Ithaque en vue ©Philippe Henry / OCEAN71

Enquête sur la mythique Ithaque

A la recherche d’autres Ithaques

Encore une fois, notre récit commence sous le regard amusé des chèvres. Sauf que nous ne sommes plus à Ithaque mais sur l’île voisine de Céphalonie, en compagnie de John Crawshaw, un retraité anglo-saxon membre de l’équipe «Odysseus Unbound» qui situe le royaume d’Ulysse sur l’île voisine d’Ithaque. John sort de son petit sac de montagne un assortiment de pinces. Il est sur le point de détricoter le noeud gordien en fils de fer rouillé qui verrouille l’accès au champs où les caprins paissent tranquillement. Dans le champ, on remarque quelques ruines qu’il nous présente comme ce qui aurait pu ressembler aux restes de la porcherie d’Eumée.

Alors que nous ne sommes toujours pas fixés sur la localisation du palais d’Ulysse, voilà qu’on nous emmène dans la ferme où le roi d’Ithaque aurait séjourné quelques jours après son retour sur l’île! «On ne peut pas affirmer qu’il s’agit bien du même lieu, concède notre guide, mais on peut noter qu’il coïncide avec la description qu’on peut en tirer dans l’Odyssée». Comme la plupart de nos interlocuteurs qui avancent leurs hypothèses sur le royaume d’Ulysse, John Crawshaw reste prudent. Il ne peut toutefois pas s’empêcher de nous lancer une pique ironique dont les Anglais ont le secret: «Il faut faire un petit effort d’imagination et remplacer les chèvres actuelles par des porcs…» Difficile de savoir si c’est du lard ou du cochon.

«On trouvera les lieux où Ulysse a erré quand on trouvera le cordonnier qui a cousu l’outre des vents». Les chercheurs -amateurs ou non- qui s’emploient à localiser le royaume d’Ulysse devraient se rappeler tous les matins tel un mantra ce sage conseil d’Eratosthène qui a vécu au IIIe siècle avant notre ère. Le philosophe faisait allusion à l’artefact que le dieu des vents Eole a remis à Ulysse afin que ce dernier puisse rentrer chez lui en toute sécurité. Cette maxime permet de bien saisir le fait que le récit d’Homère suscite des débats depuis longtemps. Faut-il prendre l’histoire à la lettre? Les descriptions géographiques de l’aède sont-elles fiables? Eratosthène semble en douter. Il n’empêche, les érudits de tous poils s’écharpent depuis l’Antiquité sur les contours de l’Ithaque homérique.

Carte du royaume d'Ulysse selon l'archéologue Willhelm Dörpfeld © DR / OCEAN71 MagazineDifférentes hypothèses de localisation ont été avancées par les historiens et les archéologues. Parmi elles, retenons d’abord celle de Wilhelm Dörpfeld. Il a commencé sa carrière d’archéologue en assistant Heinrich Schliemann sur ses différents chantiers de fouilles. Si son maître s’est surtout concentré sur Troie et Mycènes après un bref passage sur Ithaque, Dörpfeld va se consacrer au début du XXe siècle à la recherche du Palais d’Ulysse. Déçu par le résultat des fouilles menées sur Ithaque, il tourne son attention vers l’île de Leucade, située plus au Nord et se persuade que c’est là, non loin du petit village de Nydri, que se trouvait le domaine d’Ulysse. Il passe les dernières années de son existence sur l’île et se fait enterrer en 1940 au pied des ruines de ce qu’il estime être le palais du héros homérique. La plupart des archéologues se sont pourtant vite détournés des thèses de Dörpfeld: Leucade n’était certainement pas une île à l’époque mycénienne. Le canal qui la sépare du reste du continent a en fait été creusé par les Corinthiens au cours du Ve siècle avant notre ère.

