Sous un ciel teinté de jaune et d’orange, un zodiac flotte paisiblement non loin d’une minuscule île des Caraïbes aux allures de paradis. A son bord, un groupe de plongeurs s’apprête à se jeter dans une eau tiède et calme. Ils profitent des dernières lumières du coucher de soleil pour contrôler leur matériel, car il serait impensable de manquer l’une des plus belles plongées nocturnes du globe. Une fois sous la surface, à l’aide de leur torche électrique, ils partent à la rencontre des tortues marines, des requins des récifs et des poulpes. Mais c’est uniquement lorsque la lumière artificielle est éteinte et que la vue s’est habituée à la pénombre subaquatique que le véritable spectacle commence : les ostracodes, les lucioles des mers, apparaissent. De la taille d’un pépin de tomate, ils émettent une faible lumière blanche et s’accrochent entre eux, ce qui leur vaut le surnom de “colliers de perles”. Au début, c’est le mouvement d’une main ou d’une palme qui déclenche une véritable avalanche d’étincelles, puis petit à petit, chaque plongeur s’imagine être un vaisseau spatial navigant à plein régime au milieu d’une infinité d’étoiles.
De retour sur la terre ferme, les plongeurs se retrouvent autour d’une bière. Ils racontent avec passion leur expérience sans se rendre compte que le bar de plage où ils se sont installés n’existait pas encore il y a une dizaine d’années. Le récent développement de l’île a été fulgurant, et la majorité des beaux hôtels situés en front de mer ont été construits grâce à l’émergence d’un marché très lucratif. Ce petit paradis se trouve, bien malgré lui, à l’épicentre d’une autoroute de la drogue où des fortunes se sont créées très rapidement. Malgré la quantité de palmiers qui ont été plantés pour faire écran, il est difficile de masquer les fruits de ce sale business.
Les Corn Islands (Las Islas de Maíz) sont deux petites îles qui se situent à 80 kilomètres de la côte Est du Nicaragua. La plus grande, simplement nommée Corn Island, compte 10 kilomètres carrés et peut se targuer d’accueillir un aéroport, des usines ainsi qu’une population d’environ 6’000 âmes qui communiquent en mélangeant l’espagnol et le créole anglais. La petite soeur, affectueusement appelée Little Corn Island, est la plus intéressante des deux îles. Elle ne couvre même pas trois kilomètres carrés, est dépourvue de routes et ne dispose d’électricité que quelques heures par jour. Les 1’200 habitants sont fiers de cette vie simple. Ici, pas d’immenses hôtels avec des piscines en béton. « Little Corn Island est de plus en plus populaire au fil des années, me confie Adam Clarke, un anglais qui y habite depuis 7 ans et qui est maintenant en charge du centre de plongée Dolphin Dive. Elle figure souvent dans les classements tels que le top 10 des îles les mieux préservées des Caraïbes. »
Les premiers hommes a avoir profité de l’isolement des deux îles ont été les pirates des Caraïbes au XVIIe siècle. Les légendes d’épaves et de trésors cachés font aujourd’hui encore fantasmer les touristes et les insulaires. Plus tard, les colons anglais ont implanté une lucrative production de coton “Sea Island”, en exploitant des esclaves venus d’Afrique. Les descendants de ces derniers qui ont choisi de rester après l’émancipation au XIXe siècle ont eux mis en place une exploitation de noix de coco. Cette industrie nécessitait cependant beaucoup moins de main-d’oeuvre. La vie sur l’île était dure, mais paisible. Les habitants avaient trouvé leur propre petit coin de paradis.
Le premier changement drastique venu troubler leur quiétude est intervenu dans les années 1960, lorsque le marché de la langouste a explosé. Dans le monde entier, mais surtout aux Etats Unis, les plats confectionnés avec la délicieuse chaire blanche du crustacé sont devenus un signe de richesse. « Lorsque vous interrogez les locaux, explique Adam Clarke, ils vous raconteront qu’il y a une trentaine d’années, le dîner était synonyme de petite balade dans les eaux peu profondes autour de l’île pour attraper une grosse langouste. » Mais après des années de pêche intensive, il est difficile de trouver un spécimen de taille normale. Néanmoins, de véritables fortunes se sont créées en très peu de temps grâce au délicieux crustacé, et de nombreux continentaux sont venus s’installer dans les îles pour tenter leur chance dans la ruée vers la langouste rouge.
