L'énigme des îles Samoa
La mémoire des océans
Au XVe siècle, l’empire de Manu’a est immense. Il s’étend sur une grande partie de l’océan Pacifique, englobant les Samoa, les Fidji, les îles Cook, Futuna et Tuvalu. Fins navigateurs, les Polynésiens se déplacent à travers les archipels grâce à leurs connaissances avancées des étoiles, des vents et de la mer.
A cette époque, la capitale de l’empire insulaire se situe sur la petite île de Ta’u. C’est au large de cette dernière, à quelques 15 mètres de profondeur, qu’apparait une petite patate de corail. Rien ne présageait alors que cette minuscule colonie traverserait les siècles pour devenir aujourd’hui l’une des plus grandes formations coralliennes au monde.
Au fil de sa longue vie, Fale Bommie, à l’instar de tous les coraux du monde, a enregistré chacune des variations climatiques.
A partir des années 1970, les scientifiques commencent à lire ces informations en forant des carottes dans le squelette calcaire des récifs. Il devient alors possible d’analyser les changements de température, de salinité, de précipitation… de précieuses données pour comprendre l’évolution du climat et des océans au travers des siècles.
Les apparitions du redoutable courant maritime chaud El Nino (traduit littéralement «le petit Jésus» car il apparait généralement après Noël), ont été parmi les premières données climatiques que les scientifiques ont cherché à localiser et déchiffrer dans les prélévements effectués sur le géant de Ta’u.
On ne connaît pas précisément l’origine d’El Nino, mais il se traduit systématiquement par une hausse de la température à la surface de l’eau dans la zone équatoriale de l’Est Pacifique. L’un des effets les plus remarquables de ce courant chaud est la disparition temporaire de certaines espèces de poissons, notamment le long des côtes du Pérou et du Chili.
Son étendue sur le Pacifique est telle qu’il influence directement les trois océans qui l’entourent, entrainant ainsi un dérèglement planétaire du climat et du fonctionnement océanique. Là où certaines régions sont touchées par des moussons plus importantes, des typhons ou des inondations brutales, d’autres sont frappées par des cyclones surpuissants, des sécheresses ou des incendies dévastateurs.
Observées par les météorologues depuis 1920, les apparitions d’El Nino sont plus nombreuses ces 30 dernières années. Elles semblent également beaucoup plus destructrices : Lors de l’apparition de 1982-1983, 99% des coraux des îles Galapagos sont morts et la moitié des récifs coralliens ont disparu au Panama. Le courant El Nino qui se produisit entre 1997 et 1998 fut l’événement climatique le plus extrême du XXe siècle, causant le blanchiment de coraux le plus important jamais enregistré. En quelques mois, des pays comme les Maldives ont perdu 90% de leur couverture coralienne. En tout, 16% de l’ensemble des coraux dans le monde ont disparu alors que leur taux de mortalité avoisine normalement 1% par an (source NOAA).
El Nino n’est pas le seul phénomène qui inquiète les scientifiques. Le réchauffement de l’atmosphère et surtout l’acidification des océans sont d’autres facteurs de stress marquant le squelette des coraux de façon indélébile. Selon la spécialiste Janice Lough, membre de l’Australian Institute of Marine Science, les anomalies de croissance des récifs coralliens ont augmenté depuis la fin des années 1990. Curieusement, les prélèvements effectués sur Fale Bommie ne montrent aucun signe de stress ou mofidications climatiques qui auraient modifié sa croissance. Les géants de Ta’u ont grandi de façon régulière et continue. Sont-ils pour autant uniques ? Existe-t-il d’autres récifs coralliens aussi résistants ?
A 30 kilomètres à l’est de Taiwan, l’île Verte abrite une autre merveille naturelle : le « Big Mushroom » (Gros champignon). Comme Fale Bommie, il s’agit d’une colonie géante de Porites lobata. Le géant de la mer de Chine a une circonférence de 31 mètres et prend racine à 20 mètres de profondeur pour culminer à environ huit mètres sous la surface de l’eau. Moins grand que Fale Bommie, les scientifiques l’estiment beaucoup plus âgé. Il aurait 1200 ans ! Une estimation à prendre toutefois avec des pincettes car aucun carottage n’a encore permis de confirmer cette information.