Ce n’est pas seulement par dépit, faute de trouver des indices archéologiques concluants sur l’actuelle Ithaque, que les chercheurs se tournent vers les îles environnantes. La présentation du Royaume d’Ithaque par Homère pose une série de problèmes insolubles. Pour commencer, les frontières du royaume diffèrent selon que l’on se réfère à l’Iliade ou à l’Odyssée. De plus, les descriptions géographiques de l’île relèvent bien des paradoxes si on les lit à la lettre. Ainsi Ithaque serait une île basse et peu montagneuse alors qu’à un autre moment elle est décrite comme rocailleuse et impropre au déplacement à cheval ou en char. Comme nous l’avons déjà mentionné dans le Chapitre I, Ithaque est censée se trouver à l’Ouest par rapport au reste du territoire royal. Or il suffit de regarder une carte pour constater que cela n’est pas le cas.

C’est fort de ce constat que l’Anglais Robert Bittlestone a proposé une nouvelle hypothèse. Dans «Odysseus Unbound», un imposant ouvrage publié en 2005, il situe Ithaque sur la presqu’île de Paliki, maintenant rattachée dans la partie Ouest de Céphalonie. Robert Bittlestone est malheureusement décédé quelques mois avant notre passage dans les îles ioniennes, mais nous avons eu l’occasion d’arpenter différents endroits de la péninsule de Paliki avec John Crawshaw, un de ses compagnons de route, qui pense que c’est sur cette péninsule qu’il faut creuser pour trouver des réponses.

Sur le chemin de la porcherie d'Eumée © Philippe Henry / OCEAN71 MagazineCrawshaw comme Bittlestone ont un peu le même profil. Ils ont ceci de particulier qu’ils ne sont pas à proprement parler des homéristes, des historiens ou des archéologues. Ils ont tous deux effectué leur cursus universitaire en Lettres classiques avant de bifurquer vers des carrières professionnelles rémunératrices. Ce n’est qu’à la retraite qu’ils ont pu se consacrer pleinement à leur passion érudite: placer leurs pas dans le sillage d’Ulysse. John Crawshaw ne peut s’empêcher de comparer son compère décédé à l’illustre navigateur : «Robert ressemblait un peu à Ulysse. Ils avaient en commun la même énergie et la même intelligence. C’était tous les deux des meneurs qui savaient transmettre leur curiosité et leur enthousiasme». Notre interlocuteur ne nous dit pas s’ils partageaient également les mêmes penchants pour les ruses ainsi que la même hybris, un concept grec dont est souvent affublé Ulysse et qui désigne un sentiment violent relevant à la fois de la démesure et de l’orgueil…

La théorie que l’équipe d’ «Odysseus Unbound» défend s’appuie tout d’abord sur une étude poussée concernant la nature du terrain qui relie maintenant Paliki au reste de l’île de Céphalonie et menée par le géologue John Underhill. Il s’agit de prouver l’existence d’un canal lors de la période mycénienne qui séparait l’île en deux. Bittlestone s’appuie également sur l’expertise philologique de James Diggle, un professeur de grec ancien qui enseigne à Cambridge. Pour l’instant les premiers carottages sous la supervision de John Underhill semblent indiquer la présence d’un bras de mer à une période reculée sans pour autant qu’il soit possible de certifier de manière certaine que Paliki formait toujours une île autour de 1200 avant notre ère.

«Nous avons déjà retrouvé des tombes qui datent de la période mycénienne sur la péninsule. Donc il ne fait aucun doute que la zone était habitée durant cette période, nous rassure John Crawshaw. On peut même en dater certaines qui correspondent à la période qui nous intéresse soit celle de la guerre de Troie». C’est un bon point de départ.

la balade avec John Crawshaw nous mène à ce petit parc à chèvre dont la localisation correspondrait avec la ferme du porcher Eumée. Difficile de récolter des indices sur place © Philippe Henry / OCEAN71 MagazineUn autre élément prometteur que pointe notre interlocuteur concerne des éléments retrouvés sur les bord de la plage d’Agha Kyriaki, non loin de Zola, au Nord de la péninsule. «On y a retrouvé des murs. Des éléments qui laissent penser qu’un port s’y trouvait durant la période mycénienne», affirme notre guide.

