La fin de la Grande Barrière de corail ?

La bataille d’Abbot Point

«Imaginez 150 000 camions bennes l’un derrière l’autre, parechoc contre parechoc sur 2000 kilomètres, explique Richard Leck, le responsable de la campagne «Fight for the Reef» du WWF australien. Maintenant, imaginez ces camions remplis au maximum de leur capacité, et vous obtenez le volume que représente trois millions de mètres cubes de boue de dragage. C’est cette quantité qui va être déversée au coeur du parc de la Grande Barrière de corail, patrimoine mondial de l’UNESCO. L’accord vient d’être approuvé par l’instance dirigeante du parc marin, fin janvier 2014 !»

Fait d’autant plus surprenant, l’instance dirigeante que Richard Leck mentionne est la Great Barrier Reef Marine Park Authority, ou GBRMPA, en charge de protéger la Grande Barrière. Fondée en 1975, elle est établie dans le Queensland, au nord-est de l’Australie. Ces derniers mois, son conseil d’administration a subi de très importantes pressions car la situation devient critique pour l’icône internationale sous-marine.

L'actuel port de charbon d'Abbot Point. Son extension est au coeur de la controverse © Tom Jefferson / Greenpeace

Afin de pleinement comprendre les événements récents, retournons au mois de juin 2013. Suite à la démission du Premier Ministre australien Julia Gillard, qui dirigeait le pays depuis 2010, le monde politique de l’état insulaire était au bord du chaos. Tony Abbott, président du parti libéral, remporte finalement les élections. En septembre, il devient le 28e Premier Ministre australien et ce, pour une période de trois ans. Dans l’histoire du pays, le gouvernement Abbott est devenu en moins de six mois le plus hostile en matière d’environnement.

Tout commence en décembre 2013, lorsque le ministre de l’environnement, Greg Hunt, revient sur une des promesses électorales. Il s’agissait d’envoyer un bateau de contrôle des pêches dans l’océan austral afin de surveiller les activités de chasse à la baleine pratiquée par les Japonais entre l’Australie et le pôle sud. Au grand dam de l’ONG Sea Shepherd, très active sur le sujet depuis une dizaine d’années, le navire australien de contrôle ne quittera jamais son port d’attache.

En janvier 2014, au nom de la sécurité des baigneurs, l’état d’Australie-Occidentale planifie le massacre de grands requins blancs, une espèce pourtant menacée. Moins d’un mois plus tard, en février, la demande est faite à l’UNESCO de retirer la candidature formulée par le précédent gouvernement d’inclure sur la liste des sites protégés les forêts anciennes de Tasmanie, abritant des arbres comptant parmi les plus grands de la planète.

Mais la décision la plus controversée est prise en décembre 2013. Une semaine avant Noël, Greg Hunt approuve une proposition du North Queensland Bulk Ports demandant l’agrandissement du port d’exportation de charbon d’Abbot Point. Ce terminal charbonnier, en passe de devenir l’un des plus grands du monde, n’est situé qu’à 50 kilomètres des îles sauvages Whitsunday, l’un des joyaux du parc marin de la Grande Barrière de corail.

Banière de protestation contre l'extension du port d'Abbot Point © Tom Jefferson / GreenpeaceEntre 2012 et 2013, 11 000 navires de commerce ont emprunté les chenaux du parc marin, dont la superficie est équivalente à celle de l’Italie. Une situation très périlleuse pour la faune et la flore du parc, car si les projets d’extension des cinq ports charbonniers sont approuvés, ce nombre de navires va plus que doubler, augmentant sensiblement le risque de collisions et de catastrophes écologiques majeures.

Depuis cinq ans, un conglomérat de sociétés minières australiennes et indiennes veut exploiter le bassin géologique de Galilée. Situé dans l’ouest du Queensland, il représente un véritable Eldorado moderne du charbon, faisant miroiter de nombreuses promesses d’emplois et une réussite économique pour le pays. Des objectifs que le premier ministre Tony Abbott souhaite à tout prix atteindre, peu importe les risques environnementaux. Ce que le gouvernement ne précise pas en revanche est la clé de répartition des profits générés. Plus des trois quarts iront directement aux mains des propriétaires des mines, indiens pour la plupart.