La deuxième révolution est arrivée dans les années 1990, et ses répercussions ont été autrement plus dramatiques. Une combinaison unique de vents et courants marins amène n’importe quel objet flottant en mer à s’échouer sur le littoral atlantique du Nicaragua, communément appelé la Côte des Moustiques. Par le plus grand des hasards, les promeneurs et pêcheurs des plages ont commencé à voir apparaître de la “langouste blanche”. C’est ainsi qu’on appelle les paquets de cocaïne échoués sur le sable. La drogue la plus populaire et lucrative du monde est produite dans les pays du Sud, comme la Colombie, mais elle est principalement consommée au Nord, aux Etats Unis. Plusieurs centaines de tonnes transitent par la région chaque année, et les enjeux sont inimaginables.
« Tout a commencé au début des années 1990, analyse Javier Melendez, un Nicaraguayen qui a passé les 20 dernières années à étudier les problèmes sécuritaires ainsi que le crime organisé dans son pays. Il a également fondé l’IEEPP, premier groupe de réflexion sur les problèmes sécuritaires en Amérique Centrale. Il faut se rappeler que dans les années 1980, le Nicaragua était plongé dans une violente guerre civile. La côte atlantique était le théâtre d’affrontements entre la guérilla et les militaires. Il était donc beaucoup trop dangereux pour les narcotrafiquants de faire transiter leur produit dans cette zone. Ils préféraient nettement rallier Miami en avion directement depuis la Colombie ou le Panama. » Par téléphone, Javier m’explique que la période de transition de la guerre civile à la paix et la démocratie a été synonyme d’ouverture au marché de la drogue. La mer est la première responsable, car elle a naturellement poussé le stupéfiant directement dans les mains d’innocentes communautés côtières. Les pêcheurs ne savaient que faire d’une telle marchandise, et un véritable réseau s’est spontanément mis en place pour s’en débarrasser. « A la fin des années 1990, c’en était fini des pauvres pêcheurs qui trouvaient la cocaïne et essayaient de la vendre pour se faire un peu d’argent pour survivre. Des trafiquants locaux travaillaient désormais directement avec les puissants cartels colombiens. »
Javier me propose de prendre une carte du Nicaragua sous les yeux, et il m’indique que, contrairement à ce que je pense, je suis en train de regarder deux pays distincts, avec deux populations drastiquement différentes. Il y a d’un côté les “Gens du Pacifique”, qui tiennent la capitale, Managua, et gèrent l’essentiel des ressources et de l’argent public. De l’autre, on trouve ceux qu’il appelle les “Gens de l’Atlantique”, qui ont toujours été ignorés par l’Etat et qui sont en plus coupés physiquement du reste du pays. Il n’existe aucune route pour rallier Managua à Bluefields, la capitale de la Région Autonome de l’Atlantique Sud. « La moitié du Nicaragua est composée de la partie Atlantique, explique Javier, mais jusqu’à dernièrement elle ne comptait pas plus de 10% de la population nationale. C’est une énorme région sur laquelle les autorités n’ont aucun contrôle. Une situation parfaite pour les narcotrafiquants. »
En toute impunité ou presque, les propriétaires de bateaux de pêche peuvent aider à déplacer la drogue. La jungle épaisse cache de nombreuses petites pistes d’atterrissage. Les criques abritées sont parfaites pour réparer les bateaux et pour permettre à l’équipage de se restaurer et se reposer avant le prochain voyage. Rapidement, les dollars ont commencé à pleuvoir sur les modestes familles de la région. « Avec les années, continue Javier, certaines communautés entières ont considéré les nouveaux barons de la drogue comme des leaders. Finalement, quelqu’un était capable de leur apporter ce que l’Etat leur avait systématiquement refusé. A présent, il y a un énorme décalage, car les “Gens de l’Atlantique” voient les autorités à Managua comme des étrangers qui viennent les opprimer. »
Et la situation ne risque pas de d’évoluer favorablement. Malgré les efforts du gouvernement et la pression que les Etats-Unis mettent sur les pays d’Amérique centrale, il semble y avoir une quantité infinie de cocaïne venant des pays du Sud, et un nombre incalculable de narines prêtes à l’accueillir dans les pays du Nord.
Le marché n’a pas l’intention de changer, mais la logistique, elle, est en perpétuelle évolution. Contrairement aux années 1990, les Caraïbes sont aujourd’hui sous haute surveillance. Pour sa guerre contre la drogue, les NAVY américaine et colombienne disposent de bateaux, d’hélicoptères et d’avions ultra modernes. Du côté des narcotrafiquants, il a fallu s’adapter. Ils utilisent toujours des bateaux de pêche qui tentent de passer inaperçu, mais aussi de petits avions qui volent à basse altitude, ainsi que des sous-marins (voir Sea, Traffic and Drugs). Cela dit, l’utilisation de bateaux go-fast remporte la palme lorsqu’il s’agit de bouger de grandes quantités de stupéfiants. Lorsque l’équipage d’un de ces navires étroits et rapides s’aperçoit qu’il est sur le point de se faire attraper par les autorités, il se dépêche de larguer leur cargaison par-dessus bord. Pas de preuve, pas de problème. Le plan est parfait. La drogue est soigneusement emballée pour survivre à un séjour dans l’eau de mer, et les complices sont avertis de la situation afin qu’une équipe soit prête à récupérer les colis flottants ou échoués sur les plages.
