Assise sur sa planche, la surfeuse professionnelle suisse Alena Ehrenbold est dans l’eau depuis plus d’une heure. Elle n’a pas encore goûté à l’une des ondulations qui passent juste sous son nez. Ici, sur une des îles des Canaries, elle est une étrangère même si elle a déjà fait ses preuves dans le monde du surf : en Suisse, elle est classée première dans sa catégorie. Rien n’y fait, elle doit se plier aux règles en usage : tous les surfeurs ne sont pas égaux face aux vagues. Les plus belles sont réservées aux «locaux». Alena doit se contenter des restes et se tenir à l’écart.
Lorsqu’elle repère une belle série de déferlantes, la surfeuse s’éloigne vers le large afin de laisser le champ libre aux indigènes. Chacun connait sa place dans cette hiérarchie insidieuse. Mais cette fois, une opportunité s’offre à elle. Voilà que survient la dernière lame de la série. Elle est seule, elle se dresse sur sa planche, enfourche la vague et file à toute allure. Le tube d’eau commence à se former autour d’elle. Le soleil des Canaries traverse le bleu liquide de l’océan, créant un kaléidoscope géant au milieu duquel elle glisse. C’est pour vivre un tel moment qu’elle a pris son mal en patience.
Mais le moment de grâce ne dure pas. Un homme dirige sa planche dans la trajectoire de la surfeuse. Elle l’évite de justesse mais se fait emporter par la vague. Elle s’en sort sans trop de dégâts grâce sa combinaison qui l’a protégée du récif. L’individu qui lui a barré la route l’insulte et lui enjoint de sortir de l’eau. Plus tard, sur le parking, la dispute reprend. L’homme la menace et lui conseille même de quitter l’île au plus vite: «Avec mes amis, nous sommes restés médusés. Nous avons vraiment cru qu’il allait me frapper », nous confie la surfeuse. Ses connaissances affirment que l’homme en question n’en est pas à son coup d’essai. On le soupçonne d’avoir mis le feu à la voiture d’un touriste qui s’était permis de surfer sur des vagues inconnues du grand public. Alena sort de cette aventure un peu choquée : «C’est la pire expérience de surf de ma vie ».
Non, le monde du surf ne compte pas que des gentils hippies arborant tignasse et bronzage sur des plages dignes de carte postale. Et le pire ennemi du surfeur, ce n’est pas le requin, mais un autre surfeur. «L’enfer, c’est les autres…», écrivait Sartre. Difficile de trouver plus approprié pour définir ce qui arrive sur les spots les plus connus comme Snapper Rocks en Australie, Trestles en Californie, Uluwatu en Indonésie ou encore Mundaka en Espagne. La surpopulation des surfeurs touche les spots de glisse de tous les continents.
Pour comprendre comment on en est arrivé là, il faut remonter aux années 1960. C’est à cette époque que l’industrie du film hollywoodien s’est emparée de la figure du surfeur. Des promesses de jeunesse éternelle, de bronzage parfait et de conquêtes féminines ont fait rêver une génération entière d’Américains. Sentant le bon filon, la machine marketing s’est également mise en marche. Aujourd’hui, 23 millions de personnes pratiquent ce sport partout où une vague déferle. « Avec une pareille euphorie, des marques comme Quicksilver se sont rapidement développées, explique le surfeur australien Nat Young, quadruple champion du monde, dont le premier titre en 1966. La situation dans laquelle nous nous trouvons est assez simple. Il y a toujours le même nombre de vagues que dans les années 1960, sauf que nous sommes maintenant des millions à les surfer. Ce n’est plus viable comme à l’époque, mais peu de gens sont prêts à l’accepter.»
Nat Young qui vit désormais en Californie est un témoin privilégié de l’évolution de ce sport. En mars 2000, sur le spot d’Angourie Point, en Australie, un adolescent s’en est pris verbalement à Young pour une soi-disant faute de priorité. Le ton est monté et Young a bousculé le jeune surfeur. De retour sur la plage, le père de l’adolescent a méchamment tabassé Nat Young qui s’en est sorti avec de multiples fractures. Sur son lit d ’hôpital, il rumine sa mésaventure et en tire un livre : «Surf Rage», est une sorte de guide pour « transformer le négatif en positif ».
Pour retrouver la tranquillité dans l’eau, et par esprit d’aventure, certains se sont mis à voyager et ont fini par retrouver des vagues désertes. Miki Dora, une légende californienne du surf, a quitté la fameuse plage de Malibu à la fin des années 1960 car la foule et la commercialisation de ce sport l’avaient rendu fou. Il trouve alors la paix et l’une des plus belles vagues européennes sur la côte basque espagnole.
