Méduses, alliées ou ennemies?
A la pêche aux méduses
Quelque part au large de la Côte d’Azur, l’étrave d’un voilier fend la surface de la Méditerranée. Rien d’étonnant jusque-là. Sauf qu’il fait nuit noire depuis plusieurs heures, et que l’équipage a précisément choisi cette date pour son absence de lune. Malgré la faible brise, le bateau avance au moteur depuis sa sortie du port. Il s’éloigne, à vitesse constante, laissant derrière lui les lumières de Cannes, Nice et Monaco. Le capitaine garde un œil sur la position GPS.
À deux mètres au-dessus de l’eau, à tribord, une torche pointant vers le bas est accrochée au bout d’une perche. Dès le crépuscule, le cône de lumière illumine un petit bout du pont ainsi qu’une portion bien définie de la surface de la mer.
Comme hypnotisé par cette surface éclairée, un homme se tient debout, concentré, avec un compteur à la main émettant des séries de clicks. Son harnais est solidement attaché à l’une des lignes de vie du bateau avec un mousqueton. Des formes sont visibles ici et là, brièvement éclairées par le faisceau de la torche. Soudain, l’homme se met à cliquer frénétiquement. A bord, les têtes se tournent. Visiblement, ils viennent de trouver ce qu’ils étaient venus chercher.
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36 heures plus tôt, dans l’une des salles à haut plafond du bâtiment des Galériens de l’Observatoire Océanologique de Villefranche-sur-Mer, un téléphone sonne. L’occupant du bureau entre en courant, les mains encore mouillées.
Sur le bureau, son ordinateur est noyé sous des piles de dossiers et brochures en tout genre. Aux murs, des étagères menacent de s’écrouler sous le poids de volumineux livres scientifiques et classeurs. Quelques dessins d’enfants tiennent avec des punaises aux côtés de méduses en peluches. La lumière naturelle provient d’une grande fenêtre donnant directement sur la rade de Villefranche. L’eau arrive si près du bâtiment classé qu’il semble possible, en se penchant un tant soit peu, d’y faire directement des prélèvements.
Le téléphone continue de sonner. Après s’être essuyé les mains, l’homme fini par trouver le combiné caché sous un dossier. Il répond :
– Allô ? C’est Fabien.
– Ouais salut, c’est Alain. T’en as mis du temps pour répondre, t’es au labo ?
– Oui, je suis allé vérifier certains projets de mes élèves.
– C’était juste pour te prévenir que demain les prévisions s’annoncent excellentes. Il n’y aura presque pas de houle ni de lune. Je propose qu’on se retrouve à 19 heures au bateau avec tout le matériel.
– Ah génial ! Je préviens le reste de l’équipe et on reste en contact. A demain !
A 19 heures précise le lendemain, Fabien Lombard, chercheur à l’Observatoire Océanologique de Villefranche-sur-Mer et expert en plancton, rejoint Alain Garcia et Chantal Dumas, propriétaires et capitaines d’Alchimie, un voilier de 35 pieds qui a récemment été modifié pour accueillir des missions scientifiques. Le but principal de l’expédition du soir est de compter les méduses visibles, dans l’obscurité. Le retour est prévu à 5 heures le lendemain matin. La nuit sera longue.
