Vivre sous la mer, rêve ou réalité ?
De la plongée, jusqu’à saturation
1er juin 2014 – A quelques kilomètres au sud des côtes de Floride, neuf plongeurs s’enfoncent lentement dans les eaux chaudes et transparentes des Caraïbes. A 20 mètres de profondeur, ils atteignent l’Aquarius.
Le cylindre métallique de 13 mètres de long, ancré horizontalement sur le fond de l’océan et recouvert de concrétions, est le dernier survivant des habitats sous-marins de notre planète. A la tête de l’équipe de plongeurs qui pénètrent dans le sas d’entrée, Fabien Cousteau.
Du haut de ses 46 ans le petit fils du célèbre commandant français dirige «Mission 31», une expédition sous-marine qui a pour but de faire vivre les neuf plongeurs dans Aquarius et ce, pendant 31 jours et 31 nuits. Durant cette période, les chercheurs présents observeront les coraux, officiellement, pour comprendre les impacts du réchauffement climatique sur les récifs coralliens.
Usant des meilleurs outils de communication modernes, avec plus de caméras que de plongeurs pour les filmer 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, l’aventure est présentée comme une première, repoussant les limites de l’homme sous l’eau. Mais est-ce vraiment le cas ? Pas si sûr. L’équipe d’OCEAN71 Magazine a décidé d’enquêter pour comprendre pourquoi l’homme, capable de marcher sur la lune et d’habiter de très longues périodes dans l’espace, ne parvient toujours pas à vivre dans la mer.
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7 septembre 1962 (soit 52 ans plus tôt) – Dans la baie de Villefranche-sur-mer le long de la Côte d’Azur, un équipage s’active à bord d’un discret yacht américain, le Sea Diver. Ici, pas de caméra, de téléphone portable, ou d’Internet… à peine quelques appareils photos pour immortaliser ce qui peut tourner à tout instant soit en première mondiale soit en véritable tragédie. Nous sommes à l’époque de la télévision en noir et blanc, sept ans avant que l’homme ne marche sur la lune.
Le propriétaire du bateau et chef de mission s’appelle Ed Albert Link. L’homme aux lunettes est concentré, attentif à tout ce qui se déroule sur le pont de son navire. Aucune erreur ne peut être commise. Il y va de la vie d’un homme. Inquiet ? Il l’est forcément, même s’il ne peut le montrer aux autres membres de son équipe.
Après avoir mis au point le premier simulateur de vol, Ed Link s’est lancé un nouveau défi. Il s’apprête à envoyer par 60 mètres de profondeur un homme dans une capsule cylindrique en aluminium renforcé de 3,3 mètres de long et 90 centimètres de diamètre. Malgré un espace si limité qu’il n’est pas possible de s’allonger complètement, le cylindre est le premier “habitat” sous-marin jamais construit.
En lançant le programme appelé «Man in the Sea» avec l’appui de l’US Navy, Link veut répondre à une question qui l’obsède depuis trop longtemps : L’homme peut-il vivre et accomplir des travaux dans le fond de la mer ? Pour l’armée, il s’agit de savoir s’il serait par exemple envisageable de partir sauver des marins emprisonnés dans un sous-marins accidenté.
Pour tenter de répondre à cette question, un jeune plongeur Belge s’est porté volontaire. Robert Sténuit, aujourd’hui 81 ans, se rappelle sans peine de ce qui fut pour lui, l’expérience d’une vie : «Est-ce que j’avais envie d’être un pionnier ? Non, je ne crois pas. Je cherchais un peu l’exploit c’est vrai, mais si l’expérience de Link réussissait, je me disais surtout que j’allais avoir accès à toutes les épaves et trésors du monde, qui restaient inaccessibles à tous mes petits camarades de plongée…»
Le 7 septembre 1962, le jeune Sténuit, alors âgé de 29 ans, pénètre dans le minuscule cylindre métallique qui vient d’être mis à l’eau. Il jette un dernier coup d’oeil à Link et à l’équipage du Sea Diver et s’enferme pour les 24 heures à venir. Peut-être plus, si les conditions le permettent. Peut-être moins, si l’expérience tourne mal.