Le principal problème du bassin de Galilée, comme pour l’essentiel des territoires australiens, est son isolement. Situé à 500 kilomètres de la côte la plus proche, il n’existe aujourd’hui aucune infrastructure, même élementaire. Dès lors, le conglomérat minier a décidé de construire un aéroport, des routes, un système hydraulique complet, ainsi que des centaines de kilomètres de voies de chemin de fer. Le charbon sera transporté en train jusqu’aux ports comme celui d’Abbot Point, d’où il partira en mer vers la Chine et l’Inde, les deux plus grands importateurs actuels de charbon dans le monde.

La main d’oeuvre pour l’exploitation du charbon pose un autre problème. Pour les non-Australiens, le concept du «Fly-in, Fly-out» ou «FiFo» reste méconnu. Il s’agit de la catégorie de population se rendant sur son lieu de travail en avion, et vivant sur place pour une période prolongée. En général, un employé «FiFo» vit et travaille en suivant des rotations de trois semaines ; deux semaines de travail pour une de repos. Pour exploiter le bassin de Galilée, la demande de main d’œuvre FiFo risque d’être gigantesque car cinq des neuf «super-mines» prévues sont chacune plus grande que l’actuelle tenante du record de taille des mines australiennes.

L'une des mines du Queensland. Celle-ci fait parti du bassin Bowen à l'Est du bassin de Galilée © Tom Jefferson / Greenpeace

De récentes études ont mis à jour une corrélation entre le train de vie «FiFo» et un nombre important de problèmes de société et de santé : le stress généré par de longues heures de travail, la nourriture malsaine, l’alcool, les drogues, l’éloignement des proches… constituent quelques uns des facteurs plus que préoccupants de ce rythme de vie.

Largement opposée au projet industriel, l’industrie du tourisme du Queensland craint pour son avenir. La plupart des 67 000 employés de ce marché, vivant eux près de leur lieu de travail, pèsent quelques 5,4 milliards de dollars australiens (soit 3,5 milliards d’euros) par an. Contrairement à un boom minier temporaire, le tourisme s’envisage lui sur le long terme ; pour autant bien sûr que la barrière corallienne reste en bonne santé.

Raison pour laquelle le débat est si tendu depuis fin 2013. En approuvant la décharge de ces trois millions de mètres cubes de boue, la GBRMPA, qui est l’organe suprême responsable de la préservation de la Grande Barrière, inquiète les industries du tourisme et de la pêche. La déception est également immense pour les ONG ainsi que pour les locaux qui luttent contre l’agrandissement du port d’Abbot Point. Les sédiments d’un tel chantier pourraient étouffer les coraux et les prairies sous-marines en les exposant à des niveaux trop élevés de nutriments.

«Utiliser la Grande Barrière de corail comme décharge n’est tout simplement pas acceptable, explique Richard Leck. Ce qui nous dérange dans cette histoire n’est pas le développement industriel en tant que tel, mais la manière dont ce développement est envisagé. Ces millions de tonnes de boue ne concernent que la première étape de l’extension d’Abbot Point. Il y a toute une série d’autres projets de développement en cours pour plusieurs autres ports de la côte. Ces projets nécessitent des dragages de boue en quantités bien plus élevées que celle dont nous parlons aujourd’hui. Nous craignons qu’en donnant l’accord pour l’extension d’Abbot Point, l’autorité va faciliter les futures demandes de développements.»

Plus inquiétant encore, les accidents d’ordre écologiques rencontrés sur les chantiers passés ne semblent pas avoir influencé la récente approbation d’Abbot Point.

Dans le parc marin inscrit au patrimoine mondial, bien qu’un peu au sud de la Grande Barrière de corail, se trouve la ville de Gladstone et son port industriel tristement célèbre pour la communauté locale. En 2011, afin d’agrandir le chenal de navigation, il a été décidé de draguer les fonds marins et de construire une digue avec les tonnes de boue prélevées. Pour des raisons qui restent encore à être identifiées par l’enquête en cours, l’étanchéité du mur semble avoir été compromise, entrainant une fuite de produits toxiques, notamment des éléments acides, dans le milieu marin. Les pêcheurs locaux ainsi que les écologistes affirment que certains dauphins, tortues, lamantins et crabes du delta sont morts suite à l’exposition aux boues toxiques.

