Le "Trésor Rouge" de Méditerranée

Les Madoff de la mer ?

Paris, six mois plus tôt.

En janvier 2010, l’Europe se réveille avec la gueule de bois. La Grèce réalise qu’elle souffre d’un déficit public abyssal, auquel s’ajoute une dette faramineuse. Si le pays s’effondre, c’est toute la zone euro qui chancelle et qui risque de tomber dans un précipice dont on ne voit pas encore le fond. Les « PIGS » (Portugal, Italie, Grèce, Espagne), comme ils seront surnommés, ont une grosse poussée de fièvre. Ces pays du sud sont les plus mauvais élèves d’une classe européenne que la crise a désunie.

« Le thon bientôt placé sur liste rouge », « Paris veut interdire la pêche au thon rouge », « Thon rouge : la France entre deux eaux »Le Figaro, Libération, Le Monde, Le Parisien… En février, le sort du grand poisson s’étale à nouveau dans toute la presse. Alors que l’Europe chancelle et se met à douter, ce vacarme médiatique autour du thon rouge semble démesuré. Tous en parlent avec véhémence, bien que la saison de la pêche en 2010 ne débute que mi-mai. Ces cinq dernières années, le thon rouge a pris l’habitude de faire parler de lui pendant la période de sa pêche. Pourquoi dès lors ce déchaînement soudain au cœur de l’hiver ? Le pays a connu d’autres crises dans le secteur : la guerre de la sardine en Atlantique, la raréfaction de l’anchois dans le golfe de Gascogne, les hausses successives du prix du pétrole… Les marins-pêcheurs bloquent alors les ports ou « montent à la capitale » pour manifester leur mécontentement et défendre leur profession. Quelques jours ont néanmoins suffi pour que, cette fois-ci, l’affaire du thon rouge prenne une tout autre dimension. Car les rôles sont inversés : il ne s’agit plus de défendre ou de sauver les pêcheurs, mais une espèce de poisson…
Pour comprendre ce retournement de situation, il faut remonter à novembre 2009. Monaco met le feu aux poudres : la principauté, qui a fait de l’écologie marine son cheval de bataille, souhaite inscrire le grand poisson pélagique sur la liste noire des animaux en voie de disparition. Cette proposition doit être soumise au vote lors de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction, la CITES (ratifiée par 175 nations), qui se tiendra à Doha, au Qatar, au mois de mars 2010. En clair, si elle est adoptée dans sa version la plus contraignante – l’annexe 1 – cette inscription provoquera l’interdiction du commerce du thon rouge. Elle réduira à néant son industrie. Le grand prédateur bleu serait alors considéré comme un éléphant, un lion ou un tigre ; une première pour un poisson comestible.

En 2010, l'Union européenne et Monaco ont essayé d'inscrire le thon rouge sur la liste des espèces en voie de disparition © Philippe Henry / OCEAN71 Magazine

Alors qu’il a toujours manifesté son appui à ses thoniers, le gouvernement de Nicolas Sarkozy fait volte-face en annonçant début 2010 qu’il pèsera de tout son poids pour que l’Europe vote au Qatar en faveur de la proposition monégasque. Tollé des pêcheurs qui se sentent trahis. Les cris de victoire des ONG sont toutefois tempérés. Si cette décision était approuvée au mois de mars, elle ne serait effective que 18 mois plus tard, soit un an et demi après sa validation. Il resterait, si l’incroyable arrivait, deux saisons de pêche pour trouver un avenir aux traqueurs de thons.

C’est à cet instant précis que je n’ai pu résister à la tentation d’en savoir plus, de chercher là où la plupart des journaux n’ont ni le temps ni les moyens de le faire. L’objectif de l’équipe de journalistes que j’ai rassemblée au sein d’OCEAN71 est d’ouvrir les portes du monde très fermé de la mer. Nous voulons faire découvrir au public cet univers lointain, inaccessible, nécessitant à la fois de sérieuses connaissances techniques de navigation et de plongée, beaucoup de temps et une infinie patience pour questionner les gens de mer, de nature peu bavards.

