines. Du haut de la passerelle de son thonier blanc de 40 mètres de long, le Sétois aux cheveux courts et à la barbe de trois jours, bâti comme un rugbyman, admire la capture qu’il vient de réaliser avec sa douzaine de marins. Sous leurs yeux, au centre de leur filet en nylon noir formant un bassin d’une soixantaine de mètres de diamètre, une multitude d’imposantes masses sombres s’est mise à tourner en rond dans un mouvement concentrique, presque hypnotique. De la surface, on ne distingue que le dos de ces monstres marins qui pourraient faire penser à des requins. Les plus grands doivent mesurer deux mètres de long et peser plus de 300 kilos. Sous les yeux des pêcheurs nage un banc d’un des plus grands prédateurs de nos océans, du plus rapide et d’un des plus fascinants migrateurs aquatiques. Friands de poisson, les Japonais considèrent sa chair comme la meilleure. Ce grand vertébré marin vaut de l’or. Il s’agit du Thunnus thynnus ou thon rouge. Ce que l’équipage du thonier français – le Jean-Marie Christian VI –, vient de capturer ce matin-là au centre de la Méditerranée, est le rêve de tout pêcheur. Un banc pesant près de 250 tonnes. Au cours actuel du marché, le butin vaut environ 1,5 million d’euros. Les marins contemplent leur salaire d’une année, attrapé en moins de trente minutes et en un seul coup de filet.

Pourtant, Généreux n’est pas tranquille. L’heure n’est ni à la détente ni au triomphalisme. Le capitaine reste silencieux, tendu, les yeux rivés à une impressionnante paire de jumelles, posée sur son socle à côté du fauteuil de pilotage autour duquel s’aligne une dizaine d’écrans d’ordinateurs. Il sait que les navires de Greenpeace sont à ses trousses. Par radio, son beau-frère Éric Valentin, commandant du thonier le Jean-Marie Christian VII, l’a prévenu que le Rainbow Warrior II et l’Arctic Sunrise ne sont plus qu’à quelques milles nautiques de lui. Généreux a beau commander l’un des bateaux de pêche les plus performants de Méditerranée, véritable bijou technologique de cinq millions d’euros, équipé des meilleurs sonars, d’un système de communication satellite dernier cri et de moteurs ultra-puissants, lui permettant en quelques minutes de parcourir plusieurs kilomètres afin d’encercler un banc de thons, il est à la merci de l’ONG. Là, en pleine mer, il est immobilisé car s’il veut toucher son pactole, il ne doit plus les pêcher, il doit capturer les thons vivants.

Les thons rouges capturés tournent continuellement dans les filets car leur organisme ne leur permet pas de respirer à l'arrêt © Philippe Henry / OCEAN71 Magazine

Depuis le début des années 90, aucun thonier méditerranéen n’est rentré au port avec des poissons dans ses cales. En moins d’une décennie, ces pêcheurs se sont mués en véritables trappeurs des mers qui ne font qu’attraper le poisson pour le compte de nouveaux fermiers marins. Un remorqueur tirant une cage – en réalité un filet accroché à un solide flotteur circulaire en tubes de PVC – est en chemin pour prendre livraison des précieux thons. Une fois le transfert effectué sous l’eau par des plongeurs professionnels, qui filmeront la scène pour estimer le nombre et le poids de la prise, le thonier reprendra la traque jusqu’à atteindre son quota, ou repartira vers son port d’attache. De son côté, le remorqueur prendra la direction de la ferme, halant sa précieuse cargaison vivante à la vitesse maximum de trois kilomètres par heure. Au-delà, les thons pourraient être pris de panique dans un filet qui n’offre plus le même espace et mourir en quelques heures. Une catastrophe à éviter à tout prix, car mort aucun des poissons ne serait commercialisable. Le convoi mettra donc des semaines, parfois des mois, à rejoindre la ferme. Ces nouveaux ranchs sous-marins, qui ont bourgeonné par dizaines aux quatre coins de la Méditerranée, sont constitués de plusieurs de ces cages attachées les unes aux autres et ancrées dans le fond de la mer à quelques kilomètres de la côte. Pendant un ou deux ans, les grands thons seront nourris et engraissés quotidiennement avec du poisson fourrage de première qualité – maquereaux et sardines surtout – avant d’être tués puis vendus à de puissants industriels japonais. Ces derniers – comme Mitsubishi, le leader mondial – importent aujourd’hui par avions ou par cargos réfrigérés 80 % des thons rouges pêchés en Méditerranée, qu’ils vendent ensuite aux grands distributeurs, supermarchés et restaurants de l’archipel, qui à leur tour les préparent pour les consommateurs. Les 250 tonnes capturées, qui seront devenues entre-temps 290 tonnes après engraissement, vaudront alors quelque 11,6 millions d’euros sur le territoire nippon. Un véritable jackpot alimentaire.

