Méduses, alliées ou ennemies?

La magie des méduses

Jusque récemment, peu de gens prêtaient des qualités aux méduses. Sans cœur ni cerveau, ces créatures gélatineuses semblent effectivement être très différentes des hommes. Elles font partie des plus vieux organismes multicellulaires de notre planète, n’ayant presque pas évolué depuis le Précambrien, soit 600 millions d’années avant que les premiers Homo sapiens ne peuplent les hauts-plateaux d’Ethiopie. Et pourtant, selon le professeur Shin Kubota, « les mystères de la vie ne sont pas dissimulés dans les hautes branches de l’Arbre de Vie, mais dans ses racines ; c’est là que nous trouvons les méduses. »

Shin Kubota est biologiste marin à l’université de Kyoto, sur la côte Est du Japon. Depuis 43 ans, il étudie les méduses. L’une d’entre elles le fascine particulièrement. « La Turritopsis dohrnii est la plus miraculeuse des espèces du monde animal, annonce-t-il d’emblée. Simplement parce que ce type d’hydrozoaire a la faculté de rajeunir, le rendant théoriquement immortel. »

Shin Kubota a non seulement réussi à conserver une colonie dans son laboratoire pendant deux ans, mais il a aussi assisté à une dizaine de leurs « renaissances ». Lorsqu’elle est soumise à un stress intense, ou lorsque son temps est simplement venu, la Turritopsis débute alors un processus ahurissant : la méduse se laisse d’abord couler au fond de l’eau. Après quelques jours d’immobilité, les tentacules se font absorber dans l’ombrelle de l’animal. La masse gélatineuse prend alors l’aspect d’une amibe. De petites tiges commencent ensuite à pousser, comme par magie. Ce sont de nouveaux polypes qui, après une période d’alimentation et de croissance, sont prêtes à déclencher un nouveau cycle de strobilation : la segmentation et le lâcher des bébés méduses dans la colonne d’eau.

La Turritopsis dohrnii est plus communément appelée "méduse immortelle". Elle peut dégénérer en polype quand elle est soumise à un stress important © Shin KubotaS’il semble miraculeux, ce phénomène n’a en réalité rien de nouveau. Il a été observé et documenté dès la fin du XIXème siècle.

Ces méduses qui se transforment en polypes sont l’équivalent d’un papillon qui, refusant de mourir, retourne à l’état de chenille. Toutes les cellules passent par un processus de transdifférenciation. C’est un peu comme si, chez l’homme, une cellule de la peau devenait une cellule de l’intestin. Chez l’humain, cette différenciation ne se produit qu’à l’état embryonnaire. Les cellules souches, qui ont le potentiel de générer n’importe quel organe, sont le Saint Graal de la médecine moderne. « Les méduses sont très anciennes dans l’évolution du règne animal, constate Shin Kubota. C’est important d’étudier les formes de vies primitives, surtout lorsqu’elles sont de véritables expertes en techniques de survie. »

Les méduses sont capables de survivre dans des environnements acides comme basiques, et elles ne semblent pas souffrir d’un manque d’oxygène ou d’une eau trop salée. « Certaines se métamorphosent au cours de leur vie, » répond le chercheur japonais de 65 ans. Lors d’un stade fixé qui peut durer plusieurs années au fond de l’eau, formant de larges colonies, les polypes peuvent ensuite entamer une mutation qui relâche d’innombrables bébés méduses à l’assaut de nouveaux horizons. Chaque étape a ses propres avantages et inconvénients, ce qui multiplie les chances de survie de l’espèce. « Ca ressemble beaucoup à de la science-fiction, » m’assure Shin Kubota avec une pointe d’humour.

Malgré ses recherches sur le sujet, le professeur de l’université de Kyoto n’est pas emballé à l’idée de voir les humains se cloner, parce que « l’identité est très précieuse. » Il est par contre très intéressé par les propriétés régénératives de la Turritopsis.

Dr Shin Kubota étudie la "méduse immortelle" à l'université de Kyoto, au Japon © Spira Mirabilis« Une de mes dernières publications a confirmé que la Turritopsis dohrnii peut toujours se changer en polype alors qu’elle est sénile, m’explique-t-il. Bien qu’ayant perdu ses capacités reproductives et trop vieille pour se nourrir, elle peut toujours rajeunir. » Bien que la formule magique pour la jeunesse éternelle n’ait pas encore été trouvée, d’autres applications médicales ont déjà été « empruntées » aux méduses.

Aussi incroyable que celui puisse paraître, l’homme et certaines espèces de méduses sont très proches génétiquement. Paradoxalement, celles qui sont plus connus pour « brûler » des baigneurs en Méditerranée, en Australie et ailleurs, sont aussi capables de soulager les grands brûlés. Selon l’étude de 2011 intitulée « Isolation, caractérisation et évaluation biologique du collagène des méduses pour les applications biomédicales, » les propriétés structurelles et physiologique du collagène présent dans certaines espèces de méduses ont été utilisées avec succès dans l’industrie alimentaire, cosmétique et pharmaceutique.