À la lecture des coupures de presse sur le thon rouge qui s’accumulent sur nos bureaux, nous découvrons un univers riche, complexe et surtout extrêmement opaque. Les articles font état de quantités astronomiques de poissons qui passeraient au large de nos côtes ; de centaines de navires de pêche côtiers qui ne débarqueraient au port que quelques tonnes par an alors qu’une cinquantaine, à peine plus grands, en capturerait des milliers ; de zones en Méditerranée où le thon rouge serait pêché au moment de sa reproduction, alors qu’il passe la plus grande partie de sa vie en Atlantique ; de quantités pêchées illégalement si importantes qu’elles multiplieraient par deux les déclarations officielles ; de fermiers qui n’élèvent pas mais qui engraissent ; de Japonais qui ne pêchent plus mais qui choisissent, achètent et revendent à des prix faramineux ce poisson tant convoité… Il ne s’agit pas de pêcheurs réduits à l’inaction par la raréfaction d’une espèce de poisson. Argent, technologie, logistique, géographie, fraudes et opportunisme rendent l’histoire bien plus complexe tant les ramifications sont nombreuses autour du thon rouge.

Au fil des articles, plusieurs signaux attirent notre attention : en les comparant, nous découvrons que de nombreux chiffres, censés décrire les mêmes données, ne coïncident pas. Dans leurs déclarations, les ministres directement concernés par le sujet, Bruno Le Maire (Agriculture et Pêches) et Jean-Louis Borloo (Écologie), s’appuient sur des informations discordantes. Plus troublant encore, les interviews expriment toujours les avis des mêmes scientifiques, responsables d’ONG, et représentants des thoniers. Nulle trace de ceux qui sont au cœur de l’industrie : pêcheurs, fermiers ou acheteurs japonais. Depuis des années, l’avis de disparition imminente du thon rouge plane comme une musique de fond à laquelle personne ne prête vraiment attention. Quel est le véritable risque ? Qu’une espèce de poisson puisse s’éteindre ? Pourtant, le thon rouge ne disparaît pas des médias, ni de la mer d’ailleurs. Les thoniers en attrapent toujours de très grandes quantités. Pourquoi, dès lors, sa protection est-elle soudain devenue un enjeu politique et diplomatique de premier plan ? Le thon rouge nous concerne-t-il vraiment alors que nous ne le voyons jamais ni en mer ni dans nos assiettes ? Celui que nous mangeons en boîtes ou même en sushis dans nos restaurants japonais est en réalité du thon tropical (albacore, listao, patudo) pêché dans l’Océan Indien dont la chair crue est également rouge-rose… Et comment les scientifiques peuvent-ils estimer avec précision l’importance d’une population de poissons dans l’immensité d’un océan ? Trop de questions restent sans réponse. Un scientifique va peut-être pouvoir commencer à éclairer notre lanterne.

Le scientifique Daniel Pauly est l'un des plus grands experts mondiaux des stocks halieutiques © Martin Dee

Daniel Pauly est l’un des plus éminents spécialistes des ressources halieutiques dans le monde. Ce biologiste marin, né en 1946 d’une mère française et d’un GI américain, a consacré sa vie à étudier les populations de poissons, en cherchant à comprendre leurs déplacements, leurs comportements alimentaires, ainsi que les menaces qui pèsent sur certaines espèces. Depuis 1994, il travaille à l’université de Vancouver en Colombie Britannique, au Canada. Auteur prolixe et détenteur de nombreuses récompenses prestigieuses, l’homme à la fine barbe poivre et sel est une référence mondiale. Il est un peu aux ressources halieutiques ce qu’Al Gore est au réchauffement climatique : un porte-parole écouté. Comme l’ancien vice-président américain, Pauly voyage sans répit dans le monde entier pour donner des conférences et tenter de convaincre. Les océans ne sont pas une réserve inépuisable de nourriture. Une limite à ne pas dépasser existe bel et bien. Selon lui, le monde est sur le point de la franchir.