Au large de Malte, Généreux et tout son équipage sont donc immobilisés plusieurs heures avant que le remorqueur ne les rejoigne. Dans quelques minutes, ils vont voir apparaître sur la ligne d’horizon la silhouette élancée du Rainbow Warrior II et celle plus carrée de l’Arctic Sunrise. Tous les deux arborent une coque verte et un arc-en-ciel, les couleurs distinctives de Greenpeace.

Lorsqu’un hélicoptère passe au-dessus des pêcheurs pour repérer les lieux, la radio du bord se met à grésiller. « … Le Jean-Marie Christian VI, ici le Rainbow Warrior… Nous souhaitons réaliser une action pacifique. Nous voulons déplier une banderole au centre de votre filet… » Depuis 2007, l’ONG multiplie ce type d’opérations en Méditerranée auprès de différents thoniers, qu’ils soient au port ou en mer. Par le passé, lorsque les gens de Greenpeace se sont approchés des bateaux de la famille Avallone, Généreux leur a systématiquement donné son feu vert même si ses hommes et lui ont toujours raillé ces marins du dimanche qui croient à l’extinction prochaine de l’espèce. L’organisation prétend le mettre en garde, lui qui depuis l’âge de 14 ans pêche avec son père dans les coins les plus reculés de la Méditerranée. Lui qui n’a pas constaté de raréfaction de ce gibier, objet depuis 2006 de toutes les discordes entre écologistes et « travailleurs de la mer ». Pour lui, le thon ne manque pas. Il est même présent en très grandes quantités. Cela fait cinq générations que les hommes de sa famille partent aux quatre coins de la Méditerranée pour pêcher le « grand poisson bleu », comme ils le nomment. Ce ne sont pas ces doctrinaires verts qui les en empêcheront. D’autant plus que, pour l’instant, la loi est du côté du Jean-Marie Christian VI. Il pêche pendant la saison autorisée et il respecte le quota qui lui est imposé. De plus, il a, comme l’exigent les autorités, embarqué un contrôleur agréé qui valide chacune de ses captures. Malgré cette conformité aux nouvelles règles en vigueur, Généreux Avallone demeure inquiet. Les temps ont changé. Quelques années ont suffi pour que le thon rouge devienne l’emblème de la surpêche, et que les thoniers soient pointés du doigt. Ils sont assimilés à de véritables criminels obsédés par l’argent, capables à eux seuls de vider la mer des derniers survivants d’une espèce jusqu’alors prospère…