« Il faut être un peu abruti pour aller compter des méduses », m’avoue Fabien Lombard avec un sourire en coin. « Mais il faut bien que quelqu’un le fasse. Alors que tout le monde s’agite en ce moment en se demandant s’il y en a plus ou moins qu’avant, peu s’amusent à aller vérifier en mer. Nous avons essayé de mettre au point un robot sous-marin automatique équipé d’une caméra, mais les résultats ont été décevants. Notre technique est peut-être moins sexy, mais nous arrivons à compter entre 2’000 et 50’000 méduses lors de chaque sortie. »
Un protocole a été développé pour standardiser les expéditions nocturnes. Le but est d’échantillonner, au large de Villefranche, la présence et l’évolution sur le long terme d’une espèce bien précise de méduse. « Toutes les espèces nous intéressent, précise Fabien Lombard, mais nous nous concentrons sur la Pelagia noctiluca car c’est la méduse qui abonde dans cette partie de la Méditerranée et c’est la principale responsable des brûlures de baigneurs. Nous avons désormais des fichiers de comptage très précis. Grâce au nombre d’individus, à la taille et au poids échantillonnés, nous estimons la quantité de Pelagia noctiluca en tonnes au kilomètre carré. »
Mais comment fait-on pour trouver des colonies de méduses dans l’immensité de la mer ? Ne serait-il pas plus facile de les repérer en pleine journée ? Fabien Lombard répond : « Comme son nom l’indique, c’est une méduse qui est pélagique (Pelagia), elle vit au large, et elle n’est observable que de nuit (nocti), c’est-à-dire lorsqu’elle remonte des profondeurs. Au fur et à mesure de nos expéditions, nous avons remarqué qu’elle était présente toute l’année dans les eaux méditerranéennes, mais pas n’importe où. »
La Méditerranée est particulière car ses courants marins tournent dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. C’est l’opposé des gyres océaniques de l’hémisphère nord, dont le sens des courants est dicté par la force de Coriolis. « Dans les océans, m’explique Fabien Lombard, on trouve les méduses là où on trouve les plastiques, en plein centre, piégées par le mouvement circulaire concentriques induits par les grands courants océaniques. Au contraire, en Méditerranée, tout ce qui est flottant en général va s’accumuler en bordure des courants dominants. » Dans le bassin Ouest de la Méditerranée, c’est le courant Ligure qui régie donc les mouvements de tout ce qui constitue le plancton, c’est-à-dire les organismes qui flottent passivement et ne peuvent lutter contre les coups de vents et courants marins.
Au milieu des branches, feuilles mortes et désormais incontournables fragments de plastique se trouve toute une portion de la vie aquatique, base indispensable à la construction des réseaux trophiques. Le premier maillon de la chaîne est constitué par le phytoplancton, de minuscules organismes végétaux qui captent les rayons du soleil pour faire la photosynthèse. Le phytoplancton nourrit ensuite le zooplancton, la partie animale du plancton, qui va à son tour servir de repas aux prédateurs pélagiques.
Foisonnant de vie microscopique, le courant Ligure est aussi le royaume des Pelagia noctiluca. Ces méduses n’utilisent leur ombrelle que pour se déplacer verticalement, des profondeurs vers la surface et vice versa. « Profitant de la nuit, m’explique Fabien Lombard, elles évitent leurs prédateurs et accèdent à leur zone de chasse. Mais, lorsque la lune est pleine, nous nous sommes rendus compte qu’elles ne remontent pas jusqu’en haut et s’arrêtent à quelques dizaines de mètres sous la surface. Elles sont donc présentes, sans pouvoir être vues ni comptées. Lorsqu’il y a de la houle, elles restent également dans les profondeurs, en sécurité. » Le seul moyen de les recenser à l’œil nu est donc de sortir en bateau lorsque la mer est calme et que la lune est cachée par l’ombre terrestre. Les occasions sont rares.
Villefranche-sur-Mer offre néanmoins un cadre idéal pour effectuer ces expériences. La rade est un port naturel et les fonds marins tombent très vite à pic. Il suffit de faire quelques milles en direction du large pour se trouver au-dessus de 1000 mètres de fonds ou plus. Les scientifiques évitent ainsi des heures de navigation. Rien d’étonnant donc que l’Observatoire Océanologique soit devenu au fil des années une station marine phare pour l’étude de la Méditerranée. Il est aujourd’hui rattaché à l’université Pierre et Marie Curie et les étudiants sont nombreux dans les classe et labos.