« Il y a trois espèces de thons rouges, m’explique-t-il au téléphone. Le thon rouge d’Atlantique (Thunnus thynnus), qui se reproduit en Méditerranée et dans le golfe du Mexique, le thon rouge du Pacifique (Thunnus orientalis) et celui du Sud (Thunnus maccoyii). Depuis une trentaine d’années seulement, les Japonais en sont les plus grands consommateurs, toutes espèces confondues. Ils ont d’abord abondamment puisé dans leur stock du Pacifique. Ensuite, ils se sont tournés vers l’Australie. Depuis les années 90, ils achètent 80 % des thons rouges d’Atlantique capturés en Méditerranée, qu’ils considèrent comme les meilleurs. Cet appel d’air économique très important pour ce secteur maritime a eu une conséquence inattendue : il est possible de réaliser un profit financier en pêchant le dernier thon. En principe et en théorie, lorsqu’une espèce de poisson se raréfie, il ne sert à rien de chercher les derniers individus. La pêche se réduit « naturellement » car les acheteurs s’en désintéressent rapidement. Avec le thon rouge, ce n’est pas le cas. Les prix d’achat, toujours très élevés, pousseront à pêcher jusqu’à l’extinction de l’espèce.»

Le propos peut surprendre : depuis 10 ans, les captures semblent pourtant prouver le contraire. Elles ont varié, comme pour n’importe quel poisson migrateur, sans jamais montrer les signes d’une baisse significative. Si le stock était réellement sur le point de s’effondrer, les navires de pêche auraient dû éprouver des difficultés à en trouver… Ce n’était pas le cas.
« Un stock de poissons, c’est un peu comme un capital financier, précise Pauly. Si vous prélevez plus que les intérêts, le stock ne s’écroule pas, il diminue année après année. Lorsqu’un glacier fond, il peut se passer une cinquantaine d’années avant qu’il ne disparaisse complètement. Les pêcheurs nous reprochent de crier au loup. En réalité, ce jeu peut continuer longtemps avant que l’on comprenne ce qui se passe vraiment. Grâce à sa pyramide de Ponzi, Bernard Madoff a pu continuer son arnaque très longtemps, parce qu’il y avait un stock énorme… de crédulité ! Comme avec l’argent, des gens diront jusqu’au dernier jour : « Il y a du poisson ». La situation réelle des thons rouges est très difficile à évaluer, car ils se concentrent chaque année au début de l’été en immenses bancs pour se reproduire. L’illusion est parfaite. »
Une question majeure fait sans cesse débat entre scientifiques, ONG et pêcheurs. Comment évaluer un stock de poissons ?

« La méthode que nous utilisons le plus couramment est l’APV, l’Analyse de Population Virtuelle. Pour le calcul, nous additionnons deux paramètres : la mortalité naturelle et celle liée à la pêche. La mortalité naturelle se calcule facilement, puisqu’elle est en général proportionnelle à la taille des poissons. Les thons adultes atteignant jusqu’à trois mètres de long, ils rencontrent peu de prédateurs et peuvent vieillir jusqu’à une trentaine d’années… Pour la mortalité liée à la pêche, nous nous basons sur les registres des prises. Des poissons de 20 ans pris dans les filets une année donnée, étaient libres l’année précédente. Cette année-là, nous avons donc le nombre de ceux qui avaient 19 ans, auxquels on ajoute ceux morts entre temps de causes naturelles. En faisant le même calcul pour chaque tranche d’âges, on peut avoir une estimation assez précise de ce à quoi ressemblait la population l’année précédente. On reconstruit ainsi une population en remontant dans le temps. »

Tracer la courbe de fluctuation des quantités de thons rouges s’avère particulièrement difficile. Écologistes et représentants des pêcheurs brandissent toujours des graphiques qui plaident en leur faveur. Qui a raison ?

