enfer au paradis des chagos
Eaux troubles protégées
La terre du littoral somalien au nord de Mogadiscio est réputée pour être particulièrement aride et inhospitalière. Mais ce n’est pas le cas du fond marin. La vénérable tortue marine numéro 61811 se délecte des algues qui abondent. Le reptile marin 61811 est célèbre : en 2013, il a réalisé la migration enregistrée la plus longue de l’histoire pour une tortue adulte : un périple ahurissant de 3’979 kilomètres sans s’arrêter. 61811 a nagé durant plus de 60 jours avec une seule idée en tête : se remplir la panse d’algues somaliennes.
Une fois rassasiée et satisfaite, elle retournera d’où elle vient pour la saison des amours : une plage digne d’une carte postale sur la côte est de Diego Garcia, dans l’archipel des Chagos. Un endroit protégé où son espèce menacée peut s’épanouir et prospérer.
L’archipel isolé a été récemment encapsulé dans une gigantesque réserve marine, où des conditions extrêmement strictes ont été mises en place. « Il s’agit de la plus grande réserve marine protégée du monde, nous apprend Elisabeth Whitebread, membre du conseil d’administration du trust visant à protéger les Chagos. Selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) il y a six catégories de régions protégées. Les Chagos sont classés dans la plus stricte, avec une zone de 640’000 kilomètres carrés complétement protégée. » Soit une zone faisant deux fois la taille de la Grande-Bretagne.
Le sanctuaire est tellement grand qu’il représente à lui seul la moitié de l’ensemble du territoire océanique déjà protégé. Son état de conservation est incomparable et ses eaux tropicales offrent une rare et précieuse vision d’un biotope peu influencé par les êtres humains. Rien n’a plus de sens que de protéger ce qui pourrait être une des dernières parcelles riches en biodiversité de la planète, un endroit où la pollution, les déchets issus de l’agriculture et les touristes n’existent pas.
Depuis avril 2010 et la création de la réserve naturelle des Chagos, 61811 peut poursuivre sa mission d’approvisionnement en toute quiétude. Quand elle reviendra, la plage qui lui sert de nid sera comme elle l’a laissée. Avec d’autres tortues marines menacées d’extinction, les eaux de la réserve abritent également plus de 800 espèces de poissons et une cinquantaine d’espèces de requins et de raies qui comptent pour beaucoup dans la survie de leurs espèces. Pourtant, l’établissement de ce parc marin a suscité de nombreuses tensions.
Les pêcheurs n’acceptent pas d’avoir été écartés de la formidable biomasse qu’offre la réserve. D’ailleurs, certains braconniers des mers qui n’ont pas pu résister à l’appât du gain remplissent déjà la prison du BIOT, située sur l’ile de Diego Garcia. « Les braconniers viennent pour la plupart du Sri Lanka, ils recherchent notamment des concombres des mers. Avant la création de la réserve, des dizaines de milliers de requins étaient tués chaque année lors de captures accidentelles. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et il s’agit probablement de notre plus grande victoire », explique Elisabeth Whitebread.
Dans le monde marin, tout est lié. Une population élevée de requins et de concombres de mer contribue à la bonne santé générale du récif, qui en retour abrite une importante population de poissons. La qualité des eaux de la réserve est inégalée, contribuant également à la résilience du récif. « La qualité d’un récif ne peut pas être vraiment régulé, a affirmé le professeur Charles Sheppard durant le cycle de conférences « Consumer Culture Theory » (CCT) en 2013 à la société de zoologie de Londres. Néanmoins, les activités humaines néfastes peuvent être contrôlées. Le phénomène El Niño de 1998 a causé de nombreux dommages aux coraux de l’océan Indien. Nous avons enregistré des blanchiments massifs. Aujourd’hui, les coraux de la réserve sont en bien meilleur état que dans n’importe quel autre endroit de l’océan. Selon notre étude réalisée en 2012, les récifs sont dans le même état qu’en 1978, grâce entre autre à la pureté des eaux.»
