Ithaque en vue ©Philippe Henry / OCEAN71

Enquête sur la mythique Ithaque

L’Odyssée dans la peau

Spyros Arsenis, l’ancien maire d’Ithaque, nous a donné rendez-vous au sommet d’une vieille tour de guet, qui date de la période vénitienne. Elle offre une vue imprenable sur la baie au bout de laquelle se trouve le port de Vathy. Sur les bords du mur on imagine encore les créneaux entre lesquels devaient se dresser les gueules des canons prêts à faire feu sur les chébèques ou les galères ottomanes qui auraient eu la mauvaise idée de passer à leur portée.

Ancien maire Syriza de Vathy, Spyros Arsenis prend la pose au sommet d'une vieille tour offrant une vue imprenable sur la baie de Vathy © Philippe Henry / OCEAN71 MagazineAssis sur un reste du rempart, Spyros nous lance un sourire malicieux avant de commencer la déclamation d’un poème de son cru. Lorsque nous l’avions rencontré un jour plus tôt pour l’interviewer, il nous avait parlé de sa passion pour la poésie ancienne. En guise de réponse à notre air surpris, il nous avait adressé un clin d’oeil signifiant qu’il savait déjà où nous devrions réaliser l’entretien.

Spyros scande. Nous n’y comprenons pas grand chose. Normal, c’est du grec. Mais nous nous laissons emmener par le flot de ses paroles. On se rattache parfois à un mot qu’on croit saisir : «hymnos», «Odysseos», «nesos».

Dans l’air, ça sent bon Ithaque. Une alchimie olfactive originale dont les ingrédients sont à chercher tant du côté des chèvres, des embruns maritimes que des bougainvilliers et du romarin. Derrière notre aède des temps modernes, le soleil jette ses derniers rayons crépusculaires sur les collines de l’île. La magie opère. Le mythe revit au sommet de la tour. Comment avons-nous pu imaginer un seul instant qu’Ithaque n’était pas Ithaque ?

Le buste d'Homère sur la place du port de Vathy © Philippe Henry / OCEAN71 MagazinePlus tard, au fil de l’entretien, Spyros Arsenis, tel un avocat de la défense implacable, énumère les différentes «preuves» géographiques, historiques, archéologiques qui laissent penser que l’île est bien celle d’Ulysse. Son discours est impeccablement construit et il le récite tel un mantra : «Depuis Ithaque, on a un oeil sur les détroits les plus importants de la région, pas étonnant que le roi d’un territoire maritime s’y soit établi. «School of Homer» est un site archéologique prometteur, il faut absolument appuyer la poursuite des recherches. Vous pouvez aussi remarquer que la topographie et la toponymie de l’île coïncident bien avec le récit d’Homère. De plus, c’est seulement à Ithaque que l’on a retrouvé des pièces votives mentionnant le nom d’Ulysse. On a même mis la main sur une monnaie à son effigie, preuve qu’on lui vouait un culte depuis la plus haute antiquité.»

On le laisse décliner les arguments qu’on a déjà entendu maintes fois. Inutile de lui dire qu’il nous a convaincu dès les premières minutes de sa déclamation. L’entretien se termine par la question rituelle que nous posons à toutes les personnes que nous croisons. En cette fin de septembre 2015, la Grèce en pleine crise économique et migratoire doit élire son nouveau gouvernement. «Si Ulysse était parmi nous aujourd’hui, pour qui voterait-il?»

La réponse de Spyros Arsenis ne se fait pas attendre. «C’est le plus humain des héros de la mythologie grecque. Il ne fait aucun doute qu’il voterait pour un parti progressiste qui place les hommes et la solidarité au coeur de son action politique. Il voterait Syriza, c’est sûr!».

Au fil de nos pérégrinations sur l’île, à chaque fois que nous posons la question, notre interlocuteur du moment ne met pas long à construire une argumentation qui vise à s’approprier le mythe et la figure d’Ulysse. quel que soit son orientation politique.