« Le thon rouge pose un double problème : d’une part, la grande majorité des spécimens capturés ne sont mesurés et pesés avec précision qu’une fois leur engraissement terminé dans les fermes. Les calculs sont ainsi faussés. D’autre part, la pêche anarchique puis illégale de cette espèce, très importante ces 15 dernières années, ajoute une grande part d’incertitude à l’historique de la population. »

Nous l’avons vu, le flou, l’imprécision et l’approximation sont depuis des années les raisons de cette bataille sans fin. Pourtant, étrangement, Pauly campe sur sa position :

« Pour moi, les critères qui ont permis l’inscription de l’éléphant sur la liste des espèces en voie de disparition de la CITES sont aujourd’hui réunis pour le thon rouge. Exploitation industrielle, braconnage profitable, évolutions technologiques… De plus, la croissance de la population humaine rendra inévitable l’utilisation intensive des ressources de la mer et des poissons. Ce sont toujours les plus gros qui sont capturés en premier. Le thon ne déroge pas à la règle. Comme le cabillaud de Terre-Neuve, il sera l’un des premiers à disparaître. »

Si la CITES échouait dans la sauvegarde du thon rouge, Pauly proposerait une solution simple et pratique : l’arrêt immédiat des subventions aux pêcheurs. Pour le scientifique, réduire la taille des bateaux ou multiplier les contrôles en mer sont des moyens inefficaces parce que systématiquement contournés. « Le rôle des États est crucial. Ils se donnent le droit de gérer la pêche. C’est à eux d’intervenir… », et d’ajouter : « l’élevage en aquaculture ne résout rien ! » Pire, pour le scientifique, elle dérègle davantage l’équilibre de la mer : si un jour il s’avérait possible d’élever des thons rouges, il faudrait obligatoirement, pour les nourrir, pêcher des quantités astronomiques de poissons fourrage sauvages, des sardines par exemple. Ce prélèvement massif priverait divers prédateurs de leurs proies… Pauly ne se fait aucune illusion sur l’avenir du thon rouge. Pas plus d’ailleurs que sur celui de nos mers :

« Le jour où il n’y aura plus de poisson dans les océans, il ne se passera rien parce que ceux qui vivront cette époque n’auront pas connu le temps où il y en avait. Dans 50 ans, la mer acide contiendra surtout des bactéries, des algues et des méduses… Les poissons appartiendront à un passé héroïque. Exactement comme les mammouths. »

Une vision apocalyptique certes, mais qui nous encourage à pousser nos recherches pour comprendre ce qui se passe réellement. Si la situation est si grave, les thoniers doivent s’en douter. Ils ne l’avoueront peut-être jamais, pourtant certains signes doivent forcément les trahir.

Malheureusement, celui qui doit nous mener à eux reste injoignable. Mourad Kahoul est le président de Medisamak, le syndicat de pêche qui regroupe l’ensemble des thoniers méditerranéens. Il est l’un des personnages-clés pour déchiffrer l’industrie complexe du thon rouge. C’est ce que nous pensons jusqu’à ce qu’enfin il me rappelle. Je sens un homme pressé, impatient, agacé. « Vous êtes journaliste ? Pour quel journal ? Vous êtes indépendant ? Je n’ai pas le temps. Vous savez, je me suis déjà largement exprimé dans les médias. Je ne peux pas répondre à tout le monde. Demain, je pars au Qatar pour la réunion de la CITES. Rappelez-moi dans deux semaines, on verra si on peut s’arranger… »

Plusieurs fois, je tenterai de le joindre sans jamais obtenir de réponse de sa part. C’est en regardant un reportage de l’émission Striptease, déjà diffusée en août 2006, que j’ai découvert le personnage. Greenpeace avait affrété le Rainbow Warrior II pour la première année de sa campagne pour sauvegarder le thon rouge en Méditerranée. L’ONG voulait s’amarrer à Marseille pour sensibiliser le public à cette industrie trop discrète. Les caméras de Striptease suivaient Kahoul depuis plusieurs jours lorsqu’il apprit que le grand trois mâts devait arriver le lendemain dans la cité phocéenne. Un moment rare. Pendant une demi-heure, je vois un homme surexcité, remuer ciel, terre et mer, pour empêcher le voilier vert de pénétrer dans le vieux port de Marseille. Il était chez lui. Ce n’était pas une bande « d’écolos fumeurs de joints » qui allaient venir les narguer, lui et tous les pêcheurs qu’il représentait fièrement. Il était hors de lui. Entre jurons et multiples négociations au téléphone avec le préfet, les RG et le ministère, je découvre, médusé, le défenseur des thoniers. Il n’en est pas à sa première bataille. Pêche et politique sont intimement liées dans la vie du Marseillais. En 1992, il se lance dans le syndicalisme. En 1999, il entre à la mairie de Jean-Claude Gaudin. En 2001 finalement, il est élu sur les listes UMP du conseil municipal de Marseille. Aujourd’hui, Mourad Kahoul a le bras long… La caméra ne lui fait pas peur. À bord du grand thonier de son vice-président et ami Serge Perez, Kahoul hurle, insulte les écologistes qui arrivent devant la digue du vieux port. Puis il jubile : une trentaine de thoniers ont répondu à son appel. De Sète, Port-Vendres ou du Grau d’Agde, principaux ports d’attache français des thoniers, tous les grands armements sont venus pour bloquer le Rainbow Warrior II. Les activistes ne sont pas les bienvenus sur les terres du commandant en chef Kahoul. Un point, c’est tout.