Un hôtelier rencontré sur l’île nous explique les ramifications de tels procédés. Afin de construire ses bungalows, il avait commandé une grande quantité de planches de sapin. Comme presque tous les produits qui sont importés sur les Corn Islands, le bois doit venir par bateau. Il continue: « Après une semaine sans nouvelles, je décide d’appeler mon fournisseur. Ce dernier m’informe que le bois est sur le quai, prêt à embarquer, mais il est à l’heure actuelle impossible de trouver le moindre matelot. Tous les gens sachant naviguer sont partis en mer récupérer une cargaison de langouste blanche qui flotte quelque part. »
Une des connaissances de l’hôtelier a récemment trouvé une de ces fameuses langoustes blanches, échouée sur la plage de Little Corn Island. Ne sachant pas que faire de 20 kg de cocaïne pure, il l’a ramenée à ses risques jusque sur le continent. Là-bas, il a réussi à vendre le colis pour 27’000 dollars, une véritable fortune au Nicaragua. En Europe, et pour autant qu’il soit possible de le vendre en petits sachets, une telle quantité vaut plusieurs millions d’euros.
Javier Melendez s’en désole : « De telles sommes d’argent dans une région aussi pauvre, permettent aux trafiquants non seulement de s’acheter la fidélité des habitants, mais également celle de la police, des militaires et des politiciens. La corruption est telle, que plusieurs cas de financement de campagnes politiques ont été prouvés. Les Seigneurs de la drogues s’achètent ainsi une forme d’immunité. » Dans un rapport daté de 2014 intitulé “Elites, crime organisé et érosion de l’Etat du Nicaragua”, co-écrit par Javier Melendez, figure le contexte de l’arrestation de Ted Haymann. Ce dernier était jadis un petit pêcheur de Bluefields. Après avoir patiemment gravi les échelons du milieu, Ted Haymann est devenu l’homme le plus puissant de la Côte des Moustiques. Son arrestation a choqué la communauté locale, qui a été jusqu’à manifester pour sa libération. La sentence du baron de la drogue a été saluée par les différentes organisations internationales qui ont travaillé à sa capture. Or, le lendemain, il était déjà remplacé à la tête des opérations de l’empire de la cocaïne.
Les Corn Islands ont également subi une troisième et dernière petite révolution. Lorsque dans les années 1990, le Nicaragua est devenu l’un des pays les plus sûrs d’Amérique Centrale, les touristes du monde entier ont commencé à affluer. Les récits de vagues parfaites sur la côte Ouest, de jungle tropicale poussant sur les flancs de volcans au centre du pays, ou de petites îles presque vierges dans les Caraïbes n’ont pas longtemps résistés aux masses en mal de sensations fortes et de beaux paysages. Mais la violence qui accompagne le trafic de drogue est tout de même capable d’atteindre ce genre de paradis extrêmement isolés. En 2008, et pour la première fois dans l’histoire de l’île, un meurtre commandité par les barons de la drogue s’est déroulé sur Little Corn Island. Un vrai scénario pour un mauvais film de gangster ! Walter Hunter, un habitant de l’île qui était un joueur de baseball connu, est tombé dans un traquenard alors qu’il rentrait chez lui à pied. Il a été criblé de balles. Selon les rumeurs, il aurait ”égaré” un cargaison de 35 kilos de cocaïne, et les trafiquants ont décidé d’en faire un exemple. Le message est limpide: « Même sur une petite île tropicale perdue au milieu de nulle part, nous vous retrouverons. »
Même si les touristes n’ont rien à craindre, ils sont tout de même rappelés à la triste réalité lorsqu’ils descendent du bateau et se retrouvent face au petit mémorial consacré à ce joueur de baseball qui se croyait plus malin que les narcotrafiquants. Il est aujourd’hui très facile de trouver de la bonne coke sur les îles, et de faire la fête toute la nuit dans les bars à la mode et les hôtels qui longent la belle plage de sable blanc. Mais attention, car il suffit d’un faux pas pour se retrouver en train de flotter parmi les ostracodes, transformé en nourriture pour poissons.