«Vous savez, c’était une autre époque. Avant d’entrer dans l’habitat, mon unique entrainement avait été de plonger depuis une petite dizaine d’années. Je n’avais suivi aucune formation psychologique particulière. Il n’y avait rien de tout cela. Je n’étais pas claustrophobe, c’est tout…» ajoute simplement Sténuit.
Mais malgré les nombreux tests à terre, en simulant les plongées en caisson, l’augmentation de la pression et une multitude d’autres paramètres, Ed Link ne sait pas avec certitude si le Belge ressortira vivant de son expérience. La mer peut être si capricieuse et si complexe à comprendre.
L’habitat commence sa longue descente dans le bleu azur de la Méditerranée.
Soudain, le silence des profondeurs est brisé par une voix dans un micro :
«Robert, tu m’entends ? Tout va bien ? Qu’est-ce que tu vois ?» A l’intérieur de son habitat, Sténuit est équipé d’une ligne téléphonique lui permettant de communiquer avec la surface. Derrière trois petits hublots, le Belge voit la lumière et sent la température diminuer ; l’humidité elle, augmente. Bien que rudimentaire, l’habitat est équipé d’une petite lumière ainsi que d’un modeste radiateur lui permettant de faire face aux modifications des éléments.
Arrivé à 60 mètres de profondeur, plusieurs problèmes se posent. D’abord la pression. A la surface, la pression ambiante est de un bar. A 60 mètres, la pression qu’exerce l’eau sur n’importe quel corps immergé comme le cylindre de Link est de sept bars. Pour que Sténuit puisse sortir du cylindre sans que l’eau ne pénètre à l’intérieur, il faut que la pression soit identique à celle de l’extérieur. Le jeune Belge règle donc avec l’équipe de surface la pression de son habitat pour se retrouver au sec avec une pression de sept bars, soit sept kilos s’appliquant sur chaque centimètre carré de son corps. L’air froid et humide devient donc lourd. Mais vivable.
L’autre problématique majeure à 60 mètres de profondeur reste de respirer. L’air que nous respirons en surface est principalement composé d’oxygène et d’azote. La particularité est que, soumis à la pression des profondeurs, les composés de l’air deviennent toxiques pour la respiration humaine. A 30 mètres, c’est d’abord l’azote qui devient nocif, créant ce qui s’appelle la narcose. A 70 mètres, c’est au tour de l’oxygène de devenir nocif. C’est l’hyperoxie. Pour résumer, l’homme ne peut pas respirer de l’air à une profondeur trop importante. Il faut donc changer sa composition, c’est-à-dire inventer un mélange de gaz.
Enfermé dans le «Link cylinder», Sténuit respire un savant mélange d’hélium (97%) et d’oxygène (3%), lui permettant de rester sans crainte au moins 24 heures à 60 mètres de profondeur.
Mais l’expérience ne s’arrête pas là. Il faut maintenant que le Belge sorte de son abri et s’aventure dans la mer pour savoir si l’homme peut effectuer des travaux autour de son habitat. «A l’époque, l’idée n’était pas d’observer les fonds… j’avais déjà suffisamment de problèmes techniques à résoudre sur le cylindre,» raconte Sténuit.
Le jeune Belge s’équipe donc et utilise un long tuyau flexible relié à des bouteilles pour respirer tout en évoluant dans l’eau. Au bout de ce narguilé, un détendeur permet au plongeur de respirer à la demande. Sténuit esquisse un léger sourire en le mettant en bouche. Il sait que celui qui a adapté cet instrument révolutionnaire à la plongée est en train de préparer un autre habitat sous-marin à quelques kilomètres de là. Cet homme n’est autre que Jacques-Yves Cousteau.