En janvier 2015, le Japon a rendu public une découverte stupéfiante : au hasard d’une plongée dans les eaux opaques de la baie de Nagura, des plongeurs venus éradiquer des Acanthaster pourpres sont tombés nez à nez avec un corail géant de la famille Pavona clavus. Grandissant à l’ouest de l’île Ishigakijima, le récif mesure 70 mètres de circonférence pour une hauteur de 10 mètres !
Précisons que la grandeur des coraux n’est pas nécessairement corrélée à leur âge. Dans les eaux chaudes, les coraux grandissent plus vite. A l’inverse, dans les eaux froides, des créatures de petites tailles battent des records d’ancienneté.
Ainsi, à plus de 450 mètres de profondeur dans les eaux d’Hawaï, des chercheurs ont découvert un spécimen de corail doré, appelé gorgone Gerardia, vieux de 2742 ans. Dans les mêmes profondeurs, les scientifiques ont trouvé un spécimen de corail noir (Leiopathes) atteignant l’âge record de 4000 ans ! Ces coraux des grands fonds se développent sans lumière et dans des eaux très froides. Ils ont une croissance estimée entre quatre et 35 microns par an. A titre de comparaison, l’épaisseur d’un cheveu est approximativement de 80 microns…
Mais de tous ces géants et doyens sous-marins, ce qui rend réellement uniques les colonies de Ta’u est la véritable vallée qu’ils ont formé au cours des cinq derniers siècles. Une proximité rare entre les colonies que les scientifiques n’arrivent toujours pas à expliquer. En auront-ils le temps ? Le risque de voir mourir les géants de Ta’u est en effet bien réel.
Le professeur Ove Hoegh Guldberg fait partie des plus inquiets. En 1999, ce spécialiste a ébranlé le monde scientifique en annonçant que les coraux pourraient disparaître définitivement de la planète d’ici à 2050. Selon lui, Fale Bommie subira à terme les conséquences du réchauffement accéléré des océans. « Les Porites sont plus résistants au stress thermique. Ils peuvent survivre à des températures supérieures de un ou deux degrés par rapport à la normale. Cette famille de coraux sera probablement la dernière à résister au réchauffement climatique. Mais au-delà (de deux degrés), ces géants ne pourront pas survivre. Les températures de nombreuses parties du monde ont commencé à dépasser le seuil de tolérance thermique des plus grands Porites. »
D’autres scientifiques croient en la capacité de certains récifs coralliens à résister ou à s’adapter au réchauffement climatique. Selon eux, la génétique peut réserver bien des suprises.
Spécialiste corallien de renommée internationale basé à Hawaï, le professeur Charles Birkeland, a mené des recherches pendant plus de 40 ans dans le Pacifique et plus particulièrement sur les coraux des îles Samoa américaines.
Selon le chercheur, les gènes des Porites de Ta’u sont plus évolués que n’importe quel autre corail dans le monde. Cette caractéristique pourrait-elle les conduire à s’adapter plus rapidement à des conditions climatiques changeantes ? Charles Birkeland émet quelques réserves. Le climat et la composition chimique des océans changent aujourd’hui plus rapidement que par le passé.
En revanche, la nature est pleine de ressources étonnantes. Si les grandes colonies venaient à mourir définitivement, de plus jeunes colonies qui survivent aujourd’hui à des températures anormalement élevées pourraient devenir les nouvelles populations qui repeupleraient la vallée des géants.
En rangeant notre équipement de plongée à bord du Bonavista II, le bateau qui nous a permis de découvrir les géants de Ta’u, je jette un oeil au loin sur l’île voisine d’Ofu. Le spécialiste des coraux Steve Palumbi y a installé un laboratoire de recherche après avoir découvert que les coraux d’Ofu vivent dans des eaux atteignant 34°C. Une température normalement mortelle pour la plupart des coraux. Etrangement, ce n’est pas le cas à Ofu.
Des super-coraux sont-ils en train de se développer dans les eaux de cette petite île du bout du monde ? Auraient-ils trouvé la clé génétique pour survivre au réchauffement climatique ? C’est l’énigme que Steve Palumbi tente d’élucider et c’est à Ofu que mon enquête va se poursuivre…