Il s’en est fallu de peu. De très peu. Pierre Heliès a de la peine à le réaliser encore aujourd’hui. Mais le commandant du Drennec, un thonier baptisé à Concarneau il y a un an et demi, a frôlé la catastrophe pour son navire de 84 mètres et ses 23 hommes d’équipage. Essuyer quatre tirs de roquettes -manqués- et des dizaines de tirs à la kalashnikov n’est effectivement pas ce qu’il y a de plus courant pour un marin pêcheur. Et pourtant.
Tous les marins qui croisent les eaux de Somalie le savent, il ne fait pas bon s’approcher de trop près de ces côtes de la Corne de l’Afrique. Cette zone grouille de pirates armés jusqu’aux dents que seul l’argent intéressent. Depuis deux ans, les attaques sont devenues de plus en plus incessantes le long de ce pays ravagé par une guerre civile et la pauvreté. Le yacht de luxe Le Ponant s’en était sorti en avril dernier après une semaine de négociations et l’intervention des forces spéciales françaises. Cargos, chimiquiers, navires de plaisance, ou pêcheurs professionnels de toutes nationalités, aucun ne sont épargnés par ce fléau moderne.
Le mode opératoire des attaques est toujours le même. Un bateau principal emmène au large un équipage de pirates, ainsi que deux ou trois embarcations légères et rapides, permettant à une dizaine d’hommes de s’approcher sans être repérés par les radars des navires. De nuit comme de jour, très mobiles, ils approchent leur cible par l’arrière, menaçant les marins avec des lances-roquettes et des fusils et investissent le bâtiment qu’ils gardent ou rendent moyennant une rançon (Le Ponant et son équipage avait été échangés contre 2,15 millions de dollars).
Depuis quelques temps, les navires préparent leur arrivée en mer d’Aden en usant de nombreuses précautions : la nuit, la navigation se fait tout feux éteints (certains couvrent même les hublots avec des cartons pour qu’aucune lumière ne trahisse leur présence). Un guetteur est désigné pour observer les alentours. Et certains voiliers laissent même traîner dans l’eau des cordages pour que les hélices des pirates se prennent dedans. Ce qui n’empêchent pas les commandants de passer des moments particulièrement angoissants.
Mais contrairement à la majorité des navires, obligés de passer par Aden en sortant ou en allant vers le canal de Suez, le Drennec a fait de la côte Est africaine son terrain de chasse. Du détroit du Mozambique (entre Madagascar et le continent) jusqu’à l’Inde, le navire suit et pêche toute l’année les grands bancs de thons qui migrent. « Nous ne pêchons pas le thon rouge, souligne Jean-Yves Labbé, Directeur Général de CMB, une société armateur d’une quinzaine de thoniers français qui ont émigré dans l’Océan indien, et dont le Drennec fait parti. Nous pratiquons la pêche tropical du thon.» Une pêche tout-à-fait légale, qui peut rapporter lors de chacune des sorties de sept semaines un maximum de 1 100 tonnes de poissons pour le Drennec. «Mais le dernier trimestre, les grands bancs remontent le long de la côte somalienne. Là où se trouvent les pirates…»
Tous les jours, les pêcheurs communiquent avec l’armée française (via des lignes sécurisées) pour estimer les risques. Depuis plusieurs mois, la Marine française avait repoussé la limite de sécurité à 350 milles nautiques des côtes (650 km). Le Drennec pêchait pour sa part depuis une dizaine de jours à 420 milles, soit à près de 800 km de la côte !
Pourtant samedi dernier dans la matinée, l’inimaginable s’est produit. Deux bateaux à moteur légers de cinq à six mètres sortent de nul part, une dizaine de pirates à leur bord. Heliès pousse alors les moteurs du thonier à leur maximum et avance face au vent en zigzaguant. Dans une mer formée (un à deux mètres de creux), les pirates tirent trois roquettes qui manquent leur cible. La quatrième atteint le navire sans toutefois exploser. Un miracle. Une bombe à retardement aussitôt rejetée à la mer par l’équipage médusé. Beaucoup plus puissant et stable dans ces conditions de mer, le Drennec arrive finalement à prendre la fuite pour rejoindre sain et sauf l’archipel des Seychelles. Pour l’instant, ils vont rester à terre en attendant de trouver une solution pour pêcher en toute sécurité. Le thon peut souffler, il est protégé par des pirates… pour l’instant.