Toutefois, la suite s’avère un peu plus frustrante : «Nous travaillons en plusieurs séquences. Il nous faut d’abord attendre les résultats de nos investigations géologiques. L’intervention des archéologues se déroulera dans un deuxième temps, quand nos hypothèses seront pleinement confirmées par les carottages géologiques». Crawshaw espère que les travaux pourront commencer au cours de cette année mais reste prudent. Il connait suffisamment bien la Grèce, ses rouages administratifs et sa crise économique pour savoir que tout avance toujours plus lentement qu’on veut bien se l’imaginer.

Même si les archéologues n’ont pas encore débarqué sur la presqu’île de Paliki, Bittlestone a déjà proposé un lieu pour la localisation du Palais d’Ulysse. Il s’agit d’une petite colline regardant du côté de la baie d’Argostoli et opportunément nommée «Kastelli». Les quelques ruines qui se laissent observer et la toponymie de l’endroit semble bien indiquer qu’une fortification devait s’y tenir à un moment ou un autre. Mais il faudra attendre les résultats de fouilles qui n’ont pas encore commencé pour savoir si le site était habité au cours de la période mycénienne.

Vue sur la baie d'Atheras (Paliki). Selon l'hypothèse défendue par l'équipe d'Odysseus Unbound, ce serait ici qu'Ulysse aurait accosté lors de son retour après plus de 10 ans d'absence © Philippe Henry / OCEAN71 MagazineLe décès de Bittlestone n’a, semble-t-il, pas refroidi ses compagnons de route. Au cours de l’année 2016, l’équipe d’ «Odysseus Unbound» compte bien boucler les recherches géologiques et amorcer la procédure administrative qui devrait leur permettre d’organiser des fouilles archéologiques aux différents endroits qu’ils pensent correspondre au texte d’Homère. «Nous allons continuer à investiguer la presqu’île de Paliki, c’est quelque chose que nous devons à Robert. En fait sa disparition soudaine nous a renforcé dans la volonté de mener ce projet jusqu’au bout», souligne gravement John Crawshaw.

Voilà qui n’est pas sans susciter des grincements de dents sur Ithaque. Il y a parfois des disputes entre les deux îles, particulièrement quand on évoque l’Odyssée. En fait, le texte d’Homère est surtout un révélateur des tensions existantes entre des îles qui appartiennent à la même région administrative et doivent donc composer ensemble la liste des députés qui les représentent à Athènes. Nontas Mavrokefalos, le secrétaire général du parti communiste d’Ithaque, le KKE, s’en désole: «Nous sommes environ 3’000 habitants à Ithaque alors que Céphalonie en compte plus de 35’000. Nous ne faisons pas le poids et n’avons pas la possibilité d’être directement représentés à Athènes afin d’y défendre nos intérêts, même indépendamment de nos couleurs politiques». A Ithaque on estime que les Céphaloniens sont parfois mieux placés pour proposer leurs projets, qu’il s’agisse de développement d’infrastructures ou de l’ouverture de chantiers archéologiques. Mais ils sont également forcés de constater que l’absence de moyens et la crise économique ne permettent pas aux Céphaloniens d’ouvrir des chantiers de fouilles importants sur la période mycénienne.

John Crawshaw pose devant la baie qui sert de port au village d'Aréthuse. Selon l'hypothèse de l'équipe "Odysseus Unbound", il s'agirait en fait de la mythique baie de Phorkys par où Ulysse serait arrivé © Philippe Henry / OCEAN71 Magazine«Après tout, c’est peut être mieux comme cela, note malicieusement à Lausanne notre professeur de grec ancien David Bouvier. L’Odyssée serait amputée d’une certaine dimension littéraire et de son pouvoir d’imagination si l’archéologie parvenait à l’autopsier aussi précisément… Pour ma part, Ithaque je l’ai déjà retrouvée… Elle est dans ma bibliothèque!»

David Bouvier semble mieux appliquer les conseils d’Erastothène que certains de nos autres interlocuteurs. Peut-être a-t-il raison. Ce n’est pas dans la terre rocailleuse de la petite Ithaque ou dans les couches limoneuses de la presqu’île de Paliki qu’il faut creuser pour trouver une quelconque vérité sur Ithaque et Ulysse. Mais alors où chercher ?

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