De plus, « considérant la large disponibilité du collagène provenant des méduses et de leurs propriétés biologiques, nous avons là un excellent candidat pour remplacer le collagène bovin ou humain dans certaines applications biomédicales. » Cette précieuse matière peut non seulement être utilisée pour soigner la peau victime d’une brûlure sévère, mais elle fait partie des ingrédients-clés de certaines crèmes antirides.

Jacqueline Goy confirme l’idée que « le collagène de type V que l’on trouve chez les méduses existe dans la cornée ou le cœur chez l’homme. Si on utilisait le collagène pour classer les espèces, l’homme serait le voisin direct des méduses ! Voilà pourquoi il est si utile pour traiter les blessures des grands brûlés. »

Deux souris de laboratoire ont reçu la protéine verte fluorescente, et la troisième n'a rien reçu © Wikipedia

Dans d’autres domaines de recherche, les méduses sont à l’origine de deux Prix Nobel. En 2008, l’Académie Royale des Sciences de Suède a décerné le prix honorifique à un trio de scientifiques américains pour « la découverte et le développement de la Protéine Fluorescente Verte. » Le communiqué de presse annonce que « la protéine, souvent abrégée GFP, qui rayonne de manière remarquable, a été observée pour la première fois sur la magnifique méduse Aequorea victoria en 1962. Depuis, cette protéine est devenue l’un des plus importants instruments utilisés en biosciences. Avec l’aide de la GFP, les chercheurs ont pu développer des moyens inédits pour observer des processus biologiques auparavant invisibles, tels le développement de cellules nerveuses ou la propagation de cellules cancéreuses. » La protéine fluorescente peut être injectées presque n’importe où, que ce soit pour illuminer un globule rouge, ou un rat de laboratoire en entier.

Il y a plus d’un siècle, Charles Richet a reçu le prix Nobel en Physiologie ou Médecine pour ses travaux sur la Physalia physalis*, ou « galère portugaise ». Alors que ce chercheur de la Sorbonne étudiait la toxicité des minuscules filaments de cette espèce de siphonophore marin, il observa le phénomène inverse de la vaccination. Ce dernier est simple : une très faible dose d’un virus aide le système immunitaire à identifier et combattre les futures attaques de ce même virus. A l’inverse, lors de ses expériences avec le venin de la Physalia Richet découvrit que chaque nouvelle brûlure entrainait une réaction excessive du corps humain (éruption cutanée, oeudème, malaise, etc). Le physiologiste venait de découvrir le principe de l’allergie, en 1913.

Plusieurs timbres à l'effigie de Charles Richet et la Physalia ont été émis en 1901 © Delcampe Luxembourg SAMalgré ces découvertes scientifiques majeures, nous commençons à peine à réaliser le potentiel que nous offre ces animaux gélatineux. La biologiste Jacqueline Goy est particulièrement intriguée par la capacité de métamorphose des méduses : « Dans leur état de polype, aucune espèce n’a d’œil alors que beaucoup de méduses pélagiques ont des yeux. Il doit forcément y avoir un gène inhibiteur de la formation des yeux lors de leur forme fixée. Aucune équipe ne travaille actuellement sur ces questions que je trouve pourtant fondamentales. Les cellules souches vont, je l’espère aussi, devenir un des thèmes de recherche. Il y a encore beaucoup de travail à faire, car nous ne connaissons les cycles biologiques que pour 20% des méduses identifiées. »

Ces animaux marins profitent donc à la médecine, mais pas uniquement. Les méduses peuvent parfois s’avérer très utiles, là où on ne les attend pas. Dans son livre « Méduses, à la conquête des océans », Jacqueline Goy explique comment de gros spécimens de Rhizostoma octopus étaient utilisées dans les vignobles français durant l’antiquité : « En Charente, pour humidifier les vignes, on a choisi pendant longtemps la Rhizostoma qui pèse environ 80 kilogrammes et contient un peu moins de 80 litres d’eau. Chaque individu était enfoui dans un trou et recouvert de terre. Puis l’eau se résorbait lentement en assurant suffisamment d’humidité au pied de vigne. »

Une fois déchiquetées, certaines méduses peuvent aussi servir d’engrais agricole ou même d’aliments. Dans certains pays d’Asie du Sud-Est, des plats sont préparés à base de méduses. Même si aujourd’hui il est encore impensable d’imaginer ces animaux au menu de nos restaurants européens, de plus en plus de chefs asiatiques tentent de créer de nouvelles recettes pour accommoder nos palais. Malheureusement, les méduses sont composées majoritairement d’eau et de collagène, elles présentent donc un apport calorique très pauvre.