Nontas Mavrokefalos, dans les bureaux du KKE d'Ithaque. Le siège du parti communiste recèle bien plus de trésors que le petit musée d'archéologie de Vathy qui se trouve un peu plus loin dans la même rue © Philippe Henry / OCEAN71 MagazineIl n’y a guère que Nontas Mavrokefalos, l’imposant secrétaire du parti communiste sur l’île (le KKE), qui tranche avec le reste des personnes interrogées. Pour lui, Ulysse représente un système politique désuet et corrompu. «C’était un roi qui a souvent menti pour se sortir de toutes les situations. Il a mené des guerres à seule fin de profit. Son économie repose sur la raptation. Comme tous les tenants du pouvoir, c’est un conservateur. Je ne voudrais pas de lui dans mon parti», analyse-t-il goguenard, esquissant un sourire derrière sa moustache fournie.

A Ithaque, le mythe se vit et se lit au quotidien. On y côtoie des Télémaque, des Hector, des Andromaque, des Cassandre, des Pénélope et des Ulysse. Nous avons entendu parler d’un Mélénas mais n’avons pas pu rencontrer d’Agamemnon. Certainement parce que nous ne sommes pas restés assez longtemps. Les Ithaquiens défendent leur île becs et ongles quand on évoque les problèmes et les doutes liés à la localisation du royaume d’Ulysse. La simple mention de l’hypothèse Bittlestone suscite des moues moqueuses et des crispations certaines.
Malgré les apparences, cette barque n'a jamais ramené Ulysse sur son île © Philippe Henry / OCEAN71 MagazineLa figure d’Ulysse agit comme un fantôme qui jetterait un voile protecteur sur les habitants de l’île. «Ici, nous vivons très simplement, nous explique Sotiris Couvaras par l’entremise de sa femme qui assure la traduction. D’aucuns diraient que nous sommes pauvres. Mais ils se trompent. Nous sommes riches», plaide-t-il en tapotant son exemplaire élimé de l’Odyssée dont il vient de nous lire un passage.

Il n’empêche, les ancêtres des actuels Ithaquiens ne sont certainement pas les contemporains d’Ulysse. trop de millénaires séparent les Mycéniens des Grecs actuels. De plus, l’île d’Ithaque a eu une existence tumultueuse. En plusieurs siècles elle est passée des Grecs aux Romains, des Romains aux Byzantins puis au Normands avant de retomber dans l’escarcelle de grande familles italiennes qui n’y mettent pas les pieds. Les Ottomans la contrôlent ensuite et il semble que presque plus personne ne résidait sur l’île quand les Vénitiens l’arrachent à la Sublime Porte au début du XVIe siècle.

Pour la république marchande, les îles ioniennes sont d’une importance stratégique: elles permettent de contrôler l’accès qui mène à la mer Adriatique. Venise décide donc de repeupler l’île en offrant des avantages en nature à la population qui s’y installe. Les nouveaux habitants d’Ithaque sont surtout issus de la population albanaise vivant sur les territoires contrôlés par la Sérénissime.

Alors que l’île était pratiquement abandonnée au début du XVIe siècle, elle compte pas moins de 15’000 habitants au début du XIXème siècle, lors d’un recensement effectué par les Anglais. Mais de nouveau, le territoire se vide progressivement: de nombreux Ithaquiens partent tenter leur chance en Europe, ou en Amérique. Certains continuent à entretenir des liens plusieurs générations après le départ. Il existe ainsi en Australie une société philanthropique animée par les descendants de migrants ithaquiens qui se nomme «the Ulysses» et qui maintient le lien avec l’île. Même quand on part, on ne quitte pas vraiment l’île.

Contrairement aux apparences, cet Ulysse en bronze n'accueille pas les plaisanciers qui accostent au port de Vathy. La statue du héros homérique tourne le dos à la mer. © Philippe Henry / OCEAN71 MagazineEst-ce le poids de l’Odyssée qui influe ainsi sur l’identité des îliens ? Pour Filippos Lourantos qui a arpenté les mers du globe avant de revenir s’installer à Vathy où il a grandi, cela ne fait pas l’ombre d’un doute: «Ici les gens sont des navigateurs avant d’être des pêcheurs. On en trouve beaucoup qui comme moi ont fait carrière dans la marine marchande». Ithaque a longtemps fonctionné comme une sorte de label, garantissant les compétences maritimes de ses ressortissants qui prennent la mer. Sauf que les marins ithaquiens n’ont plus besoin de consacrer des offrandes rituelles à Ulysse avant de naviguer vers d’autres horizons.