Le courant Ligure profite également de la grande profondeur pour s’approcher très près de la Côte d’Azur. Parfois, il se trouve à moins de 30 milles nautiques (environ 55 km) au large. Ce qui est un avantage pour les scientifiques peut vite devenir une calamité pour les baigneurs de la région. Fabien Lombard précise : « Lors de nos expéditions de comptage, notre but est de traverser la bordure du courant Ligure, là où se trouve la plus forte concentration de plancton et donc de Pelagia noctiluca. Nous commençons à compter dès le départ du port, puis il arrive un moment où la population en surface augmente brutalement. Au maximum, nous avons compté entre deux et cinq méduses au mètre carré. Dans ces cas-là, chaque click représente environ 100 individus. On comprend qu’il suffirait d’une oscillation du courant ou d’un coup de vent en direction de la côte pour que tout ce petit cortège de méduses vienne s’échouer sur les plages. »
Toutes les méduses sont urticantes, mais bon nombre n’arborent pas de cnidocytes assez puissants pour brûler la peau humaine. Ces vilaines cellules explosives sont munies d’un dard rempli de venin. La Pelagia noctiluca, elle, en est pourvue. Sous son ombrelle, elle déploie autour de sa bouche de longs tentacules et des bras recouverts de cnidocytes qui lui sont indispensables pour chasser. « La Pelagia délivre un cocktail de venin, détaille Fabien Lombard. Il y a le venin neurotoxique, qui fait mal et essaye de paralyser la victime. Au contact, on a l’impression de toucher une porte de four brûlante. Il y a aussi du venin protéolytique qui a pour but de commencer la digestion de sa proie, c’est lui qui laisse une trace de brûlure. »
Martina Ferraris est une biologiste italienne qui a fait sa thèse sur la Pelagia noctiluca en 2012 avec l’aide de Fabien Lombard et l’équipe de volontaires d’Alchimie. C’est grâce à son travail que les sorties en mer ont démarré et ont été standardisées. Elle s’est plusieurs fois faite brûlée par les méduses, et se rappelle de sa première rencontre : « J’avais 12 ans, et j’en garde encore la trace. Ça fait un mal de chien, car j’ai été touchée par un des bras oraux, la partie longue et épaisse, particulièrement chargée de cnidocytes. Ça ne m’a pas empêchée d’être fascinée par ces méduses que j’ai toujours trouvées très belles. Quand j’ai fini l’université, j’ai tout fait pour les étudier. »
Après deux ans de patience, Martina Ferraris reçoit finalement l’aval pour étudier cette méduse au sein de l’Observatoire Océanologique. « Plus j’étudiais la Pelagia noctiluca, plus elle me fascinait, me raconte-t-elle. Au cours de ma thèse, j’ai constaté qu’elle était hyper résistante. On lui a presque tout fait, et je peux vous assurer que cette méduse a une résistance hors norme. » Les chercheurs ont prouvé qu’elle était présente toute l’année dans le courant Ligure et que sa population explosait au printemps, lorsque la nourriture abonde. Quand les conditions sont réunies, elle passe de l’état de juvénile à celui d’adulte en un ou deux mois. Le reste de l’année, quand sa nourriture se fait plus rare, elle continue néanmoins de pondre ses œufs quotidiennement, « jusqu’à 19’000 par jour, ajoute Fabien Lombard. En laboratoire, nous en avons gardé pendant 22 mois, ce qui est long pour une méduse. Ça veut dire que les spécimens adultes que l’on voit en été sont nés l’année d’avant. » En la privant de nourriture pendant deux mois, elle perd 90% de son poids, mais elle continue malgré tout de se reproduire !
