La base aquarius au large de la Floride

Vivre sous la mer, rêve ou réalité ?

Des habitats par dizaine, pour aller voir

Janvier 2014 – En marchant le long de la Seine en plein Paris, je repense à ces pionniers qui ont repoussé les limites de l’homme dans les océans et dont les noms ne sont plus connus aujourd’hui que par les spécialistes et une poignée de passionnés. Que s’est-il passé ? Mis à part les programmes de Cousteau qui ont fasciné plusieurs générations, il semble que les projets qui ont suivi sont tombés dans l’oubli.. Pourquoi n’avons-nous pas poursuivi cette merveilleuse exploration des habitats océaniques alors qu’elle semblait si prometteuse ?

L’Américain que je m’apprête à rencontrer en cette fraîche matinée de janvier doit forcément avoir quelques réponses à mes trop nombreuses questions. William L. Todd est l’un de ceux qui savent, et qui n’ont jamais oublié ce qui s’est passé.

«Bill» Todd, comme il est surnommé, est un géant américain d’un peu plus de 1 mètre 90. De larges épaules, les cheveux blancs, une voix calme et posée, Todd en impose. Son bagage professionnel encore plus : il travaille depuis de très nombreuses années comme Program Manager au Johnson Space Center de la NASA à Houston au Texas. Todd a dirigé de nombreux programmes d’entrainement de vols pour astronautes, dont les premiers pour la construction de la station spatiale internationale ou le lancement du fameux télescope spatial Hubble.

Depuis 2000, des équipes d'astronautes s'entrainent autour de l'habitat Aquarius à des missions dans le cadre du programme NEEMO © D.J. Roller / Liquid Pictures 3D

Mais la particularité de Bill Todd est d’avoir mêlé très tôt dans sa vie l’exploration spatiale avec une connaissance pointue de l’environnement sous-marin. Il a travaillé sur plusieurs habitats sous-marins et piloté de très nombreux submersibles. En 2000, Todd met en place un programme nouveau pour la NASA, appelé «NEEMO» (NASA Extreme Environment Mission Operations). En partenariat avec l’agence américaine des océans et de l’atmosphère, la NOAA, Todd entraine et dirige plusieurs équipes d’astronautes pour qu’ils accomplissent sous l’eau diverses missions autour du dernier habitat sous-marin encore en activité aux Etats-Unis : Aquarius. En matière d’explorations humaines, qu’elles soient spatiales ou sous-marines, Todd sait de quoi il parle.

Au cours de notre discussion, je réalise que la médiatisation dont a bénéficié Cousteau est très loin de résumer l’histoire dans sa globalité.

«En parallèle des programmes “Précontinent” de Cousteau, m’explique Todd, l’US Navy a poursuivi les travaux initiés par Ed Link avec le programme “Man in the Sea”. La Navy a alors construit dans un premier temps ce qu’elle a appelé les « Sealab », les premiers laboratoires sous-marins.»

En 1964, une année après « Précontinent II » de Cousteau, « Sealab I » est immergé à 60 mètres de profondeur, au pied d’une plateforme située en plein Atlantique, à l’ouest des Bermudes. L’habitat construit par l’US Navy ressemble à un gros cigare métallique de 12 mètres de long et de 3 mètres de diamètre. Il repose sur le fond grâce à une série de grosses pattes. « Sealab II » lui succédera en 1965, puis ce sera au tour de « Sealab III » en 1969. Malheureusement, en février 1969, une erreur humaine cause la mort d’un des aquanautes de « Sealab III », entrainant l’arrêt momentané des programmes d’habitats sous-marins de l’US Navy.

L'habitat de l'US Navy Sealab II © US Navy

«Même si les « Sealab » vont évoluer en taille et en complexité, l’architecture générale et les principes de construction restent très similaires, les programmes très simples, les budgets très limités, explique Bill Todd. A l’époque, il s’agissait essentiellement de savoir si on pouvait vivre dans la mer. A ce moment-là, beaucoup d’autres pays se sont dit : “Je veux être celui qui y parviendra réellement”. Malgré les améliorations techniques et les expérimentations scientifiques qui ont considérablement amélioré les connaissances liées aux plongées profondes à saturation, il faut être conscient que les objectifs à long terme de ces habitats restaient limités.»