Si le mythe transpire à travers l’identité des insulaires ces derniers ne jouent pas tellement la carte du tourisme culturel. Tout au plus trouvera-t-on quelques autocollants d’Ulysse ou quelques bustes d’Homère dans les quelques échoppes de souvenirs de Vathy. Notre homériste David Bouvier qui a eu l’occasion de fouler l’île a été surpris : «On aurait pu craindre qu’Ithaque devienne un site touristique. On n’aurait pu s’attendre à trouver un véritable Disneyland homérique avec visites guidées du palais et des boutiques de souvenirs à la sortie. Or, il n’en est rien».

Jim Ottaway au petit musée d'archéologie de Vathy © Philippe Henry / OCEAN71 MagazineLes quelques touristes de l’Odyssée sont plutôt des curieux qui viennent se ressourcer au plus près du mythe, comme Jim Ottaway que nous avons croisé dans le port de Vathy. Ancien magnat de la presse américaine, Jim a décidé de consacrer une bonne partie de son temps de retraité à une nouvelle traduction de l’Odyssée. Nous le rencontrons à bord du Glaros, le yacht avec lequel il effectue sa croisière odysséenne en compagnie de son ami le photographe Robert McCabe et de la femme de ce dernier, Dina. La conversation s’articule autour de son travail : «J’ai bien conscience qu’il existe déjà un nombre conséquent de traductions, souvent de bonne qualité. Pour ma part j’ai commencé à traduire l’Odyssée juste pour le plaisir. Je suis justement sur le point de m’attaquer au livre XIII qui raconte l’arrivée d’Ulysse à Ithaque. Il y a quelque chose de magique entre le fait de commencer ce travail et d’être physiquement là, sur l’île». Inutile de préciser que Jim Ottaway a les yeux qui brillent quand il parle de l’Odyssée.

Spyros Arsenis déclame des vers au sommet d’une tour. La famille Couvaras garde la mémoire des vestiges archéologiques du petit musée de Stavros. Robert Bittlestone puis Jim Crawshaw procèdent à des carottages géologiques à Céphalonie. David Bouvier analyse la génétique des textes homériques. Jim Ottaway traduit son Odyssée… Tous, à leur manière, cherchent leur Ithaque. Il ne nous reste plus qu’à découvrir la nôtre. Et c’est en bonne voie car de retour d’expédition nous sommes tombés sur une jolie boussole sous la forme d’un long poème signé Constantin Cavafy et traduit par l’écrivain Jacques Lacarrière. A notre tour nous te l’offrons, lecteur. Puisses-tu, toi aussi, trouver ton Ithaque :

 

 

Quand tu prendras le chemin vers Ithaque
Souhaite que dure le voyage, Qu’il soit plein d’aventures et plein d’enseignements.
Les Lestrygons et les Cyclopes,
Les fureurs de Poséidon, ne les redoute pas.
Tu ne les trouveras pas sur ton trajet
Si ta pensée demeure sereine, si seuls de purs
Émois effleurent ton âme et ton corps.
Les Lestrygons et les Cyclopes,
Les violences de Poséidon, tu ne les verras pas
A moins de les receler en toi-même
Ou à moins que ton âme ne les dresse devant toi.

Souhaite que dure le voyage.
Que nombreux soient les matins d’été où
Avec quelle ferveur et quelle délectation
Tu aborderas à des ports inconnus !
Arrête-toi aux comptoirs phéniciens
Acquiers-y de belles marchandises
Nacres, coraux, ambres et ébènes
Et toutes sortes d’entêtants parfums
Le plus possible d’entêtants parfums,
Visite aussi les nombreuses cités de l’Égypte
Pour t’y instruire, t’y initier auprès des sages.

Et surtout n ‘oublie pas Ithaque.
Y parvenir est ton unique but.
Mais ne presse pas ton voyage
Prolonge-le le plus longtemps possible
Et n’atteint l’île qu’une fois vieux,
Riche de tous les gains de ton voyage
Tu n ‘auras plus besoin qu’Ithaque t’enrichisse.
Ithaque t’a accordé le beau voyage,
Sans- elle, tu ne serais jamais parti.
Elle n’a rien d’autre à te donner.
Et si pauvre qu’elle te paraisse
Ithaque ne t’aura pas trompé.
Sage et riche de tant d’acquis
Tu auras compris ce que signifient les Ithaques.

 

 

 

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