Enquête sur la mythique Ithaque
Du côté des homéristes
Il n’y pas que l’archéologie et l’histoire qui nous permettent d’enquêter sur Ulysse. Le récit de ses aventures est surtout raconté dans deux textes majeurs: L’Iliade, décrivant les quelques jours précédant la prise de Troie par les Mycéniens et dont le siège aurait duré dix ans. La suite, le deuxième tome en quelque sorte de cette incroyable guerre, c’est L’Odyssée, relatant le voyage retour d’Ulysse chez lui, à Ithaque. Une navigation rocambolesque d’île en île dans toute la Méditerranée qui aurait duré une dizaine d’années.
Ces deux récits que tout le monde connait au moins par bribes sont omniprésents dans notre littérature et notre culture. Pas besoin d’avoir étudié le grec ancien pour savoir qu’Ulysse et ses marins ont été ensorcelés par des sirènes, ont dû affronter des cyclopes, des monstres et des sorcières. Ces histoires imprègnent notre imaginaire collectif peut-être autant que celles de l’Ancien et du Nouveau Testament.
Il se trouve que ces textes sont aussi étudiés par des experts d’un genre particulier: les homéristes. David Bouvier, professeur de littérature grecque, est l’un d’entre eux. Ce spécialiste d’Homère a consacré sa thèse à la figure d’Hector, Prince de Troie et fils du roi Priam. Mais c’est aussi un bon connaisseur de L’Odyssée qui a déjà eu l’occasion de naviguer en mer ionienne sur les traces d’Ulysse. Nous l’avons rencontré à l’Université de Lausanne pour tenter d’éclaircir les nombreux mystères entourant les origines de ces textes et l’identité de leur auteur.
«Pour saisir la nature de l’Iliade ou de l’Odyssée, il faut essayer de les lire à haute voix, estime David Bouvier. Avant de se retrouver fixés par écrit autour du VIe siècle avant notre ère, les récits des héros se sont transmis oralement pendant plusieurs générations.»
Nous touchons ici au premier problème que posent ces textes: le laps de temps entre la création orale de ces récits et leur écriture. Entre la fin de la civilisation mycénienne au XIIe siècle avant J.-C. et l’écriture des textes en grec ancien, il se passe environ 500 ans au cours desquels les récits de la prise de Troie et du retour d’Ulysse vont être chantés par les bardes des âges obscurs, les aèdes. C’est également pendant ce «Moyen-Age grec» qu’apparaissent les éléments qui vont constituer la culture grecque classique: l’introduction d’un alphabet aux origines phéniciennes, la création d’une littérature, l’élaboration des cités-états avec leur mode de fonctionnement politique si particulier.
Second problème, le monde décrit dans l’Iliade et l’Odyssée est-il bien réel? Les homéristes s’interrogent. Les récits qu’ils étudient sont-ils des évocations de la civilisation mycénienne disparue, avec ses palais, ses héros et ses rois ou faut-il plutôt y voir un portrait de la société homérique, soit la Grèce entre le Xe et le VIIe siècle avant notre ère?
Pour David Bouvier, il est difficile de faire la part des choses: «Les aèdes utilisaient les récits du passé pour parler de leur présent. Les textes qu’ils scandaient ne relevaient pas directement de l’Histoire, mais ce n’était pas de la fiction pure non plus. Leurs récits perpétuaient des événements de leur passé qu’ils reformulaient afin de les rendre exemplaires et dignes d’intérêt pour le public qui les écoutait. Ils étaient de véritables professionnels de la prosodie, c’est-à-dire le ton, la tonalité, l’intonation, les accents et la modulation donnés à un texte récité. Ils avaient mis au point au fil des siècles une langue poétique, constituée de vers et dont l’étude occupe encore aujourd’hui les plus grands linguistes. Grâce à cette langue, les aèdes pouvaient chanter et perpétuer face à leur auditoire un patrimoine de récits encyclopédiques. Ils étaient capables de s’adapter à leur public: il s’agissait de ne pas froisser le prince ou, au contraire, de placer une critique ou une leçon bien sentie à son intention.»
Cette langue d’un genre particulier, c’est le vers hexamétrique. La récitation des poèmes est rythmée par des formules incantatoires qui peuvent parfois nous sembler un peu lourdes à l’écrit mais qui prennent tout leur sens quand le texte est scandé. Des groupes épithètes comme «Ulysse aux mille ruses», «Hector au casque étincelant» ou encore «l’Aurore aux doigts de rose» qui fourmillent dans L’Odyssée permettent à l’aède de relancer son chant. Ce sont des formules toutes faites qui sont vite mémorisées. Celui-ci a alors le temps de se projeter plus en avant dans la remémoration de son récit.
Ce procédé a été identifié par le linguiste Milman Parry qui a effectué plusieurs études dans les années 1930 en Serbie et au Monténégro. On y trouvait alors ce qui ressemblait le plus aux aèdes de l’époque homérique. Parry enregistre les longues épopées chantées par les «guslari», des bardes souvent analphabètes, capables de chanter des poèmes constitués de milliers de vers. Le linguiste constate même que lorsqu’ils apprennent à lire, les conteurs perdent leur incroyable talent de mémorisation. Le récit le plus souvent scandé est celui de la bataille du Champ des Merles qui s’est déroulée au XIVe siècle et qui a opposé le sultan ottoman Mourad Ier aux troupes chrétiennes albano-serbes . Milman Parry constate qu’à plusieurs années d’intervalle, les modifications apportées par les guslari sont importantes : plus qu’un texte, l’histoire chantée par les bardes est une matrice de vers en perpétuelle évolution.