Mais cela ne dure pas. Au fil des décennies, des photos et des récits de vagues parfaites ont commencé à circuler. Les meilleurs spots ne sont pas restés vierges très longtemps. Circonstances aggravantes pour les chevaucheurs solitaires de l’océan, dès le début des années 2000, l’amélioration des prédictions météorologiques permet d’anticiper la hauteur, la période et la direction d’une houle, Il devient facile de prédire quel spot est sur le point de générer les plus belles vagues. Finis les réveils à l’aube pour jeter un coup d’œil à l’état de la mer et avertir ses amis par téléphone. Dorénavant, le monde entier est au courant des conditions en temps réel, grâce aux webcams.
Afin de de gérer le flux toujours plus nombreux des surfeurs, un premier «Code d’éthique» voit le jour sur une plage de l’Ouest australien en 1986. Ce code parlait, déjà à l’époque, d’un besoin pressant de «retour du respect» entre surfeurs. «Depuis, nous en avons édicté un peu partout dans le monde, rappelle Nat Young. J’ai financé celui de Byron Bay en Australie ainsi que des panneaux prônant le respect mutuel en France, et même un au Japon ! Aujourd’hui, ce sont les communes qui décident de débloquer des fonds pour installer ces panneaux car elles se rendent compte que ça fonctionne.»
En théorie, si chacun respectait ces règles, de nombreux surfeurs pourraient coexister dans les vagues. Plusieurs problèmes viennent néanmoins entacher le tableau. Il y a d’abord les débutants qui ne connaissent pas encore les règles parce que personne n’a pris le temps de les leur expliquer. «Je pense qu’il est primordial de recevoir une formation d’un prof ou d’un ami, explique Alena. Pour ma part, j’ai appris les règles à mes dépends. Je ne savais pas qu’il était interdit de remonter au pic, c’est à dire d’aller directement là où la lame commence à se briser, juste après avoir pris une vague. Un autre surfeur a pris le temps de m’expliquer mon erreur. Aujourd’hui, lorsque je côtoie quelqu’un qui ignore cette règle sur le plan d’eau, je prends parfois la peine de lui faire une remarque. Généralement ça fonctionne, même si franchement, on n’est pas là pour éduquer les autres.»
Mais les problèmes liés au «localisme» ne sont pas uniquement dus aux débutants qui ignorent les règles du jeu. Certains ont inventé leur propre code dans le but de privilégier les glisseurs indigènes. C’est ce qui s’est passé lorsque le surfeur espagnol des Canaries a coupé la route d’Alena Ehrenbold. Pour lui, les personnes qui surfent sur la zone toute l’année ont simplement plus de droits qu’une simple touriste de passage. Un véritable Apartheid de la vague.
Les origines de ce «localisme» dans le surf sont en fait très anciennes, avant même que le capitaine James Cook n’établisse le premier contact européen en 1778 avec Hawaii, lieu de naissance du surf. Une légende hawaïenne raconte l’histoire d’un jeune homme qui a failli être exécuté pour avoir pris la même vague qu’une femme membre de la haute noblesse de l’île. Plus récemment, c’est sur le North Shore, la côte nord de l’île d’Oahu, que le «localisme» a refait parler de lui. Sur cette partie de la côte se situe la vague la plus dangereuse du monde : Banzaï Pipeline.
Les surfeurs du monde entier s’y retrouvent durant l’hiver pour rivaliser d’agilité dans la vague tubulaire la plus intense. Du coup, la situation dans l’eau est souvent tendue. «Hawaii est le centre de l’univers du surf, reconnaît Nat Young. J’y ai passé du temps dans les années 1960. C’était fantastique. J’ai toujours fait preuve de beaucoup de respect et en ai toujours reçu en retour. Mais aujourd’hui, je n’ai plus aucune envie d’aller y surfer. Les locaux de ces îles ont très peu de patience pour les ignorants. Ils peuvent se montrer assez agressifs ». Depuis les années 1970, les habitants du 50e état des Etats-Unis ont en effet commencé à perdre patience face au manque de respect des visiteurs, particulièrement australiens et américains, surnommés les «haole», c’est-à-dire «les blancs qui se croient tout permis».