Le professeur Sheppard, président du CCT, a dédié les 40 dernières années de sa vie à la recherche et à la conservation de l’archipel des Chagos. Il s’est spécialisé dans les stratégies de défense que peuvent développer les écosystèmes marins pour faire face aux changements climatiques. A bord du Pacific Marlin, il est à la tête des expéditions de recherche qui permettent aux scientifiques d’explorer les meilleures possibilités de préserver les parties les plus dégradées des océans. « L’archipel des Chagos fournit un laboratoire vivant unique, qui fait le bonheur de la communauté scientifique. Chaque expédition nous permet de collecter des informations rares et précieuses. »
Au cours de ces quatre dernières années, chaque expédition scientifique dans la réserve naturelle des Chagos a accueilli un membre de la communauté chagossienne. Cette opération nommée « Outreach Program » est dédiée à l’intégration de Chagossiens dans le processus de conservation. Ce n’est que récemment que la communauté exilée a eu connaissance du travail effectué aux alentours de son île natale. «Nous avons pris part au programme durant plusieurs mois, nous racontent Pascaline et Esther Cotte, deux sœurs issues de la communauté îloise installée en Grande-Bretagne. Durant les weekends, nous avons appris beaucoup de choses sur les poissons, les oiseaux et les algues que nous avons collectés pour nos échantillonnages en laboratoire. Nous avons suivi le professeur Sheppard sur le Pacific Marlin. Le programme permet de créer un lien entre le CCT et notre communauté ». Quand on leur demande si elles accepteraient de vivre sur les îles si elles en avaient l’opportunité, Pascaline répond par l’affirmative mais s’empresse d’ajouter qu’il lui faudrait trouver une occupation professionnelle, comme travailler pour la réserve. Esther par contre était heureuse de voir la beauté de l’île de ses propres yeux mais n’a aucune envie de retourner vivre aux Chagos. Néanmoins, elles sont toutes les deux enchantées de faire partie de l’aventure.
Pourtant, jusqu’en 2010, ce n’était pas le cas. « Dans le monde entier, quand une réserve naturelle est créée, la population locale est toujours impliquée, rappelle Richard Dunne, un avocat britannique qui représente les Chagossiens. Mais en ce qui concerne les Chagos, les natifs ont été clairement mis de côté. La réserve est née sans qu’ils soient consultés. »
Pour Elisabeth Whitebread, « l’idée de créer une réserve aussi étendue et hautement protégée est assez récente ». Le réseau de conservation de l’environnement des Chagos a rapidement vu le jour. Il est constitué de neuf institutions et il est basé en Grande-Bretagne. C’est la fondation Bertarelli, basée en Suisse, qui a fourni les financements nécessaires à la création et au fonctionnement du parc durant les cinq premières années. La « PEW Charitable Trusts », l’une des plus importantes organisations non-gouvernementale, a également appuyé le projet en finançant une campagne de relations publiques. Tous ces efforts ont fini par payer. Dans la foulée, de nombreux politiciens britanniques se sont mis à soutenir le projet. La réserve marine a été officiellement enregistrée en avril 2010 par le diplomate britannique Colin Roberts, délégué du British International Ocean Territory (BIOT) et David Milliband, qui était alors Secrétaire des affaires étrangères.
Bien que les politiciens souhaitent avancer rapidement sur ce projet, plusieurs diplomates ont conseillé aux autorités britanniques de ne pas se précipiter. Des emails publiés récemment ont prouvé que les autorités britanniques avaient joué un double jeu dans la création du parc marin. Andrew Allen, à la tête de la région du « Southern Ocean » au sein du secrétariat des affaires étrangères du Commonwealth écrit dans l’un de ses courriers : « Cette approche (au pas de charge, ndlr) risque de devenir un sujet politiquement compliqué. » Plus loin, il semble regretter que la décision de créer cette réserve ne s’appuie pas « sur la consultation d’experts et du public ». Des régrets largement justifiés.
Sans prendre notes de ces conseils, David Miliband a validé rapidement la création de la zone protégée, juste avant la fin de son mandat en tant que secrétaire des affaires étrangères. En plus de ces emails, des procès-verbaux de séances organisées avec des diplomates américains, gardés secrets jusqu’à leur publication par Wikileaks en 2011, viennent confirmer que la zone protégée a été créée dans un but très clairement politique. Les échanges, échelonnés en plusieurs rendez-vous entre Colin Roberts, le délégué du BIOT, et son homologue américain, ne laissent planer aucun doute. Dans un des documents, Roberts affirme que « Le gouvernement de sa Majesté est sous la pression des Chagossiens et de leurs avocats afin d’obtenir un droit de retour permanent. Néanmoins, il n’y aurait aucune trace de « vendredis » sur les iles inhabitées du BIOT. La création d’une réserve marine mettra un terme aux exigences chagossiennes car le lobby environnemental britannique est bien plus puissant que les avocats des Chagossiens. » Les autorités britaniques ont donc bel et bien utilisé la création de la réserve naturelle pour régler la question du retour des Chagossiens en dehors des tribunaux.