Les pêcheurs n’étaient pas prêts d’émouvoir les foules. Ils apparaissaient sous leur plus mauvais jour.

« J’étais effectivement sur le pont du Rainbow Warrior II ce jour-là, m’explique avec le sourire François Chartier, responsable des programmes “Océans” de Greenpeace, avec lequel prendre un rendez-vous a été un jeu d’enfant, contrairement à ce qui s’était passé avec Kahoul. L’objectif n’était pas de provoquer les thoniers. Nous voulions, comme il nous arrive de le faire, ouvrir les portes du bateau au public pour lui expliquer notre travail et le sensibiliser à nos causes. En 2006, notre combat pour le thon rouge commençait sérieusement. Cet événement fou a provoqué, grâce aux médias, le résultat inverse de ce que souhaitait Mourad Kahoul. Il a aussi eu le mérite de braquer les projecteurs sur la flottille toute neuve des thoniers français. »

Les trois thoniers senneurs de la famille Avallone, dans le port de La Valette à Malte en 2010 © Philippe Henry / OCEAN71 Magazine
Ces navires modernes ne sont en réalité que l’arbre le plus jeune cachant une forêt vieille de plusieurs centaines d’années. Au cours de la discussion, je découvre les diverses techniques de pêche mises au point au cours de l’histoire pour capturer le grand prédateur. Cet or rouge attise les convoitises des pêcheurs méditerranéens depuis l’Antiquité. Des registres romains retrouvés lors de fouilles archéologiques l’attestent. Au Moyen-Âge, des moines tenaient à jour des tables très précises, afin de comptabiliser chacune des captures prises dans les filets des madragues, instruments d’une méthode de pêche passive qui consiste à ancrer dans le fond de l’eau, à quelques centaines de mètres de la côte, un labyrinthe dont les murs de filets sont stratégiquement disposés par des plongeurs. Une partie des thons nageant à pleine vitesse vers leur zone de reproduction se perdent dans les méandres du piège. Ne pouvant faire demi-tour, ils aboutissent irrémédiablement dans la « chambre de la mort ». Des colosses remontent à mains nues le filet qui reposait dans le fond de l’eau. Gaffés, les poissons sont hissés dans les barques. La mer turquoise vire en quelques heures au rouge carmin.

Cette technique ancestrale est toujours pratiquée légalement dans les régions idéalement situées le long des routes migratoires, au Maroc, dans le sud de l’Espagne et de la Sardaigne, en Sicile ou en Tunisie. Rien n’a changé hormis les quotas imposés par les autorités depuis 2006.

Plus récemment sont apparus les ligneurs, des navires de taille modeste (jusqu’à une quinzaine de mètres), qui pratiquent à l’heure actuelle l’essentiel de la pêche dite « traditionnelle ». Ces petits côtiers quadrillent la mer en disposant en mer de longues lignes de nylon équipées de centaines d’hameçons. Les quantités moins importantes ramenées à terre ne les exemptent pas pour autant des nouvelles règles imposées aux autres méthodes de pêche. En France, les captures des ligneurs représentent 10 % du quota global du pays, soit environ 200 tonnes en 2010, pour plusieurs centaines de bateaux de pêche. Aujourd’hui, chaque débarquement au port se fait sous l’œil attentif de contrôleurs qui mesurent, pèsent et enregistrent chaque poisson. Le pêcheur ne pouvant savoir quelle espèce de poisson va mordre, certains ligneurs sont obligés de rejeter à la mer des thons rouges accidentellement pêchés hors saison ou hors quota pour ne pas être passibles de lourdes amendes (à Malte, 5 000 euros pour chaque thon ainsi capturé), voire, dans les cas extrêmes, de peines de prison…