Ces recherches ont été possibles grâce au financement initial de la région. Les communes de front de mer ont vu les épisodes d’échouage se répéter et se sont trouvées démunies face aux interrogations des populations. Dans le monde politique, personne ne s’intéressait vraiment aux méduses avant qu’elles ne deviennent un problème pour le tourisme. « On m’a souvent posé la question de leur élimination, se souvient Martina Ferraris. Pour commencer, ce n’est pas possible de les tuer toutes. De plus, elles sont très importantes. C’est le chaînon clé qui fait le lien entre le monde microscopique et le poisson. Aujourd’hui, les habitants locaux et les touristes ont appris à vivre avec. Quand j’en parle dans les classes d’écoles, j’explique aux enfants qu’il faut aller se baigner avec un masque et regarder sous l’eau. On les voit très bien et on peut les éviter très facilement. »
Fabien Lombard intervient : « Il y a une grosse différence de point de vue entre les usagers de la mer et les politiques. Suite à nos sondages sociologiques, nous avons remarqué que les baigneurs n’ont pas le même état d’esprit envers les méduses qu’ils pourraient avoir envers les moustiques par exemple. Les moustiques viennent chez nous, nous embêter, alors que les méduses sont chez elles dans la mer. Par contre, les politiques ressentent cela comme une véritable invasion de leur commune, qui pourrait éventuellement faire fuir une partie des touristes. »
Après plusieurs années de recherches, les scientifiques avaient mis au point une « météo des méduses », qui était devenue relativement précise selon les endroits. En couplant la présence de méduses au large avec la courantologie locale ainsi que la direction et la force du vent, les échouages pouvaient être prédits. « Ce qui est intéressant, précise Fabien Lombard, c’est qu’une année avec une forte population de méduse ne veut pas forcément dire qu’il y aura beaucoup d’échouages et brûlures. En 2013 par exemple, il y avait beaucoup plus de Pelagia noctiluca dans le courant Ligure que les années précédentes, mais le vent et les oscillations du courant n’en ont presque pas amené sur les plages de la Côte d’Azur. A l’inverse, en 2012, il y avait 10 fois moins de méduses au large, mais il y a eu beaucoup plus de brûlures à la côte ». Certaines communes n’ont pas apprécié cette météo un peu trop précise à leur goût, et le service a dû être interrompu. Heureusement, les mentalités citoyennes se sont habituées et les baigneurs font aujourd’hui attention. « Il y a des jours où il suffit de ne pas se baigner, conclut Martina Ferraris, et les gens le savent très bien. »
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Il est 5 heure du matin, et l’Alchimie rejoint le port de Villefranche-sur-Mer après une longue nuit de comptage. L’équipage est exténué, mais ils devront attendre encore un peu pour rejoindre les bras de Morphée. Le bateau doit être nettoyé, et les scientifiques doivent décharger le matériel, les échantillons, et tout ramener au laboratoire sans tarder. Ces passionnés font désormais partie d’une nouvelle armée de chercheurs internationaux étudiant ces créatures urticantes qui, certains l’affirment, menacent de conquérir l’ensemble des océans.
Les pullulations de méduses semblent faire surface aux quatre coins du globe, et inquiètent de plus en plus. La science tente de rattraper son retard au sujet de ces animaux encore largement méconnus. Face au manque de données, la communauté scientifique est divisée.
En 2016, avec les sorties nocturnes de Villefranche-sur-Mer à bord d’un simple voilier, de précieuses données ont été compilées. On est bien loin de l’expérience de la NASA des années 1990 durant laquelle l’agence aérospatiale avait alors envoyé des méduses dans l’espace à bord d’une navette pour étudier les effets de l’absence de gravité sur leur capacité d’orientation.
Au fil des découvertes, ces animaux révèlent d’étonnants talents cachés. Nous commençons à peine à comprendre comment ils ont pu peupler les mers depuis plus de 600 millions d’années en survivant à tous les grands épisodes d’extinctions massives animales.
Aujourd’hui, elles semblent nous envahir, pourtant elles pourraient finir par aider l’humanité au-delà de nos rêves les plus fous. Alors, les méduses: alliées ou ennemies ?