Ce manque flagrant de respect sur la plage et dans l’eau a conduit à la création de différents gangs de surfeurs comme les Black Shorts, les Da Hui et les Wolfpak qui ont semé la terreur dans le milieu du surf hawaiien. Kala Alexander, surfer hawaiien au pedigree impressionnant et membre influent des Wolfpack , justifie l’existence de son groupe : «Comme ce n’est pas au maître-nageur de dire à quelqu’un s’il a les capacités nécessaires pour se mettre à l’eau, nous avons pris cette responsabilité. Quand nous voyons un surfeur qui n’a pas le niveau requis, nous lui demandons de sortir. Pipeline est une vague dangereuse mais facilement accessible. Les touristes débarquent, voient l’eau turquoise, le soleil et les filles sur la plage. Mais il y a eu plus de morts à Pipeline que sur n’importe quelle autre vague. Il faut imaginer un mur d’eau de sept mètres de haut qui se brise juste au-dessus d’un récif accidenté. Cet endroit ne pardonne pas. Il m’est arrivé plusieurs fois de casser la figure à des gens qui ne respectaient pas les règles, notamment des touristes qui coupaient la priorité aux locaux…»
Pour Alena, il est clair que l’ordre et le respect sont nécessaires à la bonne marche du surf désormais: «Et c’est à Hawaii que ces deux valeurs sont les mieux respectées. Personne n’essayera de voler une vague. Par contre, gare à celui qui la rate. Autant sortir de l’eau tout de suite car la prochaine sera irrémédiablement prise par quelqu’un d’autre » Ces règles drastiques sont nécessaires car elles permettent d’instaurer un minimum de sécurité : seuls les plus confirmés chevauchent ces lames difficiles «Comme le niveau est incroyablement haut, on a la certitude que personne ne va lâcher sa planche en mettant les autres en danger », constate encore la surfeuse suisse. Mais La North Shore fait figure d’exception dans le monde du surf. Partout ailleurs, c’est plutôt l’anarchie.
Le surf est un sport solitaire. Du coup, Le principal danger vient souvent d’amis qui décident d’affronter les vagues en groupe. Alena Ehrenbold se souvient d’une séance de glisse mexicaine un peu compliquée « Nous étions trois ou quatre dans les vagues. Six Brésiliens sont arrivés en même temps et ont fait un peu n’importe quoi. C’était comme si nous partagions le spot avec 50 personnes ! »
La palme du pire comportement revient année après année aux Brésiliens. Leur mauvaise réputation les précède, en particulier parce qu’ils voyagent très souvent en groupe. Nat Young a également été le témoin de situations tendues à Bali : « Normalement, ce sont les Brésiliens qui sont connus pour être les plus agressifs dans le surf. Mais cette année, ce sont des surfeurs russes qui étaient à l’origine des tensions. Le pire c’est que ça n’est pas de leur faute ! Ils n’ont pas conscience de ce qu’ils font. Leur culture du surf est trop jeune, et personne ne leur a inculqué l’étiquette et les règles tacites qui sont pourtant essentielles. »
A l’opposé des Brésiliens, des Russes et des Suisses qui sont obligés de parcourir le monde pour trouver des bonnes vagues, les surfeurs locaux fréquentent toujours le même spot. Sans forcément voir l’apparition de gangs, le «localisme» s’intensifie et les agressions se multiplient.
La tension est à son comble lorsqu’un groupe de locaux cherche à protéger une vague tenue encore secrète. Des menaces peuvent être mises à exécution, surtout lorsque des photographes accompagnent les surfeurs étrangers. Le pire cauchemar des locaux serait de voir ces images faire le tour de la planète sur Internet et les réseaux sociaux en déclenchant l’arrivée de nuées de touristes. Aujourd’hui, certains annoncent la couleur dès la mise à l’eau, en répétant à chaque nouvelle tête : «No Facebook please ! »
«L’agressivité dans le surf est semblable à l’agressivité au volant, assène Nat Young un brin philosophe. On peut faire des parallèles entre les comportements, sur une autoroute ou sur un spot de surf bondé. Si quelqu’un espère être un surfeur au 21e siècle, il doit se montrer compréhensif et patient. Si tu n’arrives pas à trouver la tolérance tu te laisses gagner par la frustration. Cela va à l’encontre du but premier du surf : prendre son pied et passer un moment agréable dans l’eau.»
Au lieu d’éprouver de la nostalgie pour une époque révolue, les surfeurs pourraient diriger leur frustration ailleurs. Il n’est plus rare de voir aujourd’hui des associations de surfeurs qui se dressent contre des développements côtiers, industriels ou privés. La montée du niveau de la mer, la disparition des prédateurs qui profitent aux méduses sont autant de risques qui gênent la pratique du surf. « Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, je crois qu’on a besoin de plus de surfeurs, conclut Nat Young. Parce que plus nous aurons des gens qui passent du temps dans l’eau et la nature, mieux ce sera pour l’avenir de la planète. Pour moi, un bon surfeur est quelqu’un qui éprouve de l’intérêt pour la préservation de l’environnement dans lequel est exercé ce sport. Et en ce moment, nous avons cruellement besoin de ce genre de personnes ».