Les récits de la prise de Troie et du retour d’Ulysse ont dû être largement modifiés au fil du temps eux aussi, estime Milman Parry. Même si un certain aède nommé Homère semble avoir marqué plus particulièrement de son empreinte le genre, jusqu’à s’être vu attribuer la paternité de L’Iliade et de L’Odyssée.
Homère aurait peut-être vécu vers la fin du VIIIe siècle avant J.-C. et serait le père de ces deux récits tels que nous les connaissons actuellement. Selon le chroniqueur Hérodote, il serait originaire de l’île de Chios. Il aurait été aveugle et aurait tiré de sa cécité de très bonnes compétences de conteur.
Toutefois son existence est régulièrement remise en cause par certains homéristes, nous confie David Bouvier : «Il est difficile d’établir un consensus sur l’existence d’Homère. Je crois, pour ma part, que des poèmes comme l’Iliade ou encore l’Odyssée résultent de la rencontre entre le génie d’une tradition orale et le génie d’un homme qui a su donner à cette tradition une forme qui allait l’imposer d’une façon définitive.»
La question autour de l’identité d’Homère est d’autant plus délicate que ces textes ont été retranscrits sur des parchemins pour la première fois de l’histoire presque deux siècles après la mort d’Homère… Là encore, les conditions de ce passage à l’écrit ne sont pas très claires. L’hypothèse la plus fréquemment évoquée par les homéristes est celle de leur rédaction sous le règne du tyran Pisistrate d’Athènes au VIe siècle avant J.-C. Il s’y tenait un festival à caractère religieux au cours duquel on déclamait des rhapsodies, chantant les hauts faits des héros des temps de jadis. Les chants d’Homère auraient été posés sur des parchemins ou des papyrus afin de les mémoriser et de les réciter dans un cadre plus normé.
Difficile donc de faire la part des choses à la lumière de l’Odyssée quand on utilise ce texte pour localiser le royaume d’Ulysse. Le roi d’Ithaque est-il un personnage historique ou alors s’agit-il plutôt de la figure allégorique d’un monarque mycénien qui aurait régné sur un chapelet d’îles en mer ionienne ? Dans quelle mesure peut-on se fier aux descriptions d’Ithaque que l’on trouve dans les chants d’Homère ?
«Je ne crois pas vraiment à un Homère qui se serait rendu sur les différents lieux de son histoire pour faire coller son récit à une réalité. C’est bien trop moderne comme attitude», affirme David Bouvier. On peut toutefois constater que de nombreux lieux décrits dans le poème ont été clairement identifiés.
Si Homère n’a pas mis les pieds dans tous les lieux qu’il mentionne, il est assez probable qu’il se les soit fait décrire. Notre homériste insiste également sur le fait que les différentes parties qui structurent l’Odyssée n’ont pas le même statut : Les premiers chants du récit relatent le voyage de Télémaque parti à la recherche de son père. Ils permettent d’effectuer le portrait d’une société grecque qui oscille entre des éléments de la civilisation mycénienne et des évocations de la Grèce d’Homère. Il en va de même dans les derniers chants, quand Ulysse rentre à Ithaque, tue les prétendants qui voulaient épouser sa femme pour devenir le prochain roi et retrouve sa place auprès de Pénélope. On y trouve une description du palais d’Ulysse et des indications sur la vie quotidienne des différents acteurs de cette culture palatiale.
Mais pour ce qui relève des aventures fantastiques d’Ulysse que ce dernier raconte à la cour du roi des Phéniciens Alkinoos, cela se complique, remarque David Bouvier : «Le récit d’Ulysse est difficile à analyser, c’est une histoire dans l’histoire qui n’a pas le même statut que le reste du texte». Lors de son voyage de retour, Ulysse et ses compagnons basculent dans un autre monde peuplé d’êtres monstrueux et chimériques dans lequel se croisent des sirènes, des cyclopes, des sorcières et bien-sûr des dieux. Il faut essayer de s’imaginer comment cela pouvait être rendu à l’oral. A ce moment du récit, ce n’était plus vraiment l’aède qui racontait l’histoire d’Ulysse mais Ulysse qui se racontait à travers la voix du poète. Il s’opérait alors une jolie mise en abîme puisque le public écoutait un poète chantant l’histoire d’un héros qui racontait ses aventures au roi des phéniciens et à ses invités.
Le récit de l’Odyssée mentionne ensuite le fait qu’Alkinoos fait affréter un navire afin qu’Ulysse puisse rentrer chez lui. C’est à ce moment que commence la dernière partie du récit de l’Odyssée qui voit le roi d’Ithaque retrouver sa place et son rang. C’est à partir de là que la réalité semble reprendre la main. C’est à partir de là qu’il nous faut retourner sur le terrain, à Ithaque, pour tenter de retrouver des indices nous permettant peut-être d’élucider cette énigme vieille de plus de 2000 ans.