« Avant que nos grands thoniers senneurs ne fassent leur apparition au début des années 90, explique François Chartier de Greenpeace, les Japonais écumaient déjà la Méditerranée depuis plusieurs dizaines d’années. On ne les voyait jamais dans les ports parce qu’ils restaient au large, dans les eaux internationales. Il faut imaginer de très grands navires de pêche, les palangriers, qui ne traînent pas des centaines de mètres, mais des dizaines de kilomètres de fil nylon avec des millions d’hameçons… Des capacités clairement industrielles. En haute mer toujours, ils sont rejoints par de grands navires usines, les « reefers », qui les ravitaillent et transbordent les thons, les découpent et les stockent dans leurs cales réfrigérées. Les reefers repartent alors vers le Japon, ni vu ni connu. Les transbordements en haute mer ont été interdits. En théorie, ils doivent être faits au port devant un contrôleur. Ce n’est bien souvent pas le cas… »

Un palangrier libyen au large de Malte. Ces navires capturent les thons rouges avec des lignes de nylon et plusieurs milliers d'hameçons © Philippe Henry / OCEAN71 Magazine

Le nombre de ces palangriers s’est toutefois réduit en Méditerranée. Aujourd’hui, la plupart sont basés aux Canaries afin d’écumer l’Atlantique toute l’année. Ainsi l’exploitation de la Méditerranée est, elle, laissée à la nouvelle flottille de grands thoniers qui, largement subventionnés aux niveaux national et européen, n’auraient jamais révélé leur immense potentiel de capture sans l’apparition d’un nouveau partenaire indispensable : la ferme d’engraissement.

L’idée est née dans les années 80, en Australie. Le thon rouge du Pacifique sud est alors surpêché par les navires australiens, néo-zélandais et même japonais. Pour éviter une catastrophe, le gouvernement australien fixe des quotas stricts dès 1985. En 1989, les revenus des pêcheurs sont diminués des deux tiers. Port Lincoln, principale ville thonière en Australie, est sur le point d’être désertée lorsque Dinko Lukin, l’un des armateurs de la région, a l’idée folle de créer une ferme d’embouche… pour poissons. En capturant vivants les poissons sauvages, et en les engraissant dans des cages sous-marines pendant plusieurs mois, il devenait possible de valoriser des thons rouges qui, sitôt abattus, arrivaient frais quelques heures plus tard par avion sur les marchés de Tokyo. Une solution idéale pour ces amateurs insatiables de poisson cru. Les quotas se basant sur le poids des poissons sauvages à leur arrivée à la ferme, tout gain pondéral devenait un bonus pour les fermiers. Cette idée sauva Port Lincoln de la récession, mais constitua très vite une véritable boîte de Pandore pour les organismes de protection des animaux comme le WWF.

« Avec les fermes, les Japonais découvrent qu’ils peuvent modifier, chez le thon rouge, la consistance de la chair, sa couleur et surtout sa teneur en graisse, explique Charles Braine, chargé de programme pêche durable au WWF France. Grâce à un contrôle précis du régime alimentaire des thons, ils peuvent acheter un produit qui correspond exactement à leurs exigences. Le marché du thon rouge a alors explosé ! »

Lorsqu’elles font leur apparition en Méditerranée au début des années 90, les fermes d’engraissement changent complètement les règles du jeu. Les « vieux » bateaux de pêche partent à la casse. Chaque pays se spécialise. « Le système des quotas fonctionne sur un principe d’antériorité, m’expliquait plus tôt François Chartier de Greenpeace. Les plus importantes quantités sont attribuées aux pays qui pêchent historiquement le thon rouge. »