Le document rendu public par WikiLeaks, a également révélé les inquiétudes de la part des autorités américaines concernant la réserve : « La zone désignée pour l’établissement de la réserve dans quelques années, pourrait créer un questionnement de la part du public à l’égard de l’usage militaire du BIOT. » Robert aurait acquiescé, en répondant que « La raison première du BIOT est de garantir la sécurité, et il a rempli son rôle, bien plus que quiconque n’aurait pu l’imaginer dans les années 1960. »
Elisabeth Whitebread tente d’expliquer comment une base militaire peut coexister avec une réserve marine : « Diego Garcia, ainsi qu’une zone de mer s’étendant à 3 milles nautiques autour de l’ile, sont exclus de la réserve. C’est un trou au milieu de la réserve qui permet au personnel de la base de continuer à effectuer leurs opérations, tout en étant autorisé à pêcher le weekend ». Whitebread ajoute que les opérations militaires ont causés des dégâts minimes aux récifs de coraux de Diego Garcia. « Comparé aux autres récifs de l’océan Indien, endommagés par la pollution et les déversements dus à l’agriculture, les récifs de Diego Garcia sont en bien meilleur forme. »
Avec cette condition qui tombe à pic pour les Etats-Unis, la réserve a été autorisée à être créée. Cette décision ne convenait pas à tout le monde. A commencer par les autorités mauricennes qui lorgnent toujours sur le droit de souveraineté des Chagos. Le gouvernement mauricien affirme que le détachement de l’archipel durant l’année 1965 allait à l’encontre la résolution de l’assemblée générale des Nations Unies no 1514, qui bannit toute fracture de colonies datant d’avant l’indépendance. De plus, il conteste la légalité de la réserve vis à vis des droits de pêche de Maurice et des Chagossiens. Le litige a été ammené devant la cour. Richard Dunne représente Olivier Bancoult et les Chagossiens lors de ce nouveau procès. L’avocat ne se fait aucune illusion : « si la réserve a été créée avec pour but principal la conservation de l’environnement, cela aurait été convenable. Mais si c’était vraiment le cas nous ne serions pas encore en train de faire valoir nos droits face à la justice. Nous combattons la création de la réserve car la Grande-Bretagne n’a jamais pris en considération les droits de pêche des Chagossiens. De plus, la Grande-Bretagne a le devoir de promouvoir l’économie de ses territoires. En mettant fin au droit de pêche des insulaires, la Grande-Bretagne va à l’encontre de ses devoirs. »
Chagossiens et Mauriciens ont utilisé les documents révélés par WikiLeaks devant la cour de justice, mais ils ne seront jamais pris en compte. La Convention de Vienne protège les échanges diplomatiques qui ne peuvent pas constituer des preuves dans les tribunaux. Une fois de plus, les Chagossiens en sont réduits à serrer les dents et à ravaler leur colère.
Pourtant de nombreux Îlois se montrent en faveur de la réserve naturelle, comme le démontre le rapport publié fin 2014 par KPMG, l’entreprise engagée pour étudier la faisabilité du retour des insulaires dans leur archipel. Le document stipule que « la communauté chagossienne est sensible à la dimension écologique. Elle est prête à s’investir activement dans la préservation de l’environnement du BIOT ». Beaucoup de Chagossiens ont exprimés leur désir de travailler en tant que surveillants écologiques par exemple. Une possibilité qui leur permettrait de vivre et de travailler sur la terre de leurs ancêtres, tout en contribuant à la préservation de l’endroit.
Richard Dunne rappelle que les îles ont connu d’importants problèmes vis-à-vis des rats. Ils sont arrivés sur les bateaux et les épaves depuis le XVIème siècle et ont rapidement constitué une menace pour les nids d’oiseaux. Afin de s’en débarrasser, des petits groupes de volontaires occupent une île à la fois et capturent le plus de rats possibles. Ils restent jusqu’à ce qu’ils pensent que les rats ont disparu de l’île et ensuite se déplacent sur la suivante. Malheureusement, les rats reviennent systématiquement. Dans le cadre de ce genre de mission, une main d’œuvre importante est nécessaire.
Il est plus qu’incertain que le rapport de KPMG et la fin du bail américain de Diego Garcia en 2016 changeront le destin des Chagossiens. Le retour sur leur terre d’origine leur est toujours refusé, malgré un très large soutien. Cet épisode honteux de la décolonisation britannique pèse encore sur le destin de nombreuses personnes comme Bernadette Dugasse ou Oliver et Rita Bancoult.