Au moment ou Sténuit s’aventure autour de son cylindre à 60 mètres de profondeur dans la baie de Villefranche, le Belge et les Américains sont en avance sur les Français d’une semaine.
Très exactement sept jours plus tard, le 14 septembre 1962, Cousteau enverra par 10 mètres de profondeur devant Marseille, au pied des îles du Frioul, son premier habitat sous-marin, appelé «Diogène». Deux plongeurs de son équipe vont vivre pendant une semaine dans un cylindre métallique de 5 mètres de long et 2,5 mètres de diamètre. Mais contrairement à l’expérience de Link, qui restera largement méconnue du grand public, celle de Cousteau sera elle, médiatisée dans le monde entier.
«Cousteau a fait sa mission Précontinent I à 10 mètres de profondeur… explique Robert Sténuit. Les connaisseurs savent depuis des centaines d’années qu’à 10 mètres on peut y passer sa vie sans aucune conséquence physiologique désagréable. Je n’ai rien contre Cousteau -la suite de son travail lors de Précontinent II a été très sérieux- mais sa force était de savoir comment manoeuvrer avec les journalistes et la publicité… car il en avait besoin financièrement ! La différence avec l’expérience que j’ai vécue avec les Américains à Villefranche, c’est que nous faisions ça pour la science et avec les fonds propres de Ed Link.»
Après 26 heures passées à 60 mètres, l’expérience en profondeur d’Ed Link et de son équipe est un succès. Sténuit a rempli sa mission. Il a prouvé que l’homme pouvait vivre et effectuer des travaux au delà des 20 premiers mètres. Reste la remontée, et l’un des moments les plus dangereux de toute plongée : la décompression.
Le gaz respiré en profondeur est dissout par les poumons dans le sang et les tissus du corps humain. Si l’ascension est incontrôlée et trop rapide, le gaz se dilate dans le sang en formant des microbulles qui risquent de venir se loger dans des organes vitaux, bloquant la circulation sanguine. Une bonne décompression empêche la formation de ces dangereuses microbulles. Pour ce faire, le temps de décompression devrait, en théorie et logiquement, augmenter avec la durée passée au fond.
Sauf que, au delà d’une certaine limite de temps, ce n’est plus le cas. L’expérience des Américains à Villefranche-sur-mer veut s’appuyer sur la sensationnelle découverte, cinq ans plus tôt, d’un capitaine de l’US Navy. En 1957, George F. Bond constate sur des rats dans le cadre du «projet Genesis» que si l’organisme est saturé en gaz, quelque soit la durée de sa plongée, le temps de décompression dépend uniquement de la profondeur atteinte. Ainsi Robert Sténuit aurait pu rester en théorie plusieurs jours, voire plusieurs semaines à 60 mètres et avoir le même temps de décompression que lors de ces 26 heures de plongée.
«Grâce à la plongée à saturation, après 26 heures à 60 mètres de profondeur, j’ai eu 49 heures de décompression dans le cylindre, en mer puis couché sur le pont du bateau. Si j’avais enchaîné 26 plongées de une heure à cette même profondeur, il aurait fallu multiplier ce temps par 15… avec 26 fois les risques d’accident de décompression inhérent à chaque remontée,» explique le plongeur belge.
Après un total de 75 heures passé dans le cylindre, le jeune homme ressort fatigué mais bien vivant de cette incroyable aventure sous-marine. Dans la course pour la conquête des océans dans les années 60, les Américains viennent de frapper fort en remportant face aux Français la première bataille.
«A cette époque, il n’y avait aucune collaboration possible avec Cousteau. On travaillait pour lui ou contre lui. Il y avait une compétition… amicale bien sûr. Mais c’était les débuts d’une formidable aventure !» s’exclame Robert Sténuit, le premier aquanaute de l’histoire.
Le chapitre 2 de notre enquête sera publié le vendredi 20 juin 2014.
NOTA © La photo principale du dossier a été prise par Stephen Frink