Lorsque Généreux décroche le combiné de sa radio pour répondre au Rainbow Warrior II, il est à peine 11 heures. Les bâtiments des écologistes ne sont plus qu’à quelques centaines de mètres de lui. Tout en discutant à la radio avec le commandant de Greenpeace, le capitaine observe l’agitation sur les deux navires. Neuf Zodiac sont mis à l’eau. Une quarantaine de personnes y prennent place, accompagnées de plusieurs photographes et cameramen. Tous sont équipés de combinaisons, de bottes, de gilets de sauvetage et de casques de chantier. Généreux esquisse un sourire en pensant à son propre équipage qui ne s’embarrasse pas de ce lourd équipement pour travailler dans des conditions bien plus périlleuses. Ce jour-là, la mer est parfaitement calme. La chaleur du soleil, presque à son zénith en cette fin de matinée, est intense. Par ce temps radieux, il n’y a aucune raison de tomber à l’eau… À moins que les « défenseurs du thon » ne se sentent menacés. Mais par quoi ? Par qui ? Le sourire de Généreux s’estompe vite. À peine a-t-il le temps de raccrocher son combiné qu’il se rend compte de la supercherie. Ce que les écologistes embarquent ne ressemble en rien à une banderole pliée. Il s’agit d’une bonne vingtaine de sacs apparemment très lourds. « Mais qu’est-ce que vous faites ? » hurle-t-il à la radio qu’il vient à nouveau d’arracher de son support. « Vous ne voulez pas couler notre filet ? J’ai des hommes dans l’eau ! » Effectivement, depuis une bonne demi-heure, deux plongeurs sont en train de faire une première estimation du nombre de thons rouges qu’ils viennent de piéger. Si la senne venait à couler sous le poids des sacs, les plongeurs pourraient être entraînés au fond de la mer. Mais il est déjà trop tard. Les Zodiac filent à pleine vitesse dans leur direction.

L'accrochage entre le thonier senneur Jean-Marie Christian VI et les militants de Greenpeace © Paul Hilton / Greenpeace

« Ne les laissez pas s’approcher. Ils veulent faire couler le filet ! » lance Généreux, sorti de son poste de commande, à ses hommes embarqués sur des petits canots à moteur (appelés aussi « skifs »). Leur rôle est de retenir le filet à distance du thonier pour qu’il ne se referme pas sur les précieux poissons qu’ils doivent garder vivants. Chaque skif est équipé d’un grappin attaché au bout d’une corde qui lui permet d’accrocher la ligne de flottaison du grand rêt pour pouvoir le tirer à la force du moteur. Comprenant la situation, deux de ces embarcations ont quitté leur poste pour tenter de barrer la route aux assaillants. Commence alors un jeu qui tient tout autant du chat et de la souris que de la partie d’auto-tamponneuses. Les moteurs vrombissent, les canots se pourchassent tandis que s’échangent des bordées d’insultes. « Laissez-nous travailler ! » lance l’un des plus vieux marins-pêcheurs, rouge de colère. « Vous n’avez rien d’autre à faire que de venir nous pourrir la vie jusqu’ici ? » Certains, sentant que leurs revenus sont menacés si les militants de Greenpeace arrivent à leurs fins, ont attaché leur couteau au bout de manches en bois. « Vous voulez faire couler notre filet ? Vous allez voir ce que couler veut dire… », lâche un autre, qui, d’un geste assuré et précis, crève le boudin gonflable de l’un des Zodiac de l’ONG. « Vous êtes des criminels ! », lui répond un activiste, installé juste devant un cameraman qui essaie de filmer le moindre dérapage. Dans un élan de fureur, l’un des marins-pêcheurs qui s’est suffisamment approché se saisit de la hampe du drapeau de Greenpeace qui flotte à l’arrière de l’un des Zodiac. Surpris, un membre de l’ONG essaie de l’en empêcher en retenant de ses mains le reste d’étendard qui traîne encore dans leur embarcation. Il ne peut lâcher le symbole. « Je croyais que vous étiez des pacifistes ? Vous n’êtes que des fanatiques ! », s’exclame le marin-pêcheur, qui, d’un geste sec lui renvoie la hampe à la figure. « S’il arrive quoi que ce soit à n’importe qui, ce sera votre faute ! » hurle Généreux dans le combiné de sa radio à l’intention des deux commandants de Greenpeace. D’un mouvement rageur, il change de fréquence radio pour se mettre sur le canal 16, celui sur lequel sont émis les appels de détresse. « MAYDAY, MAYDAY, MAYDAY… ici le thonier français Jean-Marie Christian VI. Nous subissons une attaque violente des activistes de Greenpeace qui veulent s’en prendre à notre filet… Nous avons calé notre senne à la position 34 degrés, 53 minutes de latitude Nord, et 13 degrés, 59 minutes de longitude Est. Ceci est un appel de détresse. Je répète, ceci est un appel de détresse. Nous sommes attaqués par des pirates… » Généreux fulmine.
La veille, lorsqu’il a quitté le port de La Valette, à Malte, l’aviso français le Commandant Bouan était à quai. Tout comme le patrouilleur Arago et le contrôleur des pêches britannique Jean Charcot, le bâtiment de guerre français de 80 mètres de long a été affrété par l’Union européenne pour surveiller et contrôler les navires de pêche en Méditerranée du 15 mai au 15 juin, la saison légale pour capturer les thons rouges. L’objectif est de prévenir les abus et d’empêcher la pêche illégale. Par le passé, certains des thoniers étaient par exemple guidés par de petits avions bimoteur qui repéraient les bancs. Une aide qui a été interdite depuis 2007. « Qu’est-ce qu’ils foutent… Ils ne sont jamais là quand il faut ceux-là », marmonne Généreux impatient en sortant à nouveau de sa cabine de pilotage pour appeler son second sur le pont arrière. « Vas-y, lance une fusée de détresse, qu’ils comprennent que c’est urgent. C’est la guerre ici… ! »