C’est le cas de la France qui se targue depuis longtemps d’avoir les plus fins pêcheurs. Les plus entreprenants d’entre eux concentrent donc leurs subventions et leurs investissements sur la construction de nouveaux thoniers : les grands senneurs. Des bijoux coûtant entre quatre et six millions d’euros pour certains. Plus grands (entre 30 et 40 mètres), et équipés d’une batterie d’instruments électroniques dernier cri, ils peuvent partir plusieurs mois, très loin de leur port d’attache, à la poursuite des grands bancs qui migrent dans toute la Méditerranée. Certaines années, on trouve les pêcheurs français en Crète, à Chypre ou même au large d’Israël. Avec leur senne, un filet rectangulaire pesant à lui seul 50 tonnes, ils peuvent capturer jusqu’à 250 tonnes de thons vivants en une seule fois.

D’autres pays comme Malte, l’Espagne, la Croatie ou la Turquie, géographiquement proches des zones de reproduction, choisissent de mettre en place un vaste réseau de fermes d’engraissement. Plusieurs dizaines d’entre elles bourgeonnent en quelques années, discrètement installées à l’écart de la côte.

Cages vides d'une ferme d'engraissement de thon rouge à Malte, en juillet 2010 © Philippe Henry / OCEAN71 Magazine

« En 10 ans, on en a construit partout ! s’exclame Charles Braine du WWF. Elles ne coûtent pas cher – ce sont ni plus ni moins des tubes de PVC, des filets et des cordes – et elles rapportent gros. L’engouement a été tel qu’il est possible à l’heure actuelle d’engraisser trois à quatre fois plus de thons que ne peuvent en capturer légalement les pêcheurs ! »
Alors que les quotas de pêche sont passés de 30 000 (en 2007) à 13 500 tonnes (en 2010), les fermes d’engraissement peuvent contenir jusqu’à 64 000 tonnes de thons rouges.
« Une absurdité qui pousse forcément à la fraude, ajoute Braine. On ne garde pas des cages vides… D’autant que, pour garder les poissons vivants, tous les transferts se font sous l’eau. Tricher est un jeu d’enfant. »

Certains patrons de thoniers falsifient par exemple les registres des navires. On retire des zéros sur le poids des prises : 200 tonnes se transforment en 20… Au terme de l’engraissement six mois plus tard, les thons, sortis de l’eau pour la première fois, sont pesés. « Pour compenser le poids minoré de thons rouges capturés, le fermier, obligé d’en tenir compte, annonce des taux d’engraissement totalement délirants… »

Avec la logistique incroyable qu’il impose (remorqueurs, cages, navires ravitailleurs…), le duo « thonier-ferme » est infernal. Il possède l’arme et la scène du crime parfait. Comment vérifier l’invérifiable…

« Maintenant, l’Europe veut tout contrôler en envoyant patrouiller des navires de guerre ! s’exclame Braine pour conclure. Surveiller la Méditerranée un mois par an nous coûte plusieurs dizaines de millions d’euros supplémentaires ! »

Pour les défenseurs du thon rouge, il reste l’espoir de son inscription sur la liste des espèces en voie de disparition à la CITES au Qatar. Il est urgent pour eux de stopper cette machine industrielle devenue incontrôlable. Mais quelques jours plus tard, le 18 mars, non seulement le thon rouge ne sera pas inscrit à l’annexe 1, comme le souhaitaient Monaco et l’Union européenne, mais il ratera aussi quelques jours plus tard son entrée sur la liste de l’annexe 2, moins contraignante en ce qui concerne son commerce. Un répit de trois ans pour les industriels, avant la prochaine assemblée de la CITES en 2013. Une catastrophe pour les écologistes qui refusent néanmoins de croire que l’avenir du grand poisson bleu soit une cause perdue…

Pourtant le combat est inégal, car il oppose les défenseurs de la nature au seul pays capable de contrecarrer les plans de l’Union européenne et des États-Unis réunis ; pendant 12 jours, ses émissaires ont manœuvré avec pugnacité dans l’ombre des couloirs des hôtels de Doha pour arriver à leurs fins. Cette puissance qui ne reculera devant rien, c’est le Japon.

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Trésor Rouge est l'aboutissement d'un an d'enquête sur l'industrie du thon rouge en Méditerranée © Photo de Philippe Henry / Maquette de Lorraine Laviale

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