Quand la Mnemiopsis leidyi est arrivée en Mer Noire grâce aux eaux de ballast de navires commerciaux, ce fut une véritable catastrophe pour les pêcheries locales. Cette espèce a un appétit vorace pour les larves de poissons © WikipediaA l’Observatoire Océanologique de Villefranche-sur-Mer, Fabien Lombard étudie quant à lui les étonnantes propriétés du mucus des méduses: « À la base, nous voulions voir si les nanoparticules avaient un effet délétère sur les méduses. Ces molécules, mille fois plus petites qu’une cellule humaine, sont aujourd’hui utilisées par de nombreuses industries. Le problème, c’est qu’elles sont si petites qu’elles passent à travers tous les filtres même les plus fins. Y compris ceux des stations d’épuration. Nous avons réalisé que le mucus secrété par les méduses a le pouvoir d’agréger ces nanoparticules. Une fois regroupées, il ne reste plus qu’à les ramasser avec un filtre standard. »

Malgré ces promesses encourageantes, les méduses ont causé plus de problèmes qu’elles n’ont offert de solutions dans le domaine de l’écologie. L’exemple le plus connu et documenté est l’invasion et l’étouffement de la Mer Noire par une espèce de cténophore. Au début des années 1980, sur la côte Atlantique d’Amérique du Nord, quelques spécimens de Mnemiopsis leidyi* ont involontairement été pompés dans les eaux de ballast d’un navire commercial. Arrivé à destination dans un port de la Mer Noire, le navire a vidé ses ballasts avec ses minuscules occupants. Les cténophores se sont soudainement trouvés dans un écosystème déjà partiellement endommagé par la surpêche et la pollution industrielle. La Mnemiopsis leidyi est une espèce vorace qui se nourrit essentiellement de larves de poissons. Chacun individu peut pondre jusqu’à 10’000 œufs par jour. Les stocks de poissons de la mer Noire se sont effondrés. A la fin des années 1990, on pouvait trouver 400 spécimens de Mnemiopsis dans un mètre cube d’eau.

Miraculeusement, la solution est arrivée dans les ballasts d’un autre porte-conteneur. Une autre espèce de cténophore a été involontairement introduite. La Beroe ovata* est le prédateur naturel des Mnemiopsis. Lorsqu’une population s’installa dès 1997, elle s’est rapidement propagée dans la Mer Noire en rétablissant un équilibre dans la chaîne alimentaire étant donné que la Beroe ovata ne se nourrit presque exclusivement que de Mnemiopsis. Les scientifiques chargés d’observer la situation n’en croyaient pas leurs yeux. Aujourd’hui, la Mnemiopsis leidyi a colonisé la plupart des eaux côtières d’Europe, avec des conséquences plus ou moins désastreuses.

Un bloom de méduse est aussi impressionnant qu'éphémère. Ici, la belle robe mauve des Aequorea forskalea contraste avec le bleu de la mer © M.Dagnino et F.Pacorel – Musée océanographique de MonacoLorsqu’un bloom de méduses submerge soudainement un écosystème, des résultats catastrophiques sont souvent indéniables. Mais les experts ne sont pas aussi catégoriques en ce qui concerne les conséquences de la mort de ces populations. Cathy Lucas, la biologiste anglaise de l’université de Southampton explique que « selon une étude récente, les méduses peuvent représenter un important transfert de carbone vers les profondeurs. Lorsqu’une population meurt après s’être reproduite, les corps coulent au fond de la mer où ils deviendront de la nourriture pour les charognards et les populations de bactéries des profondeurs. » Avec le changement climatique constaté par la majorité des experts mondiaux, chaque puit de carbone est une bonne nouvelle.

Sauf que certains spécialistes s’inquiètent du phénomène. Lorsque le bloom est important, une très grande quantité de matière organique coule. L’activité bactérienne pour décomposer cette masse est si élevée qu’elle pourrait consommer une trop grande quantité d’oxygène. Lorsqu’une portion de la mer est trop pauvre en oxygène, elle est considérée comme « zone morte », c’est-à-dire une zone où très peu d’espèces vivantes peuvent survivre.

Plus nous étudions ces créatures primitives, plus nous réalisons qu’elles sont complexes. Les scientifiques sont unanimes : nous devons améliorer nos connaissances sur le sujet, afin de palier aux risques posés par les blooms sur les écosystèmes et les infrastructures côtières, et pour tirer les nombreux bénéfices biologiques qu’elles peuvent nous offrir.

Comme le dit Shin Kubota avec poésie : « Tous les secrets de la vie sont cachés dans la méduse. » S’ils sont cachés, ils peuvent donc être découverts.

* La Physalia physalis est une espèce de siphonophore marin, alors que les Mnemiopsis leidyi et Beroe ovata sont des cténophores pélagiques. Ces trois espèces font partie du macroplancton, mais ne sont pas de la famille des méduses. Toutefois, elles sont souvent considérées comme « jellyfish » en linguistique anglaise.

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