De l’autre côté du filet du thonier, dans la confusion la plus générale, l’un des Zodiac de Greenpeace est parvenu à atteindre la ligne de flottaison de la senne. Sachant cette petite victoire de courte durée, Frank Huston, l’un des militants anglais de l’ONG, essaie de remplir sa mission le plus rapidement possible. Malgré les mouvements désordonnés du bateau et ses mains tremblantes, il tente d’attacher son sac au filet. Ses efforts sont vains. Un des skifs est déjà sur lui. « Ne fais pas ça… ! », hurle d’un ton menaçant l’un des pêcheurs à l’avant de son canot à coque rigide. Frank Huston fait mine de ne pas comprendre le marin français. Pour tenter de l’arrêter, ce dernier lance dans le Zodiac le grappin qui lui servait il y a quelques minutes à peine à retenir la senne du thonier. Avec un peu de chance, celui-ci s’accrochera à la frêle embarcation et les pêcheurs pourront ainsi la tracter le plus loin possible. Le pilote de Greenpeace manœuvre brutalement en arrière pour l’éviter. Le grand trident métallique dérape et finit sa course autour de la jambe de Frank Huston. Se voyant déjà passer par-dessus bord et traîné dans l’eau, le militant britannique crie de toutes ses forces. Les moteurs sont instantanément mis au point mort. Tout opposait les deux hommes, désormais une corde les relie…
La bataille est rude, d’autant plus que maintenant le Jean-Marie Christian VI n’est plus seul. Alertés par la fusée de détresse et les échanges radio, deux autres thoniers français qui étaient à proximité sont venus lui prêter main-forte. Rapidement, leurs skifs sont mis à l’eau pour prendre part à la bagarre et repousser les écologistes. En moins d’une demi-heure, l’affrontement tourne à l’avantage des marins-pêcheurs qui réussissent à couler deux des Zodiac des assaillants, ainsi qu’à en abîmer trois autres qui, tant bien que mal, prennent le chemin du retour. Du haut de sa passerelle, Généreux est soulagé : plus de peur que de mal. Pour lui, aucun de ses hommes n’a franchi les bornes de la violence. Aussitôt, les skifs du thonier reprennent leur poste et rétablissent le filet dans sa configuration initiale, pendant que les canots de l’ONG s’éloignent bien plus lentement qu’ils n’étaient arrivés. Il faut compter les pertes matérielles, vérifier que personne n’a été oublié.

L'affrontement est brûtal entre les pêcheurs sétois dans les skiff servant normalement à maintenir ouverte la senne et les activistes de Greenpeace, dont l'un d'entre eux sera blessé © Paul Hilton / Greenpeace

Sur le pont du Rainbow Warrior II, le retour des « guerriers de l’arc-en-ciel » s’accompagne de récits de la bataille passionnés et polyglottes. Encore sous le coup de l’émotion, les militants ont le sentiment d’être allés au front, d’avoir tenté quelque chose pour sauver les thons rouges ; une espèce de poissons qui mobilise de plus en plus d’organisations écologiques. En 2010, une autre ONG a décidé de venir prendre part à la « bataille du thon rouge ». Il s’agit de la rivale de toujours de Greenpeace : Sea Shepherd (littéralement « Berger de la mer »).
Médiatisée pour sa lutte contre la pêche à la baleine pratiquée par les Japonais en Antarctique, cette dernière a décidé cette année d’envoyer pour la première fois l’un de ses navires en Méditerranée. Paul Watson, son fondateur et ancien de Greenpeace, a annoncé en fanfare lors de plusieurs conférences de presse à Paris qu’il se lançait à la poursuite des pêcheurs illégaux de thons rouges. Un véritable affront pour ses anciens camarades, les premiers à s’être penchés sur le sujet et à avoir envoyé le Rainbow Warrior II dès 2006 sur la trace des thoniers fraudeurs. En 2010, les hauts responsables ont donc donné des instructions claires. Pendant que Watson serre des mains et soigne ses relations publiques à Cannes pour se faire connaître et collecter des dons, il faut repartir immédiatement en mer et montrer que le plus célèbre des mouvements écologistes compte aussi des hommes d’action. Il n’est pas question de se laisser ravir la vedette par ces pirates qui veulent profiter de la médiatisation du thon rouge.

Depuis sa création en 1977, l’année où Paul Watson est renvoyé de l’organisation écologiste, Sea Shepherd a toujours pratiqué la théâtralisation à outrance. Ses navires sont généralement peints en noir. Ils battent tous un pavillon de flibustiers en plus de leur drapeau national, et leurs membres portent presque toujours des tenues de commandos. Lancers de bouteilles remplies d’acide butyrique (beurre rance), déploiements de cordes dans l’eau pour bloquer les hélices, abordages violents sur les flancs des navires ciblés, les pratiques sont musclées. Et très largement critiquées par Greenpeace qui tente, depuis la création de Sea Shepherd, de se distinguer en ne réalisant que des actions pacifiques. Du moins jusqu’en cette fin de matinée du 4 juin 2010.
À 12 h 30, l’aviso français le Commandant Bouan, que Généreux avait appelé par radio au début de l’affrontement, finit par arriver sur zone une bonne demi-heure après la fin des hostilités. C’est l’une des faiblesses de ces grands navires de guerre qui peinent à contrôler pendant un mois près de 2,5 millions de kilomètres carrés que compte la Méditerranée. Lourds, peu mobiles et manquant singulièrement de discrétion, ils ne sont pas adaptés à la prévention de ce nouveau type d’opérations coup de poing qui s’apparentent, par la technique et la rapidité, à celles pratiquées par les pirates somaliens dans le golfe d’Aden.

Rapidement, les vieux briscards de Greenpeace comprennent tout le profit qu’ils peuvent tirer de cette situation exceptionnelle en haute mer. Ils téléphonent à leur bureau parisien ainsi qu’au siège mondial de l’organisation, en Hollande. Il faut à tout prix dénoncer la violence, voire la barbarie, de ces pêcheurs qui les ont agressés alors qu’ils avaient annoncé une action pacifique… Les photographes et cameramen se précipitent sur leurs ordinateurs pour transmettre les images. Comme des reporters de guerre, ils étaient au front. Ils peuvent l’attester. Mais il faut aller le plus vite possible. Car, avec les moyens de communication par satellite dont disposent les thoniers, ceux-ci risquent de les devancer. Pendant que certains soignent leurs légères contusions, d’autres visionnent les premières images. Malheureusement, les résultats concrets de cette épopée ne sont pas tout-à-fait au rendez-vous. On a beau passer et repasser les rush, il n’y a pas de thons rouges sauvés… Mais lorsque finalement Frank Huston, le militant britannique traîné dans le fond du Zodiac par le grappin, apparaît à l’écran, les images et les cris sont percutants. Pendant que Frank est rapatrié en hélicoptère à l’hôpital de Malte pour faire soigner sa jambe, une séquence vidéo est montée avec des plans séquences courts. Un vrai film d’action. En guise d’explication, une légende est rédigée pour l’accompagner : « Comme vous pouvez le voir sur ces images, les militants de Greenpeace ont été violemment pris à parti par les pêcheurs présents, qui n’ont pas hésité à foncer sur les Zodiac de l’association les abordant avec des couteaux attachés au bout de lances, ou à arracher un drapeau à un militant et frapper avec la hampe. L’un des militants a été grièvement blessé, un harpon lui a transpercé la jambe gauche. »

Cette version est rapidement diffusée sur le site Internet de Greenpeace. Dans la foulée, un communiqué encore plus choc est envoyé aux médias et agences de presse : « … Un des militants a été harponné et traîné sur plusieurs mètres. Très gravement blessé, il a réussi à se libérer en arrachant le harpon de sa jambe avant d’être tiré dans l’eau. » En quelques heures, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre. L’incident est bien plus accrocheur qu’une banderole dépliée. L’affaire prend des proportions énormes. Plusieurs radios nationales ainsi que certaines des chaînes de télévision d’information en continu ouvrent leurs journaux sur la nouvelle. « Guerre au centre de la Méditerranée ! », « Bataille navale autour du thon rouge au Sud de Malte… » Les titres sont édifiants. Le public est scandalisé. Et partout, la même vidéo qui vient d’être mise en ligne est reprise en boucle.

Dans cette mécanique médiatique très bien huilée, tout le monde néglige pourtant un détail : la version des marins-pêcheurs. Dans la précipitation, aucun des médias ne prend le temps de vérifier les déclarations de Greenpeace. Pire, lorsqu’ils sont informés de l’imposture, certains médias refusent même de prendre cette version en considération. Le public n’en aura jamais connaissance.

Pourtant, ce spectaculaire accrochage en haute mer est révélateur des nombreuses zones d’ombre et de contradictions qui entourent le thon rouge. Depuis cinq ans, les ONG s’accordent à dire que l’espèce est en voie de disparition. D’après leurs chiffres, qu’ils brandissent tels des Cassandre, il ne subsisterait que 20 % du stock originel. Pourquoi, dès lors, n’aura-t-il fallu que quelques jours en 2010 à l’ensemble des pêcheurs méditerranéens pour remplir leurs filets de quantités faramineuses ? Si la population de thons était sur le point de s’effondrer, pourquoi les écologistes auraient-ils besoin de recourir à de telles pratiques pour surmédiatiser un poisson finalement très peu présent sur les étalages de nos poissonneries et sur les cartes de nos restaurants ? En moins de 15 ans, nos pêcheurs sont devenus des trappeurs hightech et de nouveaux fermiers sont apparus aux quatre coins de Méditerranée pour devenir de véritables ingénieurs des mers, capables de répondre avec précision à une demande de plus en plus exigeante des Japonais pour un mets exquis qu’ils sont prêts à acheter à n’importe quel prix. Que connaissons-nous de cette hydre industrielle autour de laquelle l’argent coule à flot ? Presque rien, car son activité se déroule au large ou sous l’eau, très loin des curieux. Pourtant, elle nous concerne d’autant plus qu’elle n’aurait jamais vu le jour sans les dizaines de millions d’euros de subventions que l’Union européenne a distribuées presque sans compter. Pourquoi, alors même qu’elle subventionne les thoniers, la Commission de Bruxelles a-t-elle tenté en 2010 d’inscrire le thon rouge sur la liste des espèces en voie de disparition ? Depuis quelques années, l’Union tente de réglementer cette chasse au trésor en affrétant des navires de guerre, en imposant des réductions de flottes alors qu’elle avait auparavant encouragé les pêcheurs à se reconvertir dans ce secteur. Et si ce poisson était finalement le symbole de l’impuissance de l’Europe face aux autres pays méditerranéens pêcheurs bénéficiant d’un accès identique à ce grand migrateur qui par définition ne respecte aucune frontière ? Après une année à enquêter sur le sujet, nous avons découvert la véritable histoire du thon rouge. Celle que personne, ou presque, ne souhaite entendre.

 

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