Mais dans les années 60-70, la course aux habitats sous-marins bat son plein : aux USA, « Hydrolab » en 1966, puis « Tektite I » et « Tektite II » en 1969 et 1970 ; dès 1968, les Soviétiques lancent leur programme, appelé « Chernomor », en mer Noire ; les Japonais mettent à l’eau « Seatopia » en 1969 ; la même année, les Allemands plongent « Helgoland » dans les profondeurs de la mer du Nord. En 1972, c’est au tour de Porto-Rico de mettre à l’eau « La Chalupa »… En tout, entre 1962 et 1972, 63 habitats seront officiellement testés dans les mers et océans de notre planète. Les moins profonds seront fixés à une dizaine de mètres de la surface ; d’autres iront jusqu’à 300 mètres !

L'habitat sous-marin soviétique Chernomor immergé dans la mer Noire © DR

Malgré la multiplicité des expériences dans le monde, la plupart suivent le même schéma de construction : un épais tube métallique horizontal posé sur une structure le maintenant ancré dans le fond, des gaz modifiés pour la respiration, une capsule de décompression mobile assurant la descente et la remontée des aquanautes, ainsi qu’un navire ou une plateforme logistique en surface. L’un des habitats se distingue par une amélioration significative de ses équipements : l’américain « Tektite ». Entre 1969 et 1970, la NASA, l’US Navy et General Electrics s’associent pour construire une véritable station sous-marine. Durant les programmes « Tektite », les aquanautes passeront jusqu’à 58 jours d’immersion à 15 mètres de profondeur. Cette fois, le design a évolué quelque peu. Deux cylindres de 4 mètres de diamètres et de 6 mètres de haut sont reliés par un tunnel flexible. L’ensemble est posé sur un socle rectangulaire. Doté d’un grand confort, « Tektite » offre des conditions de vie proche de celles de ses cousins terrestres, comme l’explique l’un des habitants de l’époque, Jean-George Harmelin. Le biologiste marin français a vécu 15 jours dans « Tektite II », en 1970 : «Il y avait une antichambre humide bien séparée du reste de l’habitat. Un luxe que peu de maisons sous-marines ont eu. Nous vivions dans la chambre inférieure, un carré avec tout le confort moderne : quatre couchettes, une kitchenette, un four, un réfrigérateur, une télévision, une bibliothèque, le sol était même recouvert de moquette… Travailler sous la mer était une merveilleuse aventure, techniquement possible mais logistiquement et financièrement trop lourde. Je me suis rendu compte que c’était une opération de grand luxe.»

L'habitat américain Tektite a été l'un des plus luxueux © DR

Malgré les améliorations et le bon déroulement des programmes américains « Tektite », les expériences des habitats atteignent leurs limites. L’enthousiasme s’essouffle. Mais d’après Bill Todd, les freins financiers et les normes de sécurité toujours plus contraignantes sont des raisons qui auraient pu être surmontées s’il n’avait pas manqué l’essentiel :

«Avec cette série d’habitats sous-marins l’homme a franchi la première limite, m’explique-t-il. Celle de l’exploration. Après, pour franchir la seconde, il faut se poser une question : a-t-on vraiment envie de vivre dans l’eau ? Il a manqué aux habitats sous-marins ce que le président américain John Fitzerald Kennedy a donné à la conquête spatiale : une véritable volonté politique. Lors de son grand discours inaugural, JFK avait promis que l’homme marcherait sur la lune. C’est un marqueur fort. On a tendance à l’oublier, mais la conquête spatiale a coûté très cher. Elle a aussi compté beaucoup d’accidents et de morts, mais l’homme a surmonté tous ces problèmes et a finalement marché sur la lune. Ceux qui y ont participé avaient le sentiment de prendre part à une grande mission qui les dépassait. Ça n’a pas été le cas avec les habitats sous-marins.»

Un aquanaute s'approche de l'entrée de Tektite II en 1970 © Jean-George Harmelin

Mais dès lors pourquoi donner la priorité au lointain espace alors que nous avons sur terre, juste sous nos yeux, un monde gigantesque à explorer ? Qui plus est, un monde où est née la vie ?

« C’est une question de perspective philosophique, me répond simplement Todd. Vous pouvez vous allonger dans votre jardin et rêver de marcher sur la lune en la regardant et en observant les étoiles. Vous pouvez aussi vous imaginer naviguant au milieu des océans sur un bateau. Mais vous ne pouvez pas rêver de vivre au fond des océans… tant que vous n’y êtes pas allé vous-même. C’est pour cette même raison que les hommes sont capables de pêcher jusqu’à l’extinction des populations entières de poissons sans que cela ne leur pose le moindre problème. Loin des yeux, loin du coeur ! C’est aussi simple que ça.»

Le prochain chapitre de ce dossier sera publié le vendredi 19 septembre 2014.

NOTA © La photo de couverture de ce dossier a été prise par Stephen Frink

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