Le port industriel de Gladstone © Tom Jefferson / Greenpeace«Comment se fait-il qu’un nouvel accord soit donné pour la décharge de boue dans un système corallien, alors que nous sommes toujours en train d’enquêter sur les raisons du désastre précédent ?» se demande la sénatrice Larissa Waters, porte-parole du parti écologiste australien. «Nous ne pouvons pas accepter que la catastrophe pour les pêcheurs et le secteur du tourisme de Gladstone se reproduise dans la Grande Barrière de corail. La mort d’animaux marins ainsi que le développement d’épidémies et de malformations chez certains poissons ont été quelques unes des conséquences dramatiques des travaux du chenal de navigation de Gladstone.»

Fait troublant à Abbot Point, le dragage et le déversement de la boue ne sont pas les seules possibilités qui permettent l’agrandissement des capacités d’exportation. Un document officiel de la GBRMPA démontre très explicitement que deux possibilités moins risquées existent mais ont été écartées. La première serait de déplacer les boues dans une décharge terrestre. La seconde serait de prolonger le quai de commerce actuel.

«En allongeant le terminal, explique Richard Leck, il devient alors possible de presque complètement éviter les travaux de dragage. Mais cette option n’a jamais été sérieusement envisagée, en partie à cause de son coût. Pourtant, en comparant le coût de prolongement du quai avec les coûts de création des mines et la construction de la voie de chemin de fer par exemple, on se rend compte qu’il ne s’agit que d’une fraction du budget total du projet. La GBRMPA, le gouvernement fédéral et régional connaissaient parfaitement les différentes options possibles. Ils ont approuvé malgré tout la solution dont les risques importants pourraient être évités !»

Interrogée sur le sujet, la GBRMPA se dédouane aisément : En tant qu’autorité en charge du parc marin, elle n’est tout simplement pas habilitée à imposer une décharge à terre, encore moins un agrandissement d’infrastructures portuaires. «Nos pouvoirs nous permettent de rejeter ou d’approuver une demande de projet situé dans le parc marin» explique Russell Reichelt, le président du conseil d’administration de la GBRMPA. «Sur la base des données scientifiques à notre disposition, nous avons donné notre accord pour l’expansion d’Abbot Point avec des conditions, car les impacts potentiels d’une décharge au large sont gérables et qu’aucune répercussion négative sur le long terme n’est attendue pour le site classé au patrimoine mondial.»

Dans un autre communiqué disponible sur leur site internet, la GBRMPA explique qu’en tant que port en eau profonde exploité depuis presque 30 ans, Abbot Point est le candidat idéal pour entreprendre une expansion. De plus, la boue qui serait draguée est composée à 60% de sable et 40% de limon et d’argile. Selon les tests scientifiques diligentés par la GBRMPA, aucune trace de produit toxique n’a été décelée à ce jour.

Afin de s’assurer de la préservation de la valeur exceptionnelle de la Grande Barrière de corail, la GBRMPA a imposé des conditions particulièrement strictes au projet d’Abbot Point. Le site de décharge doit par exemple correspondre presque à l’identique au site de dragage. De plus, le site qui a été choisi se situe à 40 kilomètres du récif le plus proche, mais toujours dans le parc marin. Le déchargement n’est autorisé que dans un périmètre de quatre kilomètres carrés, où aucun corail ni prairie sous-marine n’est présent. Les boues ne pourront être immergées que par étapes sur une période de trois ans, et exclusivement entre mars et juin (l’automne austral), soit la période ou les coraux ne fraient pas et les prairies sous-marines vivent au ralenti.

Tableau présentant les trois options à disposition pour le développement d'Abbot Point. La dernière ligne donne les recommandations de l'enquête © GBRMPA

Malgré ces conditions draconiennes, une majorité d’Australiens sont scandalisés et souhaiteraient une interdiction pure et simple de déchargement dans le parc marin de la Grande Barrière. Etant donné le soutien du public qu’elle reçoit depuis le début de la campagne, l’ONG WWF Australie a décidé de créer un fonds pour contester devant les tribunaux le récent accord.

Ce n’est pas la seule bataille légale en cours. Deux actuels membres du conseil d’administration de la GBRMPA sont soupçonnés de conflit d’intérêt et une enquête a été ouverte. Tony Mooney occupe un poste à la tête de la société Guildford Coal, qui travaille dans l’industrie du charbon dans le nord du Queensland. Jon Grayson possède quant à lui des parts dans l’entreprise Gasfields Water and Waste services, créée en juin 2013. Cette société bénéficierait grandement d’un agrandissement des ports d’exportation comme Gladstone et d’autres projets d’extension de ports. Plusieurs documents prouvent que ces deux membres de la GBRMPA ont aidé à l’approbation de développement de ports de commerce. Le résultat de l’enquête initiée par Greg Hunt n’a pas encore été publiquement révélé, mais Richard Leck en conclu qu’«indépendamment des conflits d’intérêts présumés, on est en droit de se demander si il est approprié qu’une personne travaillant pour l’industrie du charbon siège au conseil d’administration du parc de la Grande Barrière.»

Il se pourrait aussi que d’autres facteurs viennent contrarier les projets d’extensions portuaires.

Tout d’abord, les investissements dans le charbon ne sont plus aussi prometteurs qu’il y a quelques années. Deux des plus grandes banques dans le monde, l’américaine Goldman Sachs ainsi que la suisse UBS, ont publié des rapports concordants qui ne prêtent pas en faveur d’une exploitation du bassin de Galilée. «La fenêtre pour investir dans de nouvelles mines de charbon est en train de se refermer. Raison pour laquelle, nous déclassons la rentabilité du charbon à 85 dollars la tonne pour 2015,» précise le rapport détaillé de Goldman Sachs. Une autre étude estime pour sa part que la rentabilité du bassin de Galilée se situe à 100 dollars la tonne de charbon. Si l’analyse de Goldman Sachs se confirmait pour 2015, l’exploitation du charbon australien ne serait donc pas rentable.

Autre élément contrariant pour les industriels du charbon, le Sénat australien a approuvé en mars 2014 une motion non contraignante invitant le ministre de l’environnement Greg Hunt à revenir sur sa décision favorable au dragage d’Abbot Point. «Le Sénat ainsi que la communauté envoient un message fort à l’administration fédérale qu’il n’est pas acceptable d’utiliser un site inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO comme décharge», a commenté la sénatrice Larissa Waters.

Finalement, le Comité du patrimoine mondial pourrait décider de placer la Grande Barrière de corail sur la liste des sites en danger. Roni Amelan est le responsable presse de l’UNESCO pour les affaires traitant du patrimoine mondial : «A ce jour, il est impossible de dire si la Grande Barrière sera inscrite sur la liste des sites en danger. Suite à la demande du Comité, le gouvernement australien a récemment remis un rapport qui explique les efforts fournis par l’état du Queensland afin de garantir la santé du système corallien. Lorsque le Comité se réunira à Doha en juin 2014, il étudiera le rapport et prendra les décisions en conséquence.»

Zones humides à proximité du port d'Abbot Point. Il est probable qu'un développement industriel dans la région vienne rompre l'équilibre fragile de ces étendues sauvages © Tom Jefferson / GreenpeaceLe Comité du patrimoine mondial est une autorité morale. Elle n’a pas de pouvoirs contraignants sur ses membres. L’UNESCO reste impuissante sans la coopération de l’état qui a formulé la requête initiale pour qu’un site soit classé au patrimoine mondial. Les effets d’un déclassement en «site en danger» ne sont pas clairs, car chaque site est unique et nécessite des actions adaptées. Mais Roni Amelan mentionne que «par le passé, l’inscription à la liste des sites en danger a fourni des résultats concluants, surtout en matière de sensibilisation et de mobilisation».

«La Grande Barrière de corail fait figure de merveille marine dans le monde entier, conclut Richard Leck. Si elle est placée sur la liste des sites en danger, il est fort à parier que les gens qui ont prévu de la visiter dans le futur vont se demander si la qualité de l’expérience attendue sera au rendez-vous.»

Un fait déjà constaté par Jacquie Sheils, une biologiste marine qui participe à des tours guidés dans les îles Whitsunday : «Au début, les gens venaient pour voir de leur propres yeux cette icône internationale. Maintenant, ils viennent car ils veulent voir la Grande Barrière avant qu’elle ne meure. Il y a cinq ou six ans encore, jamais nous n’entendions ce discours. A présent, nous l’entendons tous les jours.»

 

Envie d’en savoir plus ? Le site internet (en anglais uniquement) de la GBRMA est très complet avec de nombreuses informations sur le projet d’Abbot Point, dont des cartes et les lieux prévus pour